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Long Format : Échappées belles, ou quand le Tour change des vies

Laurent Vergne

Publié 25/07/2017 à 21:32 GMT+2

Le sport cycliste revêt bien des formes. Il sied à des profils aussi variés que des grimpeurs, des rouleurs ou des sprinteurs. Chacun y trouve son compte, selon les terrains. Mais au-delà des spécificités, il existe un esprit, celui qui porte ses acteurs à s'isoler. A partir à l'aventure. C'est l'échappée. Sur le Tour de France, certaines ont marqué profondément, passant à la postérité.

Visuel Une Long Form : Echappées belles

Crédit: Eurosport

Le Larousse donne plusieurs définitions du mot "échappée". Celle se référant au cyclisme est bien peu satisfaisante. "Action, pour un ou plusieurs coureurs, de distancer les autres concurrents". Si froid, si réducteur. Paradoxalement, c'est en s'éloignant du vélo que le dictionnaire trouve la véritable moelle de cet acte essentiel du sport cycliste. "Espace libre, mais resserré, par lequel la vue peut plonger au loin."
C'est cela, une échappée sur le Tour de France. Un espace de liberté, une plongée au loin. Mais un espace resserré, oui, qui ne laisse que rarement la porte ouverte jusqu'au bout. Jusqu'à la victoire ou la gloire. Mais quand la porte reste ouverte... Le Tour de France, le plus formidable des scénaristes, n'est jamais aussi grand que quand il bouleverse les destins. Là, il donne sa pleine mesure.
Vous trouverez ici cinq histoires hors normes, dont le point commun est d'avoir changé la carrière et marqué l'existence de ceux qui les ont vécues. Elles partagent aussi des circonstances exceptionnelles, parfois invraisemblables, qui ont contribué à rendre crédible l'improbable. Quand l'audace des hommes croise celle du moment, tout devient possible.

Chapitre 1 - Du Tour à la Walko au Tour à la Pereiro

1956. 2006. A un demi-siècle de distance, deux vies de coureurs se sont muées en vie de champions par le biais de circonstances exceptionnelles. Sous la forme d'une échappée qui, si elle n'explique pas à elle seule leur consécration, en aura été l'improbable élément déclencheur. Pour cela, Roger Walkowiak et Oscar Pereiro sont liés à jamais dans la grande histoire du Tour de France.
Il y a pourtant quelque chose de paradoxal à les mettre en valeur ici. Surligner leur audace, raconter ce chemin atypique vers la gloire, c'est d'une certaine manière les enfermer dans une histoire trop étroite. Comme s'ils devenaient prisonniers de leur échappée libératrice. C'est tout particulièrement vrai de Walkowiak. Walko, le petit coureur français de 29 ans, de la petite équipe régionale Nord-Est-Centre, au palmarès minimaliste, est trop souvent perçu par la postérité comme un intrus au palmarès.
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Roger Walkowiak juste après l'arrivée à Angers, où le Français vient de s'emparer du maillot jaune.

Crédit: AFP

Son tort ? Ne pas avoir écrasé le Tour 1956 à la pédale, dans les rendez-vous habituels, en haut des cols ou sur les chronos. Non, Walko n'est ni Coppi ni Merckx. Mais où est-il écrit qu'il n'existe qu'une manière de gagner le Tour ? Lui, c'est lors de la 7e étape, entre Lorient et Angers, qu'il a bousculé les codes. 31 coureurs dans une échappée fleuve, le peloton et ses favoris relégués à 19 minutes. Ce fut le tournant de ce Tour et de la vie de Roger Walkowiak. Mais ce maillot jaune, il le gagnera partout, sans le perdre nulle part. Dans cette échappée, en montagne, sur le plat, les chronos. Pour qualifier sa victoire, on parlera très vite d'un "Tour à la Walko".
Cinquante ans plus tard, lorsque Oscar Pereiro va surgir de nulle part à la sortie des Pyrénées, chacun pensera à Walkowiak. L'histoire de l'Espagnol est encore plus rocambolesque. Sur ce Tour 2006, il rêve au départ "d'une place dans le Top 5". Mais il voit ses ambitions ruinées lors de la 11e étape, celle du Pla de Béret, à l'issue de laquelle il se retrouve à... 28 minutes du maillot jaune, Floyd Landis. Un cauchemar :
Avec la chaleur, l'intensité du Tour, j'ai vécu une journée terrible. Je suis bon pour rentrer à la maison, je ne sers à rien sur ce Tour, je suis une merde… C'est une grande déception. Je suis coulé. Je prends une gifle psychologique. À aucun moment, je ne me dis que je peux récupérer le temps perdu.
Et pourtant... Deux jours plus tard, il va opérer un invraisemblable virage à 180°. L'histoire de sa rédemption débute le soir même de la catastrophe du Pla de Beret. "En arrivant à l'hôtel, raconte-t-il, j'ai commencé à changer d'état d'esprit. J'ai vu des supporters, qui étaient venus de Galice, et le lendemain, je me suis dit que j'allais tenter ma chance tous les jours." Mais il pense alors "victoire d'étape", pas "maillot jaune". Oscar rigole : "Si on m'avait dit avant le Tour 'tu vas perdre une demi-heure dans les Pyrénées, la récupérer sur le plat et gagner le Tour'… Évidemment je n'y aurais pas cru. Ça m'aurait semblé une blague."
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Oscar Pereiro sur le podium à Montélimar, après sa folle escapade.

