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Redécouvrez notre Long format : Arenberg, voyage au coeur de l'enfer

Laurent Vergne

Mis à jour 13/04/2019 à 18:16 GMT+2

Il y a deux ans, nous vous avions proposé de découvrir la Trouée d'Arenberg. 2400 mètres d'un tunnel enserré dans ses parois végétales, où le danger et le dépassement de soi atteignent des sommets inégalés. Un secteur hors normes, intrigant et fascinant. Redécouvrez notre Long format.

La trouée d'Arenberg, un enfer dans l'enfer

Crédit: Eurosport

"C'est de la connerie cette course. Vous travaillez comme un animal, vous n'avez même pas le temps de pisser, vous vous pissez dessus. Vous vous retrouvez dans la boue, c'est de la merde". Ce 14 avril 1985, Theo De Rooij, comme tant d'autres, a été contraint à l'abandon dans Paris-Roubaix.
Epuisé, couvert de poussière, le corps endolori, le Néerlandais est interviewé par CBS Sports. A chaud, au micro du journaliste américain John Tesh, il déclame cette virulente tirade contre cette épreuve que même un garçon comme Steffen Wesemann, qui a pourtant terminé deux fois sur le podium, qualifiera un jour "d'anormale". Mais quand, dans la foulée, Tesh lui demande s'il y remettra les pieds, De Rooij formulera cette merveilleuse réponse : "Évidemment, c'est la plus belle course du monde".
Le coureur batave a tout dit de la Reine des classiques. Ce curieux alliage d'attraction et de répulsion forge l'ADN de la "Pascale". La raison d'être du cyclisme, c'est d'abord la faculté de chacun à repousser ses propres limites et son seuil de tolérance à la souffrance. Aucun autre événement au monde ne permet mieux de se frotter à ce défi que Paris-Roubaix, quelque part entre courage et folie.
Et tout au long de ce tracé hors normes, cet enjeu n'est jamais aussi prégnant que dans les 2400 mètres de la Trouée d'Arenberg. En moins d'un demi-siècle, ce lieu fascinant à bien des égards est devenu à la fois le secteur pavé le plus redouté mais, bien au-delà, l'incarnation même de l'identité de Paris-Roubaix. C'est son histoire, sous toutes ses facettes, que nous vous invitons ici à appréhender. Attention, l'enfer est devant vous.
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Paris-Roubaix 2006 : Tom Boonen, maillot de champion du monde sur le dos, à l'attaque dans la Trouée d'Arenberg, avec George Hincapie à ses côtés.

Crédit: AFP


1 - La fondation d'un mythe

John Loudon Macadam n'a pas connu Paris-Roubaix. Mais il a failli le tuer. Né en 1756, disparu 80 ans plus tard à l'aube de la Révolution industrielle, l'ingénieur écossais a changé la nature des transports routiers au XIXe siècle. Son invention a permis une amélioration considérable de la qualité du réseau routier. Mister Macadam est devenu un nom commun, et même un deuxième, la macadamisation. Mais c'est bien à cause de sa géniale trouvaille qu'une des plus célèbres courses cyclistes du monde s'est trouvée menacée dans son existence même, 130 années après sa mort.
Le macadam, c'est l'ennemi juré du pavé. Dans les années 1960, celles de la croissance exponentielle de la voiture, les autorités, gouvernementales comme locales, rénovent à tout va. Les routes pavées, archaïques, disparaissent peu à peu. Le macadam est roi. Pour le riverain, une aubaine. Pour Paris-Roubaix, un poison meurtrier. La cote d'alerte est atteinte en 1965. Sur les 265,5 kilomètres du parcours, seuls 22 demeurent pavés. C'est la nature même de l'épreuve qui se voit attaquée.
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Jacques Goddet, ancien directeur de l'Equipe, du Tour de France et de Paris-Roubaix.

Crédit: Panoramic

Deux ans plus tard, Jan Janssen s'impose à Roubaix... au sprint, en réglant un groupe d'une bonne quinzaine de coureurs. La sélection entre les meilleurs ne peut plus s'opérer, faute de difficultés suffisantes sur le tracé. Pour Jacques Goddet, patron de l'épreuve, trop, c'est trop. "Goddet a explosé", nous explique Pascal Sergent. Ce Nordiste, historien du cyclisme, connait sur le bout des doigts Paris-Roubaix, auquel il a consacré de multiples ouvrages. "C'était un sprint royal, mais il ne pouvait pas imaginer qu'une telle course s'achève au sprint, ajoute-t-il. Il a donc demandé à Albert Bouvet de trouver de nouveaux secteurs pavés, quitte à produire un changement d'itinéraire complet".
C'est là qu'entre en scène Jean Stablinski. Grande figure du cyclisme français, vainqueur de la Vuelta en 1958 et champion du monde en 1962, l'ancien capitaine de route de Jacques Anquetil est un enfant du pays. Il est né, a grandi et toujours vécu dans le Nord. Missionné par Bouvet pour dénicher de nouveaux secteurs pavés pour tout ce qui concerne la partie au nord de Valenciennes, Stablinski pense aussitôt à Wallers-Arenberg.
Pascal Sergent raconte : "Jean a dit à Albert : 'Ecoute, je connais un secteur pavé, mais je ne sais pas si on peut y passer. C'est dans la forêt, à côté des mines.'" Si Stablinski connait si bien l'endroit, c'est qu'il a travaillé à la mine de Bellaing, à quelques hectomètres de là, avant le début de sa carrière cycliste. C'est là que Claude Berri avait tourné dans les années 90 son "Germinal". Un pont minier enjambe d'ailleurs la Trouée d'Arenberg. Jusqu'en 1989, date de la fermeture de la mine, il sera emprunté pour acheminer les schistes jusqu'aux terrils. Ce pont, c'est celui que l'on peut voir peu après l'entrée sur le secteur. "Je dois être le seul coureur à être passé dessus et dessous", plaisantera souvent "Stab".
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La mine, les pavés.... L'histoire locale pèse dans l'aura unique de la Trouée d'Arenberg. (Visuel par Tomski & Polanski)

