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Tour de France - Les Grands Récits - Antoine Blondin, chronique d'un géant du Tour

Laurent Vergne

Mis à jour 18/07/2022 à 23:05 GMT+2

LES GRANDS RECITS – Il est peut-être le personnage le plus marquant de l'histoire du Tour à ne jamais avoir donné un coup de pédale. Chroniqueur de génie, il a magnifié l'épreuve par sa plume pendant vingt-huit ans. Quarante ans après son dernier écrit et alors que 2022 coïncide avec le 100e anniversaire de sa naissance, retour sur l'inimitable Antoine Blondin.

Les Grands Récits - Antoine Blondin

Crédit: Quentin Guichard

"Le Tour de France, dont le propre est d'aller de l'avant, bien qu'il tourne parfois autour de lui-même, porte un solide bagage de traditions, parfois mystérieuses. Il sécrète des intentions, des actes, des gestes et en conserve la mémoire dans ses sites légendaires."
Morzine, 20 juillet 1982. C'est en ce lieu-ci et ce jour-là qu'Antoine Blondin a écrit ces lignes. Quatre jours plus tard, l'écrivain livrait dans L'Équipe la dernière de ses 524 chroniques.
Tel un immense champion cherchant un passé glorieux mais inatteignable, le Blondin de la fin n'était plus tout à fait ce campionissimo de la plume qui avait durant vingt-huit années enchanté par la fluidité de son style, son ahurissante érudition qu'il n'étalait jamais mais saupoudrait toujours à bon escient, son humour teinté de mélancolie quand elle ne masquait pas une certaine gravité et son exquise sensibilité.
Ce Tour 1982 ne fut peut-être pas le meilleur du chroniqueur, et peut-être le pire de l'homme. Tombé malade à Auch, il ne put suivre la caravane jusqu'à Paris. Mais l'écrivain était encore capable de fulgurances, comme les deux phrases qui ouvrent ce Grand Récit et, ma foi, suffiraient à définir ce Tour de France, qu'il a aimé comme peu et narré comme personne. Quarante ans après sa dernière Grande Boucle et plus de trente après sa mort, Blondin garde une place à part. Inégalé car sans doute inégalable. Le Tour lui a beaucoup donné et il lui a beaucoup rendu. A moins que ce ne soit l'inverse.

Le George Best de l'Académie française

Ce romancier parfois frustrant et souvent frustré, dont les œuvres complètes se limitent à une poignée de livres, a été vénéré comme "journaliste sportif", même si le terme, trop réducteur, l'enferme dans des limites impropres, quand l'écrivain n'a jamais totalement reçu les louanges que son talent aurait requis. L'Académie française s'est refusée à lui. Elle en a accueilli de moins brillants. Il a pourtant longtemps habité à deux pas de l'institution du quai Conti.
"J'avais une maison au bord de la mer mais pour aller à la plage, il fallait passer devant un bar. Je n'ai jamais vu la mer", racontait George Best dans une de ses plus fameuses tirades. Blondin pourrait la faire sienne pour l'Académie. Il était à 200 mètres à peine, mais plusieurs abreuvoirs peuplaient le court chemin. Dont le fameux "Bar Bac", au 13 de la rue du même nom, une de ses résidences secondaires, où il pouvait passer "jusqu'à six jours de suite" en se "nourrissant" de soupe (un peu), de pastis ou de vin blanc (beaucoup).
"J'ai toujours préféré le maillot jaune à l'habit vert" disait-il dans une pirouette à propos de l'Académie pour trancher d'éventuels regrets qu'il feignait de ne pas éprouver. Il n'y aurait probablement pas été plus heureux qu'au bistrot du coin mais cette reconnaissance, qu'au fond il devait savoir mériter, il l'aurait sans doute appréciée.
Le Blondin romancier est tout sauf négligeable. Il est même sous-estimé. De L'Europe buissonnière à Monsieur Jadis ou l'école du soir, sa dernière parution, en 1970, en passant par Un singe en hiver, petit bijou lui ayant valu le Prix Interallié avant d'être adapté au cinéma par Henri Verneuil avec Gabin et Belmondo, il y a mis beaucoup de lui-même. Il fut, tout particulièrement avec Monsieur Jadis, un des précurseurs de l'autofiction, comme on ne l'appelait pas encore.
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1959 : Antoine Blondin entouré par le jury du Prix Interallié, qu'il vient de recevoir pour "Un singe en hiver".