Crédit: Eurosport

La blague prend donc forme sur la route de Montélimar. Une de ces étapes dites de transition. Oscar Pereiro prend place dans un sacré groupe de baroudeurs, avec Sylvain Chavanel, Andrei Grivko, Manuel Quinziato et l'éternel Jens Voigt. "C'était une étape longue, il faisait très chaud… Les équipes ne voulaient pas s'épuiser à contrôler la course. Du coup, on était presque tous convaincus que l'échappée irait au bout", se souvient l'ancien de la Caisse d'Epargne.
Pereiro est le mieux placé au général, mais si loin qu’il n'y a pas le feu au lac. Une fois l'abdication du peloton entérinée, l'écart grimpe pourtant vite et dans des proportions hallucinantes. Voigt se remémore alors une discussion en forme de boutade. "A 15 minutes d'avance, je suis allé voir Pereiro. Je lui ai dit 'Hé, Oscar, tu vas finir par avoir le maillot jaune, ce serait trop drôle, hein?' Et lui me répond 'ah oui, ça, ce serait vraiment marrant'. Mais c'était une blague. Personne, surtout pas lui, n'imaginait que ça allait effectivement se produire."
Quelques heures plus tard, Voigt et Pereiro se disputent tous les deux le gain de l'étape à Montélimar. L'Allemand remporte sans mal ce duel. "J'ai sprinté mais je n'avais plus de forces, explique l'Ibère. Je me suis vidé dans les derniers kilomètres pour avoir le maillot." "C'est la plus belle victoire de ma carrière, tranche Voigt. Mais Oscar avait le maillot jaune. J'étais content pour lui, c'est quelqu'un que j'aimais bien." Deux gagnants, et une armée de perdants : le peloton coupe la ligne avec un débours de 29 minutes et 57 secondes. Un vrai suicide collectif. "Ce jour-là, un garçon comme Klöden a perdu le Tour, souffle Jens Voigt. S'il avait fait rouler son équipe 10 ou 15 km, il était en jaune à Paris".
A Montélimar, tout le monde parle à Oscar Pereiro d'un nom qui ne lui dit rien du tout. "Je ne connaissais pas Roger Walkowiak avant 2006. Mais on m'a raconté son histoire le soir-même", sourit-il. Comme Walko, il remportera ce "Tour à la Pereiro". Il lui faudra toutefois un autre coup de pouce, postérieur au Tour. A Paris, l'Espagnol termine en effet deuxième derrière Floyd Landis, avant de récupérer le titre sur tapis vert à la suite du contrôle positif de l'Américain. Mais c'est bien à Montélimar qu'il a forgé son insolite destin.
Walkowiak et Pereiro doivent leur place dans l'histoire à leur sens du timing et à leur prise d'initiative. C'est l'immense vertu de l'échappée. Elle ouvre des perspectives parfois inimaginables. Superbes d'opportunismes sur la route, Walko et Pereiro l’ont aussi été à l'échelle historique. Le Français a su se faufiler entre le triplé de Bobet et l'amorce de l'ère Anquetil. Pereiro, lui, a signé la transition entre les années Armstrong, tellement verrouillées, et l'avènement de Contador, nouveau personnage central du Tour. 1956 et 2006 étaient des cœurs à prendre. Ces Tours sans patron se cherchaient des héros. Ce fut Walko. Ce fut Pereiro.

Chapitre 2 : Le coup de Trafalgar du Futuroscope

"Ils sont devenus fous !" Le titre de L'Equipe au lendemain de ce qui reste comme l’un des plus formidables coups de Trafalgar de l'ère moderne, résume assez bien l'échappée du Futuroscope et son impact sur ce Tour de France 1990. Entre le prologue le samedi et le contre-la-montre par équipes le dimanche après-midi, cette courte demi-étape du dimanche matin, aux abords du parc d'attraction de la Vienne, avait tout pour semer la zizanie. Ça n'a pas loupé.
Au départ de cette 77e édition, les suiveurs guettent la revanche du mythique duel entre Greg LeMond et Laurent Fignon, arbitré par Pedro Delgado, ou le vainqueur du Giro Gianni Bugno. Les cartes sont distribuées. Chacun son rôle. Mais le jeu va donc être violemment rebattu dès le Futuroscope. Un vrai traquenard à peloton.
Quatre hommes sortent. Frans Maassen. Steve Bauer. Ronan Pensec. Claudio Chiappucci. Personne ne les reverra. Derrière, un peloton piégé. Aucune formation ne veut rouler. La perspective du chrono par équipes de l'après-midi tétanise les favoris. Chasser derrière l'échappée, c'est l'assurance de payer l'addition dans le contre-la-montre. Résultat : un jeu de dupes et, à l'arrivée, 10 minutes et 35 secondes d'avance pour le groupe de tête. Une folie.
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L'étape du Futuroscope consacre Frans Maassen. Ses trois compagnons d'échappée porteront à tour de rôle le maillot jaune pour un cumul de 19 étapes.

Crédit: Imago

Car la raison aurait dû inciter à rouler. Ce quatuor-là était trop dangereux. Pas Frans Maassen, certes. Le Néerlandais sera bien le premier bénéficiaire de ce coup tordu, en remportant l'étape. Mais à plus long terme, c'est surtout le trio restant qui a de quoi inquiéter les ténors. Steve Bauer, d'abord. Le Canadien a terminé 4e du Tour deux ans plus tôt. Principal lieutenant de LeMond chez Z, Pensec, lui, a fini 6e en 1986 et 7e l'année d'après. Ces deux-là sont de vrais outsiders. Puis vient Chiappucci. "Je ne savais rien de lui, il sortait de nulle part, on ne le considérait pas comme un client", avoue Ronan Pensec.
A tort. L'Italien est en phase ascendante. Sur le récent Giro, il vient de s'offrir le maillot de meilleur grimpeur. Et c'est exactement avec cette idée en tête, sans autre arrière-pensée, qu'il lance cette fameuse échappée du Futuroscope. "Sincèrement, glisse celui que personne n'appelle encore 'Il Diablo', je ne pensais pas au général. Si j'ai attaqué, c'était pour le maillot à pois. Un maillot mythique, le plus important pour moi après le maillot jaune, que je pensais trop grand, trop beau pour moi." On sous-estime Chiappucci. Lui le premier.
Si cette échappée du Futuroscope est exemplaire et formidable, c'est que chacun de ses quatre protagonistes en aura tiré un immense bénéfice. L'étape pour Maassen, donc, et le maillot jaune pour les trois autres. Steve Bauer le gardera neuf jours, jusqu'à l'entrée dans les Alpes. Puis Ronan Pensec prend le relais à Saint-Gervais, le jour même de son anniversaire, suscitant un fol espoir. "OK pour Ronan", lâche alors Greg LeMond, prêt à jouer la carte du Breton.
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A L'Alpe d'Huez, Ronan Pensec, tracté par Robert Millar, sauve son maillot jaune. Il l'abandonnera le lendemain.

Crédit: Getty Images

Mais s'il conserve le maillot le lendemain à l'Alpe d'Huez, Pensec s'écroule ensuite dans le chrono en altitude de Chamrousse. "Le matin, je vais reconnaitre le chrono, c'était super, j'avais des jambes de feu, raconte Pinpin. Puis l'après-midi, plus rien, les jambes en coton, la panade totale. C'est comme ça..."
Comme ça que Claudio Chiappucci, à dix jours de l'arrivée, endosse le premier maillot jaune de sa carrière. "Le moment qui a changé ma vie, dit l'Italien. Là, j'ai compris l'importance du maillot jaune. D'un seul coup, j'avais tout le monde qui venait vers moi : les journalistes, les tifosi... Tu ne peux plus te cacher une fois que tu as ce maillot." Avec 6'55" d'avance sur Erik Breukink et 7'30" sur LeMond, l'Italien a encore une sacrée marge à la sortie des Alpes. "Mais je ne peux pas dire que je croyais à la victoire finale, les autres avaient beaucoup plus d'expérience et moi, je cherchais toujours à savoir qui j'étais", souffle Claudio, comme s'il se sentait toujours dans la peau d'un intrus, en jaune ou pas.
Ce Tour, il ne le gagnera pas. La veille de l'arrivée, Chiappucci va céder dans le chrono du Lac de Vassivière, laissant LeMond filer vers son troisième sacre. Sa place, inespérée trois semaines plus tôt, sera celle du dauphin. Pourtant, ce n'est pas à Vassivière ou dans les Pyrénées que Chiappucci a perdu ce maillot jaune, mais... lors de la journée de repos. Le lendemain de sa prise de pouvoir à Chamrousse, et la veille d'une étape de moyenne montagne à Saint-Etienne qui lui sera fatale. "Je venais d'avoir le maillot jaune, et j'ai passé toute cette journée de repos avec les journalistes, les supporters, tout le monde. Je me suis un peu déconcentré. Je ne me suis pas bien entraîné. Je l'ai payé."
A Saint-Etienne, c'est à son tour de tomber dans un traquenard. Le boomerang du Futuroscope. Le détonateur en sera... Ronan Pensec. "Je suis parti dans une échappée, narre le Français. Les Carrera [l'équipe de Chiappucci, NDLR] ont roulé, ils ont fini par me reprendre, mais quand nous sommes arrivés dans les Monts du Forez, il n'y avait plus personne. Chiappucci était tout seul." Et Pensec d'asséner : "Si je ne suis pas dans cette échappée, Greg ne gagne jamais le Tour." De fait, quand LeMond lance la grande offensive, le maillot jaune ne peut suivre. A Saint-Etienne, il lâchera près de cinq minutes. Quasiment la moitié de son pécule poitevin. Il en conserve un souvenir douloureux :
Le grand problème, c'était mon équipe. Elle était trop faible. Moi, j'étais stressé parce que je me suis retrouvé dans une situation que je ne maîtrisais pas. Je n'étais pas préparé à ça. C'est dommage d'avoir perdu cinq minutes sur une étape presque facile...
Malgré tout, plus rien ne sera comme avant pour Claudio Chiappucci. Il terminera encore sur le podium du Tour les deux années suivantes, cette fois derrière Miguel Indurain, s'offrira le maillot à pois, mais grimpera aussi à trois reprises sur la boîte sur le Giro et, surtout, remportera Milan-Sanremo.
Alors, il n'a aucun regret. "Ma vie a changé à jamais après ce Tour, sourit-il. J'ai appris énormément sur moi, j'avais obtenu les réponses que je voulais avoir." Et Claudio l'avoue, il lui arrive de se demander ce que sa vie aurait été si, aux abords du Futuroscope, il n'avait pas déclenché cette échappée...
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12 juillet 1990 : A Chamrousse, dans les Alpes, Claudio Chiappucci découvre le maillot jaune.

Crédit: Getty Images

Chapitre 3 - Echappée, mode d'emploi

Derrière l'instinct, l'audace, la folie parfois, une échappée répond aussi, et surtout, à des problématiques immuables. D'un côté, une poignée d'hommes, parfois même un solitaire. De l'autre, un peloton de plusieurs dizaines de coureurs. Combat par essence déséquilibré.
"C'est toujours le peloton qui décide", a-t-on coutume de dire. Les récits exposés ici le confirment. Il faut toujours que, pour une raison ou une autre, le gros de la troupe choisisse la clémence. L'organisation du peloton en chasse derrière des fuyards est une mécanique bien huilée.
A travers notre Sports Explainer, découvrez cette organisation souvent millimétrée qui, quand elle se met en place, ne laisse que peu d'espoirs aux échappées. Ce qui rend plus exceptionnels encore les destins de ceux qui, eux, ont la chance d'aller au bout de leur escapade.

Chapitre 4 – Marie a revu sa Normandie

234 kilomètres. 234000 mètres. Tout seul. Jusqu'à la victoire. Thierry Marie a eu sa part de gloire sur le Tour de France. Ses parts, même. Vainqueur à six reprises (trois prologues, un chrono et deux étapes en ligne), il est aussi le seul Français depuis la fin de l'ère Bernard Hinault à avoir porté le maillot jaune dans trois éditions différentes. Cela vous pose un bonhomme.
Mais sa vraie trace dans l'histoire, il la doit à ce 11 juillet 1991. Sur ses terres normandes, sur la route du Havre, il se lance dans une entreprise complètement dingue. Seul contre tous pendant 234 bornes, il triomphe au terme de la plus longue échappée solitaire victorieuse des sept dernières décennies. Une journée hors normes. Et comme personne n'est mieux placé que Thierry Marie pour l'évoquer, ce sont ses mots, et seulement ses mots, qui vont maintenant vous la narrer.
"Je dois d'abord parler du Tour de France 1986. Cette année-là, j'avais perdu le maillot jaune à Evreux, le jour même où nous étions entrés en Normandie. Pour le bonheur de traverser ma région en jaune, c'était cuit. J'avais vécu ça avec un grand désarroi, un goût amer, et je l'avais gardé dans un coin de ma tête.
Cinq ans plus tard, je gagne à nouveau le prologue du Tour. Le lendemain, je le perds au profit de LeMond par le jeu des bonifications. Après, je décide d'attendre un petit peu. Le Tour revenait en Normandie, je voyais évidemment ça comme une opportunité. On arrivait au Havre, puis une étape à Argentan et enfin le contre-la-montre à Alençon. Ce chrono du 13 juillet, je l'avais coché en espérant reprendre le maillot jaune. Je me savais capable de faire un super contre-la-montre. C'était l'idée. Mais deux jours avant, j'ai grillé tous mes plans. C'était un peu de la folie, oui...
Je me retrouve devant après un sprint bonification. Je mets en route, je roule pendant cinq bornes à bloc. On est très loin de l'arrivée, alors je me dis : 'qu'est-ce que je fais ? Je me relève ou je ne me relève pas ?' Je m'étais souvent retrouvé dans des situations comme ça et en général, je me relevais. Mais on est en Normandie, chez moi. Alors, je décide d'y aller. Quand je me retourne la première fois, je vois Bernard Hinault dans la voiture faire un signe comme pour dire 'il est fou, il va se rétamer.' Il n'était sûrement pas le seul à se dire ça, d'ailleurs. Moi, j'y crois, parce que je sens que j'ai de bonnes jambes.
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Thierry Marie à travers sa Normandie.

Crédit: Eurosport

Evidemment, ça veut dire que je fais une croix sur le contre-la-montre. Un chrono comme ça sans être à égalité de forces avec les autres, c'est impossible. Mais je sens qu'il y a une opportunité. La veille, Rolf Sorensen a perdu son maillot jaune sur une chute juste avant l'arrivée. LeMond s'est retrouvé en tête du général mais il n'a pas voulu porter le maillot. La stratégie du peloton est donc devenue un peu particulière, sans l'équipe du maillot jaune pour rouler. Quand je pars, le peloton tire le rideau. C'est comme ça que je finis par prendre 20 minutes d'avance.
Sauf qu'à 50 bornes de l'arrivée, je suis obligé de rouler à bloc, à 70 km/h, parce qu'un gars est sorti du peloton et m'a déjà repris quatre minutes. S'il rentre sur moi, ce n'est plus la même histoire. Du coup, je suis obligé d'accélérer 20 kilomètres plus tôt que prévu, c'est dur. Ce n'est vraiment qu'à 10 bornes de l'arrivée que je sais que j'ai gagné. Mais j'y ai toujours cru, tout le temps. C'est ça le vélo, si vous n'avez pas le mental, ce n'est même pas la peine d'y penser.
Le jour le plus Bourlon
Dans l'histoire du Tour, un homme, un seul, a fait mieux que Thierry Marie. Le vendredi 11 juillet 1947, dans le premier Tour de l'Après-Guerre, Albert Bourlon s'échappe dès les premiers mètres de la 14e étape. Entre Carcassonne et Luchon, il va passer... 253 kilomètres seul en tête, sous le cagnard, avant de s'imposer. Un record sans doute inégalable vu la limitation de la longueur des étapes. Oublié deux jours plus tôt par les commissaires dans le classement, il leur lance à l'arrivée : "c'est bon, vous m'avez vu cette fois?"
En plus de la victoire d'étape, je prends le maillot jaune, pour la troisième et dernière fois de ma carrière. A 5 kilomètres de l'arrivée, Cyrille Guimard a d'ailleurs dit à Bernard Quilfen "qu'il pense au maillot jaune, qu'il pense au maillot jaune !" Mais j'étais tellement cuit... Je me disais 't'es gentil, je vais déjà penser à gagner l'étape et on verra après pour le maillot'. Mais je l'ai pris, ce maillot jaune, et même celui de meilleur grimpeur. C'était le hold-up parfait !
A l'arrivée, je commence à réaliser ce que j'ai fait. Mais je suis épuisé, j'ai même eu une fringale sur la fin. J'ai à peine le temps de me reposer et je suis tellement cuit qu'il faut m'aider à monter sur le podium. Je ne tiens plus debout, j'ai peur de tomber dans la foule.
Le lendemain, je suis près de passer à la trappe. Il y a une bosse dès le départ, ça roule à 50 à l'heure et il faut que je m'accroche. Mais je garde le maillot une journée de plus. Je le perds dans le contre-la-montre, où je termine 20e. Ce n'est pas mal vu le contexte, mais je n'étais pas en mesure de lutter avec les autres.
Peu importe, je ne le regrette pas. Même si j'avais pris le maillot dans le chrono, ça n'aurait pas été pareil. Aujourd'hui, qu'est-ce qu'il me reste ? J'ai mes prologues, mais ce n'est pas suffisant. Pour être reconnu durablement dans le vélo, il faut y aller, avoir des exploits sur son C.V. Cette victoire m'a apporté beaucoup de reconnaissance. Oui, c'est un peu dingue. Un peu kamikaze. Il ne faut pas être fainéant pour faire ça. Il faut être aussi un peu bourrin dans sa tête, peut-être.
Ce que j'ai réussi ce jour-là, beaucoup de gens s'en rappellent, même si ça commence à dater. En Normandie, surtout, je pense que ça a marqué le public. Surtout que pendant l'étape, du côté de Dieppe, je me suis mis à chanter "j'irai revoir ma Normandie, c'est le pays qui m'a donné le jour..." Cette image est restée pour les gens du coin.
Je ne sais pas si j'aurais gagné cette étape si elle n'avait pas été en Normandie. En Bourgogne ou en Bretagne, ça aurait été beaucoup plus compliqué. Je me souviens avoir demandé un jour à Laurent Fignon : 'mais putain, toi, tu as la même motivation au Tour d'Italie, en Espagne, ou quand tu fais le Tour de France ?' 'Evidemment', m'avait-il dit. Pour lui, le terrain n'avait aucune influence quand il voulait quelque chose. Moi, je suis très attaché à mon pays, à ma famille. Je suis quelqu'un de très sensible, et le côté affectif, le fait de jouer "à domicile", ça m'a beaucoup aidé.
Lors de ma dernière année professionnelle, en 1996, j'ai voulu refaire le même coup sur Paris-Nice. J'ai vite été rappelé à l'ordre. Le lendemain, j'avais même dû abandonner. Pour mener à bien une échappée comme ça, il ne suffit pas d'être dingue. Il faut aussi avoir les jambes. Au Havre, je les avais."
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Les plus longues échappées victorieuses (Infographie par Clovis Museux - Twitter : @Sivolc)

Crédit: Eurosport

Chapitre 5 – Pontarlier, au-delà de l'improbable

Pontarlier. Tour de France. Pareille association propulse inévitablement la mémoire vers le 15 juillet 2001. Au cœur des années Armstrong, une escapade hors normes, 14 coureurs bravant une météo apocalyptique pour former une échappée record, puisqu'elle devancera le peloton de près de... 36 minutes sur la ligne d'arrivée. Du jamais vu. Pour la petite histoire, l'ensemble du peloton aurait dû être éliminé, puisqu'il était hors délais. Mais éliminer 160 coureurs d'un coup n'était pas une option...
"J’étais commentateur à l’époque, se souvient Christian Prudhomme. Avec Bernard Thévenet et Jean-Paul Ollivier, nous n’en revenions pas. C'est monté à 15 minutes, ce qui est déjà énorme, et puis 17, 20 et au final plus de 30 minutes... On se demandait quand ça allait s’arrêter."
Pour atteindre de telles proportions, il faut forcément des circonstances exceptionnelles. La première a donc tenu à la météo. Jens Voigt, porteur ce jour-là du maillot jaune, que l'on ne vit quasiment pas car les coureurs avaient tous enfilé leur "imperméable", donnant au peloton une sinistre allure monochrome, a un mot pour qualifier le temps : "merdique". "C'était terrible, raconte l'Allemand, qui en a pourtant vu dans sa longue carrière. Il faisait très froid, il y avait beaucoup de vent et bien sûr de la pluie, en permanence." "Il y avait même une sorte de brouillard", ajoute Prudhomme, conférant un caractère plus particulier encore à l'atmosphère du jour.
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Pontarlier 2001 : Une étape dantesque, une météo infernale, et Erik Dekker qui lève les bras au bout.

Crédit: Getty Images

Mais le ciel, quand il se déchaîne à ce point, devient souvent l'allié des audacieux. "Oui, la météo a pesé, assure Erik Dekker, resté dans l'histoire comme le vainqueur de cette étape. J'avais vu les prévisions la veille, et j'ai décidé qu'il fallait essayer de prendre l'échappée. La pluie, le froid, ce n'est jamais drôle, mais ça peut aider à gagner une étape. Et puis, quand le temps est pourri, autant être devant, non ? Comme ça, on est plus vite au sec. Après tout, Armstrong a eu froid 35 minutes de plus que moi !"
Dans un tel contexte, le peloton n'a pas toujours envie de lutter. Surtout, personne n'y avait vraiment intérêt. C'est là l'autre élément déclencheur de cette échappée historique, au sein de laquelle 14 coureurs vont prendre place. 14 coureurs, issus de 11 équipes différentes. Bon courage pour trouver une formation pour enclencher la poursuite.
François et Pascal le grand frère
François Simon a été un des grands gagnants de l'échappée de Pontarlier. Il va finir 6e à Paris, après avoir porté le maillot jaune trois jours. C'est à l'Alpe d'Huez qu'il l'endosse pour la première fois. Un formidable clin d'œil à son grand frère, Pascal. En 1983, l'ainé des Simon, maillot jaune depuis une semaine et en route pour la gloire, avait dû abandonner dans l'étape de l'Alpe, à cause d'une clavicule meurtrie. Un crève-cœur en partie apaisé 18 ans plus tard par le frangin.
Cette échappée a pourtant failli ne jamais avoir lieu. Partie dès le kilomètre 5, elle a trouvé en son sein un élément perturbateur, nommé Alexandre Vinokourov. "C'était un gros problème pour nous, parce que jamais Armstrong n'aurait laissé partir ce groupe avec Vino, trop dangereux pour lui. Heureusement pour nous, il a crevé. Quand j'ai vu ça, j'ai lâché un "ouiiiiii", se souvient Dekker avec malice. On avait beaucoup bagarré pour sortir, et Vino n'avait rien à faire là."
Voilà comment ces 14 hommes sont partis pour 215 kilomètres d'aventure commune. Une journée pas comme les autres, "un peu ennuyeuse, se rappelle Dekker. Nous avions tellement d'avance et nous étions si loin de l'arrivée... Entre nous, on rigolait en voyant l'écart augmenter à ce point." Le Néerlandais, déjà vainqueur de trois étapes l'année précédente, met encore dans le mille. A 31 ans, ce fut sa dernière victoire sur le Tour. La plus mémorable. Ce jour-là, le plus fort a gagné. Le plus habile aussi. "Erik, c'était un coureur malin", avance Christian Prudhomme, avant de filer la métaphore footballistique : "il fait partie de ces coureurs qui, comme certains avant-centres, mettent la balle au fond quand ils sont devant le but. C’est exactement ça Erik Dekker."
Au fond, on ne regrettera qu'une chose de cette folle étape : malgré son côté extravagant, elle n'aura pas suffi à renverser la table. Pontarlier n'a pas engendré de Walkowiak ou de Pereiro. Les années Armstrong ne toléraient pas une telle fantaisie. Dommage. Principal gagnant au classement général avec François Simon, Andrei Kivilev aurait pu être celui-là.
"Il n'était pas très connu à cette époque, mais tout le monde savait que c'était un bon grimpeur, relève Jens Voigt. C'est Lance, au bout d'un moment, qui a dit ‘les gars, Kivilev, si on lui laisse trop de marge, il va devenir dangereux'. C'est pour ça qu'il a fini par faire rouler son équipe." Cela semble irréel, mais si Kivilev n'avait pas été dans l'échappée, le retard du peloton à l'arrivée aurait été bien supérieur à ces 35 minutes déjà folles…
A Pontarlier, le regretté Kazakh de Cofidis, disparu lors d'un tragique accident en 2003 sur Paris-Nice, se retrouve avec près de 14 minutes d'avance sur Armstrong. "Franchement, dit Erik Dekker à propos de Monsieur K., je me suis dit que les favoris jouaient avec le feu." Mais non. Armstrong, lui, jouait avec autre chose. Encore devant l'Américain à l'entrée des Pyrénées, Kivilev descendra du podium à l'occasion du dernier chrono pour terminer 4e à Paris. Malheureusement, il n'aura jamais porté le maillot jaune sur ce Tour.
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Andrei Kivilev dans l'Alpe d'Huez lors du Tour 2001, 48 heures après la fameuse étape de Pontarlier.

Crédit: Imago

Chapitre 6 – Thomas Voeckler, le génial trublion

Il y a quatre catégories de maillot jaune. Les grands leaders, d'abord. Seul le jaune est dans leur tête, parfois dans leurs gênes. A côté d'eux, le meilleur moyen de revêtir la précieuse tunique est encore d'être un super spécialiste. Un rouleur hors pair, susceptible de chaparder le prologue, avant de durer le plus longtemps possible. Viennent ensuite les sprinters. Les années de bonification, ils peuvent faire leur beurre en première semaine.
Puis il y a tous les autres. Ceux qui n'appartiennent à aucune de ces oligarchies favorisées dans la quête du pouvoir, éphémère ou durable. Pour ce peloton d'en bas, l'audace est le seul atout, l'échappée la seule issue. Condition sine qua non mais rarement suffisante. Pour un baroudeur, porter le maillot jaune une moitié de Tour relève ainsi presque du miracle. Thomas Voeckler, lui, tient une place à part dans la légende de l'épreuve, pour avoir vécu non pas une mais deux fois cette improbable odyssée.
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Pas besoin de gagner le Tour pour le marquer profondément. La preuve avec ces hommes. (Infographie par Clovis Museux - Twitter : @Sivolc)

Crédit: Eurosport

Du "Ti Blanc" insouciant de 2004 au Voeckler assuré de 2011, deux épopées de dix jours en jaune. L'écriture de deux chapitres d'un même roman, celui d'un coureur presque comme les autres, qui n'a jamais rêvé plus haut que sa selle, sans jamais rien s'interdire pour autant. Deux chapitres trempés dans deux encres bien distinctes. Car, comme nous le souffle l'intéressé, "le seul point commun entre ces deux aventures, c'est la durée".
En 2004, le Tour vit plus que jamais sous le joug de Lance Armstrong, quintuple tenant du titre en quête d'un sixième sacre historique, dont il ne restera bientôt plus que des cendres. A 25 ans, Thomas Voeckler est loin de telles considérations et de pareilles turpitudes. Mais il débarque au grand départ de Liège avec le maillot de champion de France. Quelques jours plus tard, c'est une autre couleur qui va faire sa gloire. Ce 8 juillet, sur la route de Chartres, le ciel, paré de gris et imbibé d'eau, a revêtu ses apparats automnaux. La veille, Armstrong a déjà pris le pouvoir à la faveur du chrono par équipes, dominé par la machine US Postal.
Ce premier coup de force du Texan, ce sera la chance de Voeckler. "Ça bagarrait pour sortir, raconte l'Alsacien, et pour une bonne raison : les US Postal avaient prévenu qu'ils ne voulaient pas défendre le maillot jaune. Je me souviens très bien avoir vu Sandy Casar sortir. Il était réputé pour aimer ces conditions météos pourries, c'était un vaillant, ça ne lui faisait pas peur. C'était la bonne roue à prendre." Alors Voeckler l'a prise.
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L'échappée de Chartres : Thomas Voeckler, ici aux côtés de Sandy Casar, troquera bientôt son maillot tricolore pour le jaune...