Crédit: Eurosport

Jusqu'en janvier 1968, des reconnaissances s'opèrent. Reste tout de même à obtenir l'aval du patron de l'épreuve, Jacques Goddet. Pas une sinécure. "Jacques a été horrifié, il me l'a dit un jour, évoque Pascal Sergent. Quand il est allé la première fois sur le site, il s'est dit 'non, on ne peut vraiment pas faire passer les coureurs là.'" Trop dur. Trop dangereux. Trop tout. "Il y a eu un vrai débat entre Jean, Albert et Jacques Goddet. A force de persuasion, Goddet a fini par accepter de faire un essai".
Mais l'emblématique dirigeant du Tour de France et de L'Equipe n'est clairement pas convaincu. Arenberg, pas encore né, déjà en sursis. "S'il y avait eu en 1968 un accident du type de celui de Museeuw ou Gaumont, la Trouée aurait disparu du parcours dès l'année suivante", assure Sergent.
A quoi tient une place dans la légende ? Une intuition, celle de Jean Stablinski, de la persévérance, celle d'Albert Bouvet, et un peu de chance. Tout se passera à peu près bien au cours de cette édition 1968, incitant Goddet à mettre ses réserves de côté. "Il faut vraiment rendre hommage à Jean et Albert, souligne Gilbert Duclos-Lassalle, une des légendes de Roubaix. Jean était un défenseur de Paris-Roubaix, il savait qu'il fallait des secteurs durs. Parce que cette course ne s'imagine pas autrement que par une extrême difficulté. Ça s'appelle 'l'Enfer du nord' quand même."
QUEL EST TON (VRAI) NOM, ARENBERG ?
Arenberg ? Wallers ? Trouée ? Tranchée ? Comment s'appelle ce haut-lieu du cyclisme ? Son nom officiel, celui que l'on trouve sur les cartes, c'est la Drève des Boules d'Hérin. Une drève est une ligne droite carossable bordée d'arbres. "Comment l'appelait-on en 1968 ? On ne l'appelait pas, s'amuse Pascal Sergent. Ce sont les journalistes qui ont fait un peu évoluer le terme au fil des années." Le nom n'a donc pas fait la renommée du lieu. C'est même tout le contraire. Le terme Trouée, répertorié aujourd'hui sur le parcours, est apparu dans les années 70. Pour d'autres, c'est la Tranchée, sobriquet ô combien évocateur. "Je l'appelle n'importe comment, pour moi, ça reste Wallers. Ça reste Arenberg", tranche Gilbert Duclos-Lassalle.
L'apport de Jean Stablinski aura été considérable. En 2008, un an après sa mort, une stèle à sa mémoire a été inaugurée. Elle trône à l'entrée de la Trouée d'Arenberg, sur la gauche de la route. La Trouée a-t-elle sauvé Paris-Roubaix ? Elle a en tout cas redonné au tracé un indispensable côté épique. "1968, c'est vraiment, avec Arenberg, le basculement complet du parcours, à peu près similaire à celui que l'on connait encore aujourd'hui, à l'exception du départ [déplacé de Chantilly à Compiègne en 1976, NDLR]", note Pascal Sergent. La naissance du Paris-Roubaix moderne. 1968, l'année des révolutions. Sous les pavés d'Arenberg, la gloire retrouvée de Paris-Roubaix...
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Le 8 avril 2008, la stèle hommage à Jean Stablinski était inaugurée. Sans lui, il n'y aurait jamais de Trouée...

Crédit: AFP


2 - Charisme unique et pavés pourris : Arenberg ou la cathédrale de Roubaix

La Trouée d'Arenberg est tout de même un sacré paradoxe. Dimanche, elle sera empruntée pour la 42e fois alors que Paris-Roubaix va vivre sa 117e édition. Sur le plan comptable, elle ne pèse donc pas grand-chose historiquement. Elle est pourtant devenue en un temps minimal l'emblème de cette course mythique.
En réalité, la Trouée est un peu à Roubaix ce que l'Alpe d'Huez est au Tour de France. L'Alpe n'est apparue qu'en 1952, avant d'être oubliée pendant un quart de siècle supplémentaire. Ce n'est qu'à partir du milieu des années 70 qu'elle s'est installée. Aujourd'hui, ses 21 virages sont puissamment ancrés dans l'imaginaire de la Grande Boucle. Avec le Ventoux, et des cols séculaires comme le Tourmalet ou le Galibier, l'Alpe d'Huez est certainement le sommet le plus célèbre du Tour.
Il en va de même pour Arenberg. Toute jeune, mais tellement incontournable. Si vous demandez, en France ou ailleurs, aux amoureux de Paris-Roubaix, de citer spontanément un des secteurs pavés du parcours, la Trouée écrasera tout sur son passage. Arenberg, c'est un peu comme les enfants. On s'en passe très bien, mais le jour où ils sont là, on se demande comment on a pu vivre sans.
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Thierry Gouvenou dans la Trouée d'Arenberg, en 2002.