Crédit: AFP

Mon pauvre Antoine, ce que vous écrivez me tombe des mains
Mais il y a toujours eu un petit "mais" avec les romans de Blondin. Comme si le format long ne lui convenait qu'à moitié. "Mon pauvre Antoine, ce que vous écrivez me tombe des mains", lui asséna même un jour Louis-Ferdinand Céline, auprès duquel il aimait parfois trouver conseil. Une critique d'une rudesse inouïe et bien trop excessive. Mais l'intéressé lui-même ne se voilait pas la face.
Dans Un singe en été, le livre consacré à son camarade, l'ancien journaliste de L'Équipe et du Monde Jacques Augendre glisse cette anecdote qui en dit long. Un ami souffle à Blondin : "Antoine, tu es un artiste, un virtuose, un génie de l'écriture. Tes nouvelles sont merveilleuses, tes chroniques époustouflantes. Pourtant, je te dois un aveu. Ton dernier roman se traîne un peu. J'ai eu du mal à le terminer". "Confidence pour confidence, moi aussi...", réplique l'écrivain.
Il n'était donc pas le dernier à se rabaisser. "Je trouve le film bien mieux que le livre", disait-il à propos d'Un singe en hiver. En 1988, où il jouait le jeu de la confidence dans l'émission A voix nue sur France Inter, Pierre Assouline, dans le rôle de l'intervieweur, souligne que certains de ses livres ont marqué durablement. "Vaguement, répond Blondin. Certains jours, j'aimerais disparaître totalement. D'autres, je voudrais laisser une trace."
Il avait en revanche conscience de sa valeur dès lors qu'il endossait sa cape de chroniqueur. Là, sans fausse modestie, il se définissait plus en leader qu'en gregario : "Ça semble peut-être un peu prétentieux, mais il paraîtrait que je suis peut-être le meilleur des écrivains qui se soient penchés sur le sport. Presque plus fort que Montherlant et Giraudoux, et Mac Orlan pour le rugby."
De fait, du rugby (il a également écrit sur les choses de l'ovalie dans L'Équipe et Guy Boniface était un de ses proches amis) au Tour de France, sa verve s'est exprimée dans la chronique sportive plus et mieux qu'ailleurs. Ses 524 textes estivaux dans L'Équipe, qui constituent une œuvre à part entière, demeurent une référence absolue. Dans ce registre plus court, plus direct, son style percutant s'est épanoui à merveille. Il faut aussi lire les dizaines de préfaces qu'il a rédigées, toutes formidables, pour s'en convaincre. Mais Antoine Blondin a surtout trouvé avec le Tour de France un terrain de jeu idéal.

Train en marche et faux départ

Il a 32 ans lorsqu'il rejoint cette confrérie pas comme les autres. Sa première participation coïncide avec le deuxième des trois triomphes de Louison Bobet. En cet été 54, il n'est encore qu'un chroniqueur à temps partiel. L'Équipe ouvre la rubrique à plusieurs plumes. Blondin doit partager. Il prend le train en marche, à Bayonne, lors de la 10e étape, et en descendra douze jours plus tard. La fête a commencé et s'achèvera sans lui.
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Le jeune Antoine Blondin, en 1949. Il a 27 ans et n'a pas encore découvert le Tour.

Crédit: AFP

Dès sa première chronique, intitulée Du pin et des jeux alors que le peloton a traversé les forêts landaises entre Bordeaux et le Pays basque, on retrouve le Blondin qui parle de lui et de la course. "Pour une étape de plat, celle-ci est plutôt du genre fausse maigre", écrit-il à propos de ce 10e acte. Mais ce sont surtout les premières lignes qui frappent par leur justesse. Le nouveau venu y dévoile son entrée sur la pointe des pieds dans un monde où il doit se faire sa place, dont il a rêvé enfant et qui l'accueille sans encore l'adouber :
"Prendre le Tour de France en marche, c'est pénétrer dans une famille avec des gaucheries de fils adoptif, des réticences d'enfant de l'amour tard reconnu. Tout un rituel s'est instauré sans vous, dont on vous livre patiemment les clés. (...) De Bordeaux à Bayonne, je me suis étonné d'être dans cette caravane qui décoiffe les filles, soulève les soutanes, pétrifie les gendarmes, transforme les palaces en salles de rédaction, plutôt que parmi ces gamins confondus par l'admiration et chapeautés par Nescafé. Je peux bien le dire, mon seul regret est de ne pas m'être vu passer."
Douze jours plus tard, Antoine doit donc partir. Il en crève et il l'écrit. Quiconque a ressenti une fois dans sa vie cette pointe à l'âme à l'heure de tourner le dos aux vacances, quitter des amis, une fête ou n'importe quel autre endroit où on se sent si bien que s'en aller est une blessure dont on se relève sans en oublier tout à fait l'amertume, ne peut que se retrouver dans ces mots :
"Il est des soirs, comme ce soