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Stress, pression et dépression dans le peloton : quand les têtes ne suivent plus les jambes

Benoît Vittek

Mis à jour 23/06/2020 à 16:01 GMT+2

Soumis à la pression, au doute et à des cadences lourdes, le peloton tient le coup comme il peut. Certains abusent de substances pour continuer à pédaler quand d'autres perdent leurs moyens face à la dépression.

Mark Cavendish et Marcel Kittel, deux coureurs qui ont connu les affres de la dépression.

Crédit: Getty Images

Mark Cavendish et Bradley Wiggins ont de nombreux points communs. À l’avant-garde du cyclisme britannique qui domine le monde depuis une dizaine d’années, ils ont souvent porté le même maillot et ont décroché des succès historiques sur les routes et pistes du Tour de France, des Mondiaux et de l’Olympe. Leurs accomplissements leur ont valu d’être distingués à l’Ordre de l’Empire britannique et leurs personnalités fortes les ont toujours distingués du commun des cyclistes.
Le Cav’ et Sir Wiggo, héros britanniques, ont aussi chacun traversé des épisodes dépressifs (et lutté contre l'alcoolisme dans le cas de Wiggins). Mais cela relève bien moins de l'exceptionnel dans les pelotons professionnels, où les cadences et la pression usent au moins autant les esprits que les corps.
L’Allemand Marcel Kittel a lui aussi contemplé un "trou noir" lorsqu’un virus l’a mis sur la touche en 2015. Après un rebond spectaculaire en 2016 et 2017, il a à nouveau perdu le fil de ses sprints et pris sa retraite en 2019. À 31 ans, après avoir été le meilleur sprinteur du monde, il ne parvenait plus à aligner les coups de pédale avec la détermination d'un pro. Peter Kennaugh ou encore Adrien Costa étaient encore plus jeunes lorsqu’ils ont décidé de mettre le vélo de côté pour soigner leur équilibre personnel.
La dépression de l'Américaine Kelly Catlin, championne du monde et médaillée olympique, a eu des conséquences bien plus dramatiques lorsqu’elle s’est suicidée en mars 2019, à 23 ans, quelques mois après une lourde chute. "Après sa commotion cérébrale, elle a commencé à devenir pessimiste, a décrit son père dans la presse américaine. La vie n'avait plus de sens. C'était une personne dépressive."
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Kelly Catlin

Crédit: Getty Images

Les sportifs de haut niveau, une population fragile

Derrière les cas les plus médiatisés (les déboires de Rohan Dennis ont encore défrayé la chronique pendant le confinement), des échos de souffrances émergent régulièrement d’un peloton qu’on dit au bord du burn-out.
"De ce que les coureurs me disent lors de nos entretiens, ce n’est pas tant physiquement qu’ils ont du mal à récupérer, c’est émotionnellement", observe Virginie Dalla Costa, psychologue et préparatrice mentale pour l’équipe WorldTour AG2R-La Mondiale et le Chambéry Cyclisme Formation, où des coureurs comme Romain Bardet ont fait leurs gammes. "Et lorsqu’on accumule les années avec ce programme très dense, avec de la pression à chaque course…"
La psychologue rappelle également que "les coureurs sont des humains comme tout le monde qui peuvent traverser des moments difficiles dans leurs vies : être confrontés à des décès, à des maladies, pour eux ou leurs proches, avoir des peurs, un vécu qui peut être difficile… Nous sommes vigilants dans l’équipe. Ils ne sont pas épargnés parce qu’ils sont sportifs de haut niveau. Et parfois leur passé peut les rattraper et peut être un frein à leur épanouissement."
Ces difficultés d’ordre personnel sont exacerbées par la pression intense qui s’exerce sur les sportifs professionnels : exigences de résultats, rivalités, contrats courts... "Ils ne s’appartiennent plus", ajoute le psychologue Jean-Christophe Seznec (auteur de J’arrête de lutter avec mon corps, PUF). Il relève "une prédisposition aux addictions chez les sportifs de haut niveau, qui sont surreprésentés dans les centres de toxicomanie, qu’ils se soient dopés ou pas."
Il a pu l'observer de manière spectaculaire (et dramatique) lorsque l’équipe Cofidis l'a sollicité au tournant des années 2000 : "C’est le médecin de l’équipe qui m’a demandé d’intervenir parce qu’il y avait un problème de consommation de stilnox, un somnifère qui n’était pas interdit par les règlements." Le peloton tourne alors à plein régime dopant et ces pratiques s’accompagnent de dérives toxicomaniaques : les coureurs avalent les comprimés ou les broient pour les sniffer en même temps qu’ils consomment de l’alcool. S’ensuivaient des comportements déviants, notamment à caractère sexuel.

Alcool et autres "choses un peu plus fortes"

Franck Vandenbroucke a raconté dans son autobiographie comment Philippe Gaumont l’avait initié à ces pratiques lorsqu’ils étaient équipiers chez Cofidis : "Tiens, prends-en une ! Je ne voyais pas vraiment l'utilité de prendre un somnifère à notre petite fête.(…) Il se mit à rire. Innocent, on ne prend pas ces pilules pour dormir mais pour halluciner. Il but encore une gorgée. Allez, prends en deux, avec un peu d'alcool, et, dans le quart d'heure, tu partiras pour un trip. (…) C'est là, à cette seconde précise que tout a commencé, que j'ai plongé; la machine s'était mise en route, simplement parce que j'avais dit oui à la question : prendre ou ne pas prendre ces pilules ?"
Franck Vandenbroucke n'a jamais su arrêter la machine. Il est décédé dans des conditions sordides à 34 ans, alors qu’il avait déjà tenté de mettre fin à ses jours. Philippe Gaumont est mort à 40 ans après avoir été victime d’une attaque cardiaque. Avant, le "dopage à la papa" entraînait déjà son lot d'accros aux amphétamines.
"Le cyclisme a beaucoup évolué et ce que je connais n’a rien à voir avec ça", assure Virginie Dalla Costa, dont l’équipe AG2R-La Mondiale revendique une pratique sportive "saine". Mais à l’été 2019, Guillaume Martin participait à son troisième Tour de France avec l'équipe Wanty et relevait dans les colonnes du Monde "une recrudescence de coureurs qui sont tombés dans une forme de dépression". Il appuyait : "Certains sont à la limite de l'alcoolisme, certains ont besoin de plein de caféine le matin pour se réveiller, sans parler de choses un peu plus fortes."
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Guillaume Martin et sa formation Wanty Gobert sur la Grand Place

Crédit: AFP

"Le sport est à l'image de notre société"

Un autre médicament, le tramadol, a longtemps fait partie de ces "choses un peu plus fortes" qui permettaient à certains coureurs d’avancer en oubliant les difficultés et Radio Peloton s'échange toujours régulièrement des histoires de coureurs mêlant notamment sexe et médicaments. L'Agence mondiale antidopage n’a rien à redire quant à l’utilisation de cet antidouleur de la famille des opiacés mais l’Union cycliste internationale a prononcé son interdiction en compétition depuis le 1er mars 2019.
Les dirigeants du cyclisme répondaient alors aux injonctions de ceux qui, à l’instar du Mouvement pour un cyclisme crédible, alertaient sur un problème sanitaire propre au cyclisme : en 2017, selon les données de l’AMA, "4,4% des contrôles en compétition réalisés chez les cyclistes révèlent un usage de tramadol" et "68 % des échantillons urinaires – prélevés dans le cadre des 35 sports olympiques – contenant du tramadol concernent le cyclisme".
Le tramadol a rejoint le stilnox au ban du cyclisme mais ils continuent d’affleurer. Trois coureurs de l'équipe Jumbo ont ainsi été pris sous l’emprise de somnifère lors d’un stage en décembre 2017. L’Espagnol Juan José Lobato a fini à l’hôpital et a été viré par son équipe. "Le sport est à l’image de notre société", appuie Jean-Christophe Seznec. Et ce n’est pas toujours joli à observer.
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Juan José Lobato

Crédit: Getty Images

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