Crédit: AFP

Si la Trouée s'est imposée aussi vite et aussi fortement, c'est pour de bonnes raisons. A la fois géographiques, historiques et... sportives. Un triptyque qui fait dire à Thierry Gouvenou, vainqueur chez les amateurs puis 7e en 2002 chez les "grands" et aujourd'hui responsable du parcours chez ASO : "Arenberg, ça n'a rien à voir".
Par anthropomorphisme, on pourrait dire de la Trouée d'Arenberg qu'elle a du charisme, de la personnalité. Son âme, elle la puise d'abord dans l'histoire locale. "Nous sommes à proximité d'un site minier", rappelle Gouvenou. C'est tout sauf anodin. L'identité de Paris-Roubaix épouse celle des corons, entre fierté et souffrance. "On ne fait pas Paris-Roubaix sans souffrir, précise Gilbert Duclos-Lassalle. Les gens du nord vous apprécient parce qu'ils ont l'impression que vous êtes un peu comme eux, des gars de la mine."
Puis, la nature a gâté Arenberg. Ce secteur ne ressemble à aucun de la trentaine d'autres du parcours. Son aspect unique est sa première force. François Doulcier est le président de l'association des amis de Paris-Roubaix. Créée il y a 40 ans pour assurer la préservation des pavés alors menacés de disparition par le macadam, encore lui, elle œuvre aujourd'hui à l'entretien des pavés et à la valorisation de ce patrimoine.
Pour lui, la Trouée possède un charme incomparable. "C'est un lieu magnifique, majestueux, dit-il. On a l'impression d'être dans une cathédrale. Même si c'était du macadam, ça impressionnerait." "La configuration du lieu est incroyable, confirme Pascal Sergent. Il y a cette très longue ligne droite, bordée d'arbres. C'est un endroit tout à fait particulier. Le site est naturellement impressionnant. Et quand on y met les coureurs qui déboulent à une vitesse très importante, ça l'est encore davantage."
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L'interminable et majestueuse ligne droite de la Trouée d'Arenberg, et voûte arborée qui lui donne toute son aura.

Crédit: Panoramic

C'est donc d'abord l'impact visuel du lieu qui vous happe. Or, Arenberg est arrivé sur Paris-Roubaix avec la télévision. Une formidable alliée. Les caméras vont donner sa pleine mesure à ce théâtre naturel hors du commun. La donne change réellement dans les années 80. Jusque-là, la Trouée d'Arenberg est loin de jouir de l'aura qui sera bientôt la sienne. Introduite en 1968, elle a été supprimée du tracé de 1974 à 1983, avant de revenir et s'imposer pour de bon. Grâce notamment à la télé.
"Il y a une petite anecdote qui a beaucoup fait pour la renommée du lieu, explique encore Pascal Sergent. En 1984, Alain Bondue et Gregor Braun (équipiers au sein de l'équipe La Redoute) sont arrivés ensemble en tête dans Wallers-Arenberg. C'était la première fois qu'on voyait le passage en direct à la télé. C'était une équipe nordiste, il y avait du public. Bondue est né à Roubaix et fêtait ce jour-là ses 25 ans. Cela avait marqué les esprits et on a énormément parlé du passage dans Arenberg." Bondue, après une folle chevauchée, terminera sur le podium et Braun à la 5e place. Mais ils ont fait entrer Arenberg dans les foyers.
Dès lors, le passage dans Arenberg devient un rendez-vous sportif et médiatique à part entière. Au point qu'un Paris-Roubaix amputé de la diffusion en direct du passage dans la Tranchée nous apparait inconcevable. Aux alentours de 14h-14h30, elle donne, sinon le coup d'envoi des débats, en tout cas l'entrée de la course dans une autre dimension.
Mais Arenberg n'est pas qu'un pur spectacle, si extravagant soit-il. Si sa traversée capte à ce point l'attention, c'est aussi pour son enjeu sportif. Pourquoi est-elle tant redoutée du peloton, alors qu'elle ne constitue ni le juge de paix ni le secteur le plus long ? Pour une raison simple : la morphologie des pavés en fait le passage le plus dur. "C'est le hors-catégorie du pavé", dit joliment Gouvenou en référence à la classification des grands cols. Majestueuse sous sa voute arborée, la cathédrale Arenberg est nettement plus rustique au sol. Disons-le, elle est même franchement pourrie, et c'est bien ce qui lui confère toute sa force.
"Objectivement, décrypte François Doulcier, c'est le secteur qui a le pavage le plus mauvais." Et plutôt trois fois qu'une, comme il nous l'explique :
  • Le taillage : "La surface de roulement n'est pas plate, elle est biscornue et bombée. Les pavés sont mal taillés. Le terme technique exact, c'est bouchardé. Quand les pavés étaient fabriqués, en fonction de la qualité de taillage qu'on voulait, on taillait plus ou moins bien la bande de roulement. Là, c'est la taille la plus pourrie qui puisse exister."
  • L'épaisseur des joints : "Arenberg, c'est un des secteurs de la course où l'épaisseur des joints entre deux rangées de pavés est la plus grande. Or, plus les joints sont épais, plus ça renforce l'effet bordure. Si les pavés sont rapprochés, ça fait plus billard. Ici, les joints se creusent et accentuent l'effet bordure."
  • La pose : "En plus d'être pourris, ils sont mal posés. Indépendamment de l'épaisseur des joints, quand on regarde une rangée de pavés par rapport à une autre, il y a au minimum 1 ou 1,5cm de différence. C'est un peu comme si on montait sur une micro-bordure de trottoir."
Pour toutes ces raisons, dans la Trouée d'Arenberg, il n'y a aucune trajectoire préférentielle. Les coureurs se trouvent freinés dans leur progression, un peu comme par la gravité dans une côte. Pas étonnant donc que chacun, devant son impact sur la course et sous le poids de ce mythe si bien établi, aborde Arenberg comme peut-être aucun autre lieu majeur du cyclisme. Entre excitation, stress et peur.
La Trouée, de son approche à sa sortie, condense en quelques hectomètres deux des mamelles du cyclisme : le courage et le danger. Le coureur, seul face à lui-même, y fait sienne la célèbre devise de Napoléon définissant sa vision de la bataille : "on s'engage et puis on voit".
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Non alignés, irréguliers, mal taillés : les pavés d'Arenberg sont vraiment le cauchemar du coureur.

Crédit: Panoramic


3 - La traversée : la Guerre puis l'enfer

"On ne peut pas comprendre ce qu'est Arenberg sans avoir couru Paris-Roubaix. C'est impossible à décrire. Là, on est vraiment dans l'Enfer du Nord." Filippo Pozzato a raison. Les mots peineront toujours à retranscrire l'expérience de la Trouée d'Arenberg. Une manière de dire que le défi imposé a quelque chose d'unique dans le paysage cycliste. Pour chacun, c'est un révélateur. Physiquement et psychologiquement. On ne triche pas dans Arenberg, ni avec Arenberg.
"Quand on sort de la Trouée mal placé ou un peu dans le rouge, on sait qu'on ne sera pas bien dans le final, relève Gilbert Duclos-Lassalle. Une fois sorti de là, on sait si on peut gagner ou pas. Si on est obligé d'être à bloc, 30-40 km après, en passant les 200 bornes vers Cysoing, on va péter, c'est sûr. A l'inverse, si vous sortez de la Trouée 'facile', que vous ne l'avez pas sentie passer, vous savez que vous allez peser dans le final. Chaque fois que j'ai fait des bons résultats, victoire ou deuxième place, j'étais comme un avion dans Arenberg."
"Clairement, il y a l'avant et l'après Arenberg, renchérit Thierry Gouvenou. Parce que tant que vous n'avez pas franchi la Trouée, il ne sert à rien de penser à la suite. Une fois que vous êtes sorti de là, et si vous êtes indemne, vous pouvez vous projeter sur la suite de la course et même jusqu'à la ligne d'arrivée. Avant, ça ne sert à rien."
La guerre de (la) Tranchée commence en réalité... avant l'entrée dans Arenberg. "Ça roule 40 bornes avant Wallers", sourit Duclos. L'approche de ce secteur met le peloton dans tous ses états. Comme avant un sprint, chacun cherche à se placer. Placement, c'est le mot clé ici. "Bien sûr, c'est une vérité tout au long du parcours, mais ça l'est sans doute un peu plus encore avant Arenberg", note Frédéric Guesdon, dernier vainqueur français, voilà tout juste vingt ans.
Pour cela, rien ne remplace le vécu et la connaissance du terrain. Gilbert Duclos-Lassalle, lui, se référait à des repères visuels, pour savoir à quel moment il lui fallait se replacer. "Je les détectais lors des reconnaissances que je faisais incognito, témoigne le Pyrénéen. Par exemple, avant Troisvilles (NDLR : le premier secteur pavé du parcours), on sait qu'il y a deux châteaux d'eau et que le dernier est à trois kilomètres du secteur. C'est à ce moment-là qu'il faut se placer. C'est exactement la même chose à Arenberg. Je l'ai souvent passée sans crevaison, sans chute, parce que je la connaissais, je savais comment aller la chercher."
Le problème, c'est qu'il n'y a pas de place pour tout le monde. "Avant, c'est la guerre, assure Pozzato, dauphin de Tom Boonen lors de l'édition 2009. Un kilomètre avant l'entrée dans Arenberg, c'est déjà très chaud parce qu'il y a beaucoup de tension dans le peloton. Tout le monde est nerveux, certains coureurs prennent des risques pour rien." Et les places sont chères. "Je ne pense pas qu'il faille absolument être dans les trois premiers pour attaquer, si tu es dans les 15-20 premières positions, ça passe, poursuit le Transalpin.Mais ceux qui n'ont pas les jambes essayent quand même d'être à l'avant et c'est aussi un problème."
"Je ne pense pas que beaucoup de gens ont gagné Paris-Roubaix en sortant en 60e position d'Arenberg. Et cela, les leaders le savent", rappelle Gouvenou. Alors, parfois, ça passe. Parfois... non. Gilbert Duclos-Lassalle n'a pas oublié son tout premier séjour dans Arenberg. Pour narrer cette anecdote révélatrice du stress des ténors à l'entrée dans la Trouée, il manie la métaphore alimentaire :
C'était en 1983. Je me souviens qu'on a voulu rentrer à trois de front dans le secteur d'Arenberg avec Francesco Moser et Gregor Braun. Moi, j'étais au milieu et je me suis dit 'je vais être la tranche de jambon dans le sandwich !' Finalement, c'est... Gregor Braun qui est tombé. Mais personne ne voulait céder.
La dangerosité de la Trouée d'Arenberg n'est pas une légende. Comme le souligne Gouvenou, "il est rare de ne pas avoir, dans le meilleur des cas, quelques coureurs par terre." Quand le peloton déboule, il navigue au-delà des 60 km/h et comme les 700 premiers mètres sont en faux plat descendant, le rythme ne se calme que très modérément. La nature du terrain se charge ensuite de décupler la difficulté. "On est en dévers, donc les risques sont accrus", précise Pascal Sergent. "Quand on entre dans la forêt, reprend Pozzato, tout le monde est au-dessus de la limite pour finir cette partie le plus vite possible. C'est très, très dangereux au début. Après, ça va."
Ça va, ça va... Personne n'est jamais totalement en sécurité dans la Trouée. C'était d'ailleurs sans doute encore plus vrai avant que les barrières n'apparaissent, dans les années 90. Jusqu'alors, la Tranchée était sans doute plus dangereuse que réellement difficile, car les coureurs pouvaient passer sur les bas-côtés pour éviter de rouler sur les pavés. Mais il en découlait une véritable anarchie et une proximité avec le public qui accroissait le risque de chute. "En gros, on passait à côté des pavés, rigole Thierry Gouvenou. Peut-être que sur les 2400m, on en faisait 400."
Aujourd'hui, impossible d'éviter le pavage. Et là, si les hommes souffrent, leurs machines aussi. Le coureur se transforme en pilote de Formule 1, contraint de concilier quête de performance maximale et gestion du matériel. "La problématique d'Arenberg, dit encore Thierry Gouvenou, c'est qu'il ne suffit pas de la traverser au maximum de ses possibilités, il faut aussi éviter la casse. Tu dois gérer ton effort pour ménager un peu ton matériel, parce que tu vas en avoir besoin après."
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La chute et le danger sont consubstantiels à Arenberg. (Visuel par Tomski & Polanski)

Crédit: Eurosport

Si l'expérience, la puissance et la talent jouent évidemment un rôle majuscule, personne ne maîtrise tout dans la Trouée. Sur ces 2400 mètres, la fortune, bonne ou mauvaise, pèse aussi de tout son poids. La morsure de la poisse peut s'avérer rédhibitoire. On ne gagne jamais Paris-Roubaix sur un coup de chance, mais on peut le perdre sur un coup de dés. Ici plus qu'ailleurs. Gouvenou, encore : "Quand les coureurs arrivent ici, il y a un côté 'je m'en remets à la chance'. Il faut avoir de la réussite pour en sortir indemne".
L'ultime élément extérieur sur lequel personne ne peut influer, c'est la météo. Or elle change tout. Selon qu'elle soit sèche ou pluvieuse, le passage dans Arenberg changera de visage. Le soleil sera synonyme de poussière, la pluie d'une boue collante. Ce sont les deux facettes d'une même galère. C'est alors affaire de "préférence". Avec d'énormes guillemets.
"Ce sont des courses très différentes, décrypte Duclos. Sur le sec, il faut être un rouleau-compresseur, très fort physiquement. Ne jamais se mettre dans le rouge et toujours avoir la même allure. Le mouillé, c'est plus de l'agilité, un peu plus de conduite de son vélo, c'est ça qui fait la différence. Quand c'est sec, souvent, on a le vent favorable ou de côté. Quand il pleut, la pluie vient souvent de l'ouest ou du nord, donc c'est un vent beaucoup plus de face."
Il est incontestable que par temps de pluie, la traversée d'Arenberg se pare d'un souffle épique supplémentaire. "J'ai en tête le souvenir de la photo de Wilfried Peeters, au début des années 2000. Il a un masque de boue. C'est un homme de boue. On ne voit plus le maillot. On distingue à peine le visage. Cette image-là incarne la difficulté de Paris-Roubaix en général et celle d'Arenberg en particulier", juge Pascal Sergent.
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La célébrissime image de Wilfried Peeters dans la Trouée d'Arenberg en 2001. L'homme de boue.

