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Le double "Enfer du Nord" de Paris-Roubaix

Béatrice Houchard

Mis à jour 14/04/2019 à 01:14 GMT+2

PARIS-ROUBAIX - Alors que se profile la 117e édition de L'Enfer du Nord, retour sur l'édition 1919, la première de l'après Première Guerre mondiale, voulue par Henri Desgrange. Cabossé par la Grande Guerre, le Nord de la France n'est plus le même, ce qui change irrémédiablement le visage de la course.

Paris-Roubaix 1933

Crédit: Getty Images

"Nous avons fait un rêve qui a duré cinq années – et pour combien de millions de Français ce rêve a-t-il été un abominable cauchemar ? Nous avons fait un rêve et voici que s’ouvrent nos yeux, que notre cerveau se réveille, que notre mémoire, surgie, va, comme une aiguille diligente, coudre le passé à l’avenir par-dessus le cataclysme de la guerre." Ainsi Henri Desgrange, dans le quotidien L’Auto du 19 avril 1919, présente-t-il Paris-Roubaix (le premier depuis 1914) qui va se dérouler le lendemain, dimanche de Pâques.
Moins de six mois après la signature de l’armistice du 11 novembre 1918, ce Paris-Roubaix est l’un des symboles forts d’une France victorieuse, exsangue et bien décidée à renaître. Dès la fin du mois de janvier, Henri Desgrange a décidé d’organiser la course sans attendre davantage, en pensant déjà au Tour de France de l’été suivant, qui se rendra aussi dans le Nord et surtout en Lorraine et dans l’Alsace reprise à ceux qu’il n’appelle que "les Boches."

Ruines et champ de bataille

Le champion Eugène Christophe, qui sera en juillet le premier porteur du maillot jaune, a accompagné un journaliste de L’Auto pour reconnaître le parcours de ce Paris-Roubaix d’après-guerre. Jusqu’à Doullens, l’itinéraire pourra être le même qu’avant-guerre, par Pontoise, Beauvais, Breteuil et Amiens. Mais ensuite, la ville d’Arras et ses environs ne sont plus que ruines. "C’est à Béthune que la kulture (sic) boche commence à rutiler de son plus vif éclat (…), écrit le 30 mars le journaliste de L’Auto. Alors là, c’est le désordre en plein. C’est un invraisemblable amoncellement de ruines que domine - orgueilleusement encore- cette autre loque : le Beffroi, ancienne fierté de la ville."
Un peu plus loin, poursuit-il, "on entre en plein champ de bataille. Plus rien que la dévastation dans ce qu’elle a de plus affreux, de plus tragique. L’abomination de la désolation ! Plus d’arbres, tout est fauché. Le sol ? Non, la mer ! Pas un mètre carré qui ne soit bouleversé de fond en comble. C’est l’enfer ! Les trous d’obus se succèdent sans interruption aucune."

Le vélodrome de Roubaix n'est plus

Paris-Roubaix passera donc par Saint-Pol-sur-Ternoise, Bruay, Béthune, Annœullin, Seclin, Wattignies, Lesquin et Hem. Le vélodrome de Roubaix ayant été détruit par les Allemands, l’arrivée aura lieu avenue de Jussieu, le long du Parc Barbieux. L’Auto précise le 17 avril, croquis à l’appui, qu’une cheminée d’usine de 70 à 80 mètres, sur la route de Hem, servira de phare pour que les coureurs ne se trompent pas de direction. La signalisation ne pourra en effet être partout au point.
Le départ de la course est donné le 20 avril à 5 heures du matin au Moulin rose de Suresnes. Le Vélo-Club de Levallois assure le service d’ordre et Henri Desgrange tient au retour de la discipline dans le peloton : "Nous en revenons à partir de dimanche, a-t-il prévenu, à la discipline d’organisation d’avant-guerre et nous refusons impitoyablement le départ à ceux qui n’auront pas signé la feuille de contrôle à 4h30 et à ceux qui au moment de l’appel ne seront pas présents."
Dans les jours précédant la course, on a pu lire dans L’Auto les conseils donnés aux coureurs : "Attention à la descente de Saint-Pol, car" le passage à niveau de la ligne Amiens-Doullens- Béthune est très souvent fermé, surtout en la période actuelle où, fréquemment, des trains anglais manœuvrent." Gare à " l’état lamentable" de la route entre Villers-Bocage et Beauval, car "les pluies de ces derniers jours l’ont rendue presque impraticable", etc. Afin de disposer d’une tenue propre et sèche le soir, les coureurs "isolés" (la plupart de ceux qui ne courent pas pour le consortium La Sportive) "pourront envoyer leurs effets de rechange par colis postal, en gare de Roubaix, où ils n’auront qu’à les faire prendre dès leur arrivée…"

Henri Pélissier premier vainqueur post Grande Guerre

A l’heure dite, devant de très nombreux spectateurs malgré l’horaire, 77 coureurs s’élancent, sur les 132 inscrits : 39 Belges, 37 Français et le Suisse Oscar Egg, recordman du monde de l’heure. A Roubaix, c’est Henri Pélissier ("sur bicyclette La Sportive, pneus La Sportive") qui va l’emporter au sprint devant le Belge Philippe Thys. Longtemps échappé avec son frère Francis, victime d’une fringale malgré les exhortations du frangin ("Bouffe, Francis, bouffe !"), Henri Pélissier a finalement filé sans lui vers Roubaix avec Philippe Thys et Honoré Barthélémy.
Dans son récit du 21 avril, Desgrange parle d’une "course splendide, rendue très dure, non seulement par l’état des routes d’une partie du parcours, mais aussi par la température exceptionnellement bizarre que nous avons subie hier. Une matinée splendide, très chaude même, puis brusquement, vers le début de l’après-midi, une vague de froid intense." Commentaire du directeur de la course après ce point météo : "Croyez-vous que ce soit bien propice aux efforts que nécessite une bataille se déroulant sur 280 km de route ?"
Comme lors des premiers Tours de France, il s’est trouvé quelques abrutis pour semer des clous sur la route, comme si les crevaisons n’étaient pas assez nombreuses ! Soupir désespéré d’Henri Desgrange : "Il n’est pas possible qu’en 1919 il se trouve, parmi les Français, des pareils criminels"…Enfin, en toute fin de course, il y a bien eu un passage à niveau fermé, mais les échappés ont trouvé la parade : le train s’étant miraculeusement arrêté, Pélissier et Barthélémy sont passés… par un compartiment, à la stupéfaction des voyageurs !
Quant à la guerre, elle n’a évidemment pas été oubliée. "Sur ce parcours, pas un village qui n’ait ses petits gars à jamais endormis", note Desgrange qui a apprécié l’initiative des contrôleurs d’Amiens : avant d’indiquer le nom des coureurs qui passaient, ils avaient tenu à inscrire ceux de François Faber, Octave Lapize et Lucien Petit-Breton avec la mention "morts au champ d’honneur" pour ces trois anciens vainqueurs de Paris-Roubaix et du Tour de France, tous trois tombés dans "L’Enfer du Nord", le vrai, celui de la première guerre mondiale. Mais Henri Desgrange veut regarder vers l’avenir et annonce le Circuit des champs de bataille, qui partira fin avril, Bordeaux-Paris pour le 18 mai, et bien sûr le Tour de France qui s’élancera le 29 juin. La vraie vie, quoi.
Sur cette période, on peut lire le très documenté « 1919, Le Tour renaît de l’enfer », de Jean-Paul Bourgier (éditions le Pas d’oiseau)
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