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Il ne le sait pas encore, mais de ce quintet de fuyards, où l'on retrouve également Magnus Backstedt, Jakob Piil et Stuart O'Grady, il est le mieux placé au général. "Une fois qu'on a pris trois-quatre minutes, raconte Voeckler, sachant que je devais être à deux minutes d'Armstrong, mon directeur sportif est venu m'annoncer que j'étais maillot jaune virtuel. Mais c'était sur le ton de la plaisanterie."
Une poignée d'heures plus tard, plus question de rigoler. Surtout pas Thomas Voeckler, d'ailleurs. A Chartres, où l'étape est revenue à O'Grady, le Français fait la tronche. "Il n'était pas content d'avoir raté l'étape, raconte Jean-René Bernaudeau, dont c'était... l'anniversaire. C'est un gagneur. Mais quand même. Le mec, il a 25 ans, il a le maillot jaune, et il fait la gueule. Je me suis dit 'on a affaire à un vrai tempérament' ". "C'est vrai, sourit Thomas quand on lui rappelle l'anecdote. Ce n'est qu'après que j'ai compris que le maillot jaune, c'était encore mieux." Les dix journées suivantes, au cours desquelles il ne quittera plus sa toison d'or, Voeckler les qualifie de "rêve éveillé. J'ai croqué la pomme, sans me poser de questions."
Fort de sa dizaine de minutes de marge sur Armstrong, il peut voir venir mais s'attend à rendre les armes dans les Pyrénées. A La Mongie, L.A. mange d'ailleurs la moitié de son retard. Le lendemain, au Plateau de Beille, de ses 5'24" de crédit, le Français parvient à conserver 22 petites secondes sur l'Américain. L'image de son poing serré sur la ligne reste une des plus fortes de sa carrière. Jean-René Bernaudeau, lui, n'a jamais rien vécu de plus puissant au plan émotionnel :
Dans la montée finale, il pensait que c'était foutu. Thierry Bricaud conduisait, j'étais à côté de lui. On est monté à la hauteur de Thomas et on lui disait "ça va le faire, ça va le faire". Un moment donné, il s'est mis à gueuler "je ne vous crois pas". Il a réalisé à 50m de l'arrivée qu'il allait garder le maillot, quand il a entendu Mangeas faire le compte à rebours. Un moment inoubliable. On pleurait tous. On était content de l'avoir pourri.
Au plan comptable, ce sauvetage miraculeux n'a fondamentalement rien changé. Thomas Voeckler avait déjà passé huit jours en jaune et il allait perdre son maillot deux étapes plus loin. En revanche, il a beaucoup fait pour sa popularité. S'il avait cédé au Plateau de Beille, comme la logique le réclamait, sa cote n'aurait sans doute pas été aussi forte. "Avec le recul, confirme-t-il, j'ai compris que c'est ce jour-là que j'ai vraiment tissé un lien avec le public. J'étais le p'tit Français qui se bat avec ses moyens, qui se sort les tripes face à l'ogre américain."
Pour Christian Prudhomme, Voeckler est devenu "une sorte de petit fiancé des amoureux du Tour de France. C’était la découverte d’un personnage, né en Alsace, parti aux Antilles avec ses parents, son histoire douloureuse, la disparition de son père en mer, son retour en métropole en Vendée, etc." Un personnage, mais aussi un sacré bout de coureur, capable de maximiser son potentiel. "Une fougue impressionnante, reprend Prudhomme, un coureur très intelligent qui a prouvé par la suite qu’il était capable de grandes choses avec beaucoup de sens tactique."
La suite, ce sera notamment 2011. Surtout 2011. L'acte II. A la source, évidemment, une autre échappée belle. Une des étapes les plus folles de ces dernières années, pour l'un des plus beaux Tours de l'ère moderne. D'Issoire à Saint-Flour, le Tour vit une de ces journées qui marquent. Dans la descente du Pas de Peyrol, une chute élimine plusieurs ténors, dont Van den Broeck et Vinokourov, et incite le peloton à temporiser. Une aubaine pour les cinq échappés du jour : Juan Antonio Flecha. Johnny Hoogerland. Luis Leon Sanchez. Et deux Français. Deux vieilles connaissances. Vous ne devinez pas ? Thomas Voeckler, bien sûr. Sandy Casar, évidemment.
Ce groupe va aller au bout. Enfin, une partie. A 35 kilomètres de l'arrivée, c'est à son tour d'être victime d'un incident majeur, quand une voiture suiveuse renverse Flecha et expédie Hoogerland dans les barbelés. L'image du corps lacéré du Néerlandais laissera une empreinte profonde, au propre comme au figuré. Toute la cruauté du cyclisme tient dans cette séquence. La poisse des uns forge l'heureux destin des autres. "Quand la voiture nous double, moi aussi j'aurais pu tomber, admet Voeckler. Là, il n'y a pas une histoire de réflexe, c'est juste de la chance ou de la malchance."
Comme sept ans plus tôt, l'Alsacien ne gagnera pas l'étape. Sans aucun regret, cette fois. "Je m'étais toujours dit que si l'occasion de Chartres se représentait, je choisirais. Alors, j'ai décidé de ne courir que pour le maillot jaune. Sans aucune garantie de l'avoir, mais j'étais prêt à sacrifier la victoire d'étape." Luis Leon Sanchez lèvera donc les bras. Voeckler, lui, retrouvera ce maillot qui avait fait sa gloire. Comme en 2004, personne n'imagine qu'il puisse tenir dix jours car, cette fois, sa marge sur les principaux favoris se révèle ténue, autour de trois minutes.
Mais le leader d'Europcar a pourtant une idée derrière la tête. "Je ne pensais pas le garder 10 jours, je ne me posais même pas cette question. En revanche, j'avais beaucoup plus confiance en moi qu'en 2004. J'étais dans mes meilleures années. J'avais pour ambition de le défendre aussi longtemps que je pourrais et je me disais aussi qu'une fois le maillot perdu, je continuerais à jouer le général pour faire une place. J'avais le sentiment que c'était la chance de ma carrière." Mais, comme il le concède volontiers, "ça a duré plus longtemps que je ne l'avais imaginé..."
Thomas et Pierrot la rockstar
Le Tour 2011, pour Europcar, aura d'abord été une aventure humaine. Voeckler doit notamment beaucoup à Pierre Rolland, géant dans son rôle de lieutenant au point d'être qualifié par Armstrong lui-même de "rockstar". Le jour où Voeckler perd son maillot à l'Alpe d'Huez, Rolland signe le plus grand succès de sa carrière. "Pierrot a voulu m'attendre, raconte Voeckler. Je lui ai tout de suite dit, non, tu files. C'était son moment." Rolland a quitté l'équipe en 2015, mais les liens demeurent. "Ce sont des moments inoubliables. Il y a entre nous un lien qui dépasse celui de simples ex-équipiers", conclut TV.
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Pierre Rolland et Thomas Voeckler, à Luz-Ardiden, en 2011.