Crédit: Panoramic


4 - Petits tracas et grands drames de la Trouée

En 2018, la Trouée d'Arenberg fêtera son demi-siècle de Paris-Roubaix. Elle se souviendra aussi que vingt ans plus tôt, elle avait été le théâtre de la scène la plus dramatique et la plus mémorable de son histoire. Le 12 avril 1998, dans des conditions climatiques proches de l'apocalypse, Johan Museeuw a tout perdu dans Wallers.
Victime d'une chute, le Lion de Gistel a vu s'envoler ses rêves de deuxième victoire, après celle de 1996. Il était pourtant au sommet de son art. Avant d'arriver à Compiègne, il venait de signer trois victoires majeures, sur le Grand Prix E3, la Flèche Brabançonne et surtout le Tour des Flandres. Mais la Trouée ne choisit pas ses victimes en fonction de leur pedigree. Dans sa féroce cruauté, elle met tout le monde dans le même sac.
Johan Museeuw aurait toutefois pu perdre beaucoup plus qu'une simple course. C'est sa jambe qui aurait pu rester dans Arenberg. En 2015, il était revenu chez nos confrères du Monde sur cet épisode dramatique. : "On arrivait à 50 à l'heure. Il y avait de la merde haut comme ça sur les pavés, j'ai glissé. Sur le coup de l'adrénaline, je n'ai rien senti, j'ai voulu repartir. Je me suis relevé et là, j'ai regardé mon genou. C'était tout ouvert, on voyait l'os. J'ai dit : 'Putain, c'est quoi ?'"
Avec une rotule en miettes et à ciel ouvert, le Flamand embarque pour un calvaire de plusieurs jours. "Le problème, avait poursuivi Museeuw dans Le Monde, c'est que j'ai chuté dans de la merde de cheval, et ça s'est infecté." Il faudra huit jours aux médecins pour trouver le bon antibiotique et renoncer à une solution terriblement radicale : l'amputation. L'histoire se finira bien et le Belge gagnera encore deux fois sur le Vélodrome roubaisien, en 2000 et 2002. La Reine des classiques peut être chienne, mais elle sait aussi rendre à ceux qui la respectent tant.
Cet épisode est sans doute le plus marquant de la quarantaine de passages de Paris-Roubaix dans la Tranchée. Le premier qui vienne à l'esprit quand on pense à Wallers. Il hante le peloton depuis dix-neuf ans. "Souvent, j'ai pensé à l'accident de Museeuw...", nous a ainsi avoué Filippo Pozzato.
La Trouée d'Arenberg, c'est désormais près d'un demi-siècle d'histoire sur Paris-Roubaix.
Trois ans plus tard, en 2001, par une météo tout aussi déplorable, Philippe Gaumont avait lui aussi payé chèrement le prix des pavés boueux d'Arenberg. Le Français était resté longtemps à terre, incrédule, et Ludo Dierckxsens dut effectuer un numéro d'équilibriste pour passer au-dessus de lui. Gaumont volait, ce jour-là. Il devra se faire poser un clou de 40 centimètres dans le fémur et restera éloigné des pelotons trois mois.
Malgré ces souvenirs rugueux et ses aléas parfois douloureux, le secteur de Wallers-Arenberg était pourtant né sous une bonne étoile. Lors de sa toute première apparition, en 1968, c'est Roger Pingeon qui était entré seul en tête dans la Trouée. Le Français était alors le vainqueur sortant du Tour de France. Un pionnier de prestige. "C'était un joli symbole, souligne Pascal Sergent, d'avoir le dernier maillot jaune pour 'inaugurer' Arenberg. C'était peut-être le signe que cet endroit allait devenir culte." D'autant que, quelques heures plus tard, cette première édition avec la Trouée allait s'achever par le premier des trois sacres d'Eddy Merckx.
Si la rotule de Museeuw effleure bien des pensées chaque année, les conséquences ne sont fort heureusement pas toujours aussi rudes pour les maudits d'Arenberg. Même si, sportivement, les conséquences sont les mêmes : la fin des illusions. Tant et tant de champions ont vu s'envoler leurs illusions pour une chute, bénigne pour leur chair, mais fatale pour leurs ambitions. Ou même une simple crevaison. Y compris les plus grands. En 2011, Tom Boonen était resté planté, debout, son vélo à la main, pendant de longues minutes après une crevaison. Quand il a pu être dépanné, tout était fini.
Dans l'immense majorité des cas, Wallers est sans appel. Malgré la distance importante par rapport à l'arrivée, il est rarissime de se relever d'une perte de temps significative sur ces 2400 mètres. La plus fameuse exception, nous la devons probablement à Gilbert Duclos-Lassalle. En 1993, Gibus, tenant du titre, se lance à 38 ans en quête d'un fabuleux doublé. Un an plus tôt, il a enfin conquis la "Pascale". Duclos le maudit, poissard d'entre les poissards. Depuis sa première participation en 1978, cette course l'obsède. Edition après édition, il va mettre une folle obstination à la conquérir. Mais la Reine ne veut rien savoir. 2e en 1980 et 1983, 4e en 1989, 6e en 1990...
Poliment, par respect pour ses places d'honneur et son entêtement, on continue de le citer parmi les outsiders. Puis vient la consécration, en 1992. Une course de rêve. "Quand je gagne en 1992, sur tout l'ensemble de Paris-Roubaix, je n'ai pas une chute, pas une crevaison", confie le Béarnais. Ayant payé sa dette, l'Enfer du Nord se montrera moins clément au printemps suivant. Retour donc à l'édition 1993. Cette fois, Duclos cumule. Dès Troisville, son équipe Gan est décimée. Lui-même crève et chute.
À Arenberg, ça ne s'arrange pas. "J'ai chuté et je suis sorti de là avec deux minutes de retard sur les favoris, avec la grosse équipe Mapei surtout", poursuit-il. En toute logique, jamais il n'aurait dû s'en sortir. Mais avec ce qui lui restait d'équipiers, il a opéré la jonction à 30 kilomètres de Roubaix. La suite, chacun la connait. Le mano a mano avec Ballerini, persuadé, à raison, d'être le plus fort. Le duel final sur le vélodrome, où Duclos, retrouvant ses instincts de pistard, coiffe l'Italien pour une poignée de millimètres. Un doublé pour l'éternité.
Au-delà de ces épisodes qui ont marqué la grande histoire d'Arenberg, chacun a ses propres souvenirs. Sa propre petite histoire dans la grande. Elle est souvent douloureuse sur le moment, mais de celle dont on apprend à sourire plus tard. A l'image de Thierry Gouvenou. Il raconte : "Paradoxalement, j'ai longtemps eu l'idée que ce n'était pas si difficile, parce que je passais sur le bas-côté. Jusqu'au jour où je suis arrivé en retard dans Arenberg après une crevaison. J'étais toujours sur ma bande de roulement à fond, comme d'habitude, sauf qu'un mécanicien est sorti de sa voiture pour aller dépanner un coureur et je me le suis emplafonné à 45 à l'heure. J'ai eu l'impression d'avoir les lunettes incrustées dans le nez pendant trois semaines."
Ainsi va Arenberg. Des petits tracas et des grands drames. Des ambitions fauchées. Des tranches de vie dans la Tranchée. Des souvenirs personnels, forgeant une mémoire collective.
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La Trouée d'Arenberg, un enfer au coeur de l'Enfer du Nord. (Visuel par Tomski & Polanski)

Crédit: Eurosport


5 - Arenberg de l'autre côté de la barrière

Le cyclisme, à bien des égards, est un sport unique. C'est tout particulièrement vrai du rapport entre ses protagonistes et son public. Ici, l'enceinte sportive, c'est le cadre naturel. La route est le stade de monsieur tout le monde et, en prime, le cyclisme est un spectacle gratuit. La relation spectateur-coureur est presque physique. Voir passer un peloton est une expérience visuelle, sonore, sensitive. C'est dans ces lieux les plus extrêmes, où l'effort et la douleur sont proches de leur sommet, que l'intensité de ce lien est le plus fort. C'est vrai dans un grand col. Ça l'est tout autant dans la Tranchée.
A mesure qu'elle s'est imposée comme LE lieu culte de la Reine des classiques, elle est aussi devenue le principal point de ralliement du public. Il a pourtant fallu attendre les années 80 pour que celui-ci s'en empare vraiment. "Quand on revoit les photos d'Arenberg, avec De Vlaeminck en 1973 ou Merckx en 1974, il y a certes des spectateurs, mais on voit surtout les bas-côtés", relève l'historien Pascal Sergent. Rien à voir avec la cohue de la deuxième moitié des années 80.
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Chaque année, la foule se masse aux abords du pont minier de la fosse d'Arenberg, dans la partie initiale de la Trouée.

Crédit: AFP

De façon notable, les fans ont même joué un rôle dans l'évolution de ce secteur pavé. Au carrefour des décennies 80 et 90, la foule, parfois comparable à celle des grands cols sur le Tour, dans sa densité ou son comportement (en s'écartant au dernier moment) va devenir problématique. Les coureurs, cherchant à rouler sur les bas-côtés afin d'éviter de rouler sur les pavés, se sont retrouvés à frôler les spectateurs, entraînant d'innombrables chutes. Après avoir opté pour un simple filin tout au long des 2400 mètres, les organisateurs, définitivement convaincus par la chute de Johan Museeuw, trancheront en faveur de barrières pour isoler le public des coureurs.
Les voleurs de pavés
Si le public, toujours massif, joue un rôle non négligeable dans la dimension épique de la traversée de Wallers-Arenberg, certains spectateurs peuvent aussi se muer en chapardeurs. Le mythe de la trouée est si puissant que certains ne résistent pas à... voler les pavés. "Ils viennent même avec des pieds de biche pour les arracher", assure Pascal Sergent. Les méfaits sont le plus souvent commis aux deux extrémités de la Trouée, là où les fautifs peuvent vite s'évader.
Un phénomène qui se produit tout au long de l'année, mais devient exponentiel le soir même de la course ou le lendemain. "Chaque année il y a des vols de pavés, c'est régulier. C'est malheureux mais c'est comme ça", regrette François Doulcier, le président des Amis de Paris-Roubaix. L'association, alliée au lycée professionnel horticole de Raismes, se charge donc chaque printemps de boucher les trous avec des pavés tout neufs... que les collectionneurs ne manqueront pas de revenir voler !
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Le remplacement des pavés volés d'Arenberg, tout un art !

Crédit: Panoramic

Ce changement de configuration n'a pourtant pas nui à la fréquentation du lieu d'après François Doulcier : "Les barrières n'ont pas limité le nombre de spectateurs", juge-t-il. Au fait, combien sont-ils aujourd'hui à se masser ? "Au moins 10000, facilement", reprend Doulcier, avant d'en décrire la physionomie : "C'est un public très familial. Pas des supporters allemands qui picolent de la bière, loin de cette image-là. Il y a une ambiance sympa, les gens pique-niquent quand il fait beau. C'est un peu l'esprit kermesse."
Pour beaucoup d'amoureux de Roubaix, Arenberg demeure donc un pèlerinage, à l'image de Philippe, qui ne rate pas un passage depuis "plus de 20 ans". "Mes beaux-parents habitaient Wallers, nous raconte ce Nordiste, donc je ne vais que dans la forêt d'Arenberg. Chaque année je suis présent, avec mon fils, qui a aujourd'hui 26 ans. C'est un moment privilégié, surtout qu'il fait beau depuis plusieurs années." Il confirme lui aussi la nature "joviale" du public : "C'est très familial, avec des bus de supporters. La frite, la bière, les chants... Il y a beaucoup de Belges, des Flamands, installés à l'entrée et à la sortie du secteur, pour reprendre leurs voitures afin de se projeter sur le secteur d'Orchies."
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La trouée d'Arenberg, lieu de pélerinage incontournable pour les amoureux du cyclisme et de Paris-Roubaix.

Crédit: Panoramic

A l'heure des smartphones et des réseaux sociaux, le spectateur est aussi devenu un témoin privilégié. Dans Arenberg, la télévision offre surtout une vue aérienne via les hélicoptères, ou frontale, par le biais des caméras fixes situées à la sortie de la Trouée. Les vibrations limitent l'utilisation des caméras motos. Le spectateur, lui, se trouve au cœur de l'action. Quand il a la chance de figurer au bon endroit au bon moment, il capte une séquence avec une intensité que même les diffuseurs peinent à atteindre.
Ce fut encore le cas l'an passé avec l'énorme chute collective qui aurait pu coûter très cher à Elia Viviani. L'Italien de la Sky, pris au piège, a failli être écrasé par une moto. Heureusement pour lui, il y eut plus de peur que de mal. Filmée par un spectateur britannique, la scène avait fait le tour des réseaux sociaux... puis des médias.

6 – La vie sans Arenberg, hérésie ou saine utopie ?

Les grands temples de la mythologie cycliste sont tous associés à des autels emblématiques. Qui dit Milan-Sanremo dit Poggio. Qui dit Flèche Wallonne dit Mur de Huy. Qui dit Liège-Bastogne-Liège dit côte de la Redoute. Et ainsi de suite. Ces points d'ancrage à la fois historiques et affectifs forment des marqueurs indispensables aux grandes classiques. C'est tout aussi vrai, pour Paris-Roubaix, de la Trouée d'Arenberg, peut-être le plus haut-lieu actuel du cyclisme pour les courses d'un jour.

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La simple idée d'amputer ces évènements de telles figures majeures peut apparaitre saugrenue. Imagine-t-on Paris-Roubaix durablement sans la Trouée d'Arenberg dans 10 ou 20 ans ? Après tout, on l'a vu, la Reine des classiques s'est passée d'elle pendant 70 ans. Et même depuis sa découverte à la fin des années 60, il lui est arrivé d'être mise de côté. Pendant près d'une décennie, de 1974 au début des années 80, la Trouée avait été écartée.
Or, cette période coïncide avec un âge d'or en termes de palmarès : trois des quatre victoires de Roger De Vlaeminck, le triplé légendaire de Francesco Moser et le sacre de Bernard Hinault sont tous survenus alors qu'Arenberg avait été retiré du parcours. "On ne peut quand même pas dire que ce soit des tocards !", tonne François Doulcier. Plus près de nous, Tom Boonen a dominé l'édition 2005, également sevrée des pavés d'Arenberg. Et "Tommeke", lui aussi, est une figure roubaisienne majuscule.
"Paris-Roubaix sans Arenberg ? C'est imaginable, estime ainsi François Doulcier. Ça mettrait un coup à l'épreuve, parce qu'elle est emblématique. Ce serait dommage, je le regretterais à titre personnel mais on sait faire un Paris-Roubaix." Thierry Gouvenou, en charge du parcours chez ASO, avoue y penser. Mais de l'envie aux actes, il y a un pas... "Honnêtement, nous dit-il, en tant qu'organisateur, j'aimerais bien parfois faire l'impasse, tous les quatre ans, par exemple, à un rythme olympique. Mais quand je vois l'impact au niveau de la télé, au niveau local… La décision n'est pas simple à prendre."
"Ce genre de sujet, poursuit François Doulcier, il faut le travailler en bonne intelligence avec les pouvoirs publics locaux et anticiper les choses. Je partage le point de vue de Thierry Gouvenou. Changer de temps en temps, ça permet d'explorer d'autres secteurs. Jean-François Pescheux (NDLR : le prédécesseur de Gouvenou) voulait changer une année sur trois. Finalement, il ne l'a pas fait. Mais ça reste une possibilité." Après tout, avancent en chœur les partisans d'un retrait ponctuel de la Trouée, le Tour de France ne passe pas chaque année par le Ventoux, l'Alpe d'Huez, le Galibier ou le Tourmalet, ses sommets les plus fameux.
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Les chiffres clés de la Trouée d'Arenberg (Visuel par Clovis Museux)

Crédit: Eurosport

Mais comparaison n'est pas raison. Le parcours de la Grande Boucle jouit de possibilités presque infinies. Il n'est pas dépendant d'un ou deux endroits forts comme une classique. Pour Gilbert Duclos-Lassalle, se priver de la Tranchée est d'ailleurs impensable. "Si elle n'y était pas, ce ne serait pas un vrai Paris-Roubaix, estime Gibus. Ça fait partie des secteurs mythiques, des secteurs que les favoris aiment bien passer. Je comprends le point de vue de l'organisateur, mais retrouver un secteur aussi long et aussi dur que la Trouée, ce ne sera pas évident." Enfant du pays, Cédric Vasseur est du même avis. "La Trouée fait partie du patrimoine de Paris-Roubaix, souffle-il. Sans Arenberg, ce ne serait pas la même chose."
À court terme, une telle option parait toutefois peu probable. Et ce n'est sans doute pas le plus grand danger qui guette Arenberg. Même si le secteur venait à être sanctuarisé par ASO, rien ne dit qu'il ne sera pas un jour menacé. L'ennemi potentiel ici, ce n'est pas le macadam. Depuis 1999, le site est classé, grâce notamment à l'implication de l'Association des amis de Paris-Roubaix. Mais la nature, elle, n'en a que faire. Lentement, insidieusement, son œuvre effrite le chef-d'œuvre Arenberg.
Au début du XXIe siècle, la dégradation de la Trouée s'était à ce point accentuée qu'elle avait dû être supprimée du parcours lors de l'édition 2005, afin de procéder à des travaux sur une portion de 200 mètres devenue trop dangereuse. "La Trouée d'Arenberg était recouverte par une arche végétale avec les arbres, explique Thierry Gouvenou. En bas, c'était en permanence humide. On était en milieu limite marécageux. Il y a eu pas mal de branches coupées, pour permettre au soleil de passer à nouveau."
Aujourd'hui, c'est l'herbe qui menace. En une douzaine d'années depuis les travaux, le lieu a changé de visage. "Par rapport à ce qu'on a connu avant, reprend Gouvenou, le secteur est méconnaissable. Il est devenu complètement vert. On va bientôt devoir l'appeler la Trouée verte". "C'est plus que de l'herbe, il y a des micro arbustes, ça devient casse-gueule et extrêmement dangereux", insiste même François Doulcier. Alors, depuis 2012, ASO, en collaboration avec les Amis de Paris-Roubaix et des entreprises locales, procède à un désherbage systématique 15 jours avant la course grâce à une balayeuse. "Ce n'est pas glorieux mais ça permet au moins de faire passer la course dans des conditions raisonnables de sécurité", tempère Doulcier.
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La trouée d'Arenberg, devenue la Trouée verte au fil des ans...

Crédit: Panoramic

Pour autant, il ne s'agit là que d'un pansement sur une fracture ouverte. A terme, Arenberg ne survivra pas sans des travaux en profondeur. "Désherber, c'est du palliatif, prévient le président de l'Association des Amis de Paris-Roubaix. Il y a un travail de fond à faire, pour resabler tous les joints avec un matériau calcaire. Ce sont des gros travaux mais, aujourd'hui, nous n'avons pas trouvé les financements."
Par chance, depuis dix ans, toutes les éditions de la Reine des classiques ont eu lieu par temps sec. Presque un miracle. "Mais, prévient François Doulcier, si on ne fait rien, on pourra difficilement y passer quand il pleuvra. Ce sera une catastrophe." Comme en 1998 et 2001, lors des chutes de Museeuw et Gaumont qui, à l'époque, avaient remis sur le tapis la question de la pertinence de ce secteur monstrueux... "Les secours ne peuvent pas intervenir rapidement et quand il y a une blessure grave comme la mienne, ça peut être dramatique, avait témoigné Gaumont. C'est devenu trop dangereux."
Le temps des défis n'est donc pas révolu pour Arenberg, sublime cathédrale aux pieds d'argile condamnée au perpétuel sursis. Reste qu'on imagine mal la Tranchée à l'abandon. Elle a trop donné à cette course pour qu'on la laisse tomber. Car si rien ni personne n'est irremplaçable, il est des pertes dont on se relève difficilement. Personne n'est sans doute plus attaché à la Trouée que ces centaines de coureurs qui l'ont empruntée, pour la douleur et pour le pire, et finalement le meilleur. "On la maudit quand on est dessus mais quand on est passé, on n'a qu'une envie, c'est de revenir l'année suivante", avoue Cédric Vasseur, comme un écho aux propos de Theo De Rooij trente ans plus tôt.
Finalement, c'est peut-être Pippo Pozzato, avec sa verve et son sens de la formule, qui extrait avec le plus de justesse la sève et le miel de cet endroit incomparable : "Arenberg, c'est le lieu le plus merdique du cyclisme, mais dans le bon sens du terme." Cet enfer-là, c'est tout à la fois une ode au cyclisme et une certaine idée du bonheur.
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La trouée d'Arenberg, symbole de l'Enfer du nord

Crédit: Eurosport

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