Crédit: Getty Images

Par un sympathique clin d'œil, Thomas Voeckler va vivre le point culminant de son Tour 2011 au... Plateau de Beille. Mais si en 2004, il y luttait d'abord contre lui-même, il joue cette fois dans la cour des grands. Les Schleck, Evans, Contador, tous essaient de le secouer. Lui ne bronche pas. "Thomas ne s'accrochait pas, rappelle Bernaudeau avec la voix qui pétille. On sentait qu'il avait de la marge. C'est le pic d'excellence de sa carrière." "Honnêtement, dit Voeckler, c'est le seul moment de toute ma carrière où je me suis senti un petit peu le patron du Tour. Avoir le maillot jaune sur le dos, dans une grande étape de montagne, voir les favoris attaquer et réussir à aller les chercher un par un, c'était assez grisant."
A tel point qu'à la sortie des Pyrénées, on commencera même à se demander si Voeckler ne va pas finir par gagner ce Tour. Lui n'y a pas vraiment cru. "Le Plateau de Beille ouvrait d'autres perspectives, c'est sûr, concède-il. Mais j'ai la tête sur les épaules. Je connais le vélo, je sais comment ça marche. Les Alpes arrivaient, et j'ai toujours préféré les Pyrénées. Puis il y avait ce long chrono de 42,5 km avant l'arrivée. Mais je peux comprendre que dans les médias ou le public, certains aient commencé à y croire. Puis, à la limite, après Luz-Ardiden et le Plateau de Beille, je l'aurais mal pris qu'on ne me considère pas comme un vainqueur potentiel."
Ce sont deux fautes, plus qu'une faiblesse physique, qui scelleront sa perte dans les Alpes. Une sortie de route dans la descente vers Pinerolo, puis un effort inutile dans l'étape de l'Alpe d'Huez pour tenter de mettre à mal un Cadel Evans qu'il croyait en difficulté. "Il avait juste eu un problème de dérailleur. Je me suis escrimé dans un effort un peu vain, je l'ai payé à l'Alpe..." C'est là, dans ce temple du Tour, que Voeckler passe la main, à seulement 48 heures de l'arrivée. Jamais un Français n'avait été en jaune si près de la fin du Tour depuis Fignon en 1989.
"Objectivement, juge-t-il, sans mes erreurs de la dernière semaine, ma vraie place, c'était deuxième. Mais j'ai la conviction que je ne suis pas passé à côté de la victoire finale. La supériorité d'Evans dans le dernier chrono ne m'aurait pas permis de garder le maillot jusqu'à Paris." Jean-René Bernaudeau, lui, aurait aimé que son poulain soit le premier Français sur le podium du Tour au XXIe siècle. "Il l'aurait mérité", dit-il. Mais sans doute Voeckler a-t-il contribué à décomplexer les Péraud, Pinot ou Bardet, montés sur la boite depuis.
Reste que, podium ou pas, Thomas Voeckler, à sa façon, a marqué le Tour de France. Sans l'avoir gagné, il en est un personnage. Comme une évidence, c'est là qu'il a décidé d'achever sa carrière, cet été. "Il a attaqué tous les ans, porté le maillot jaune, gagné le maillot à pois et des étapes… Thomas, c'est un symbole du 'tout est possible'", estime Christian Prudhomme, à qui nous laisserons l'anecdote finale, révélatrice de la trace laissée par le roi de l'échappée belle. Au-delà des frontières françaises. "Il est incroyablement encouragé à l’étranger aussi. Sur le Tour de Yorkshire, tout le monde le connaît. À Düsseldorf, il y a une exposition sur les coureurs du Tour. Ils ont mis Albert Einstein, Mick Jagger et... Thomas Voeckler. Tous les trois tirent la langue." Au peloton, sans doute…
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Thomas Voeckler au Galibier en 2011. Il perdra le maillot le lendemain à l'Alpe d'Huez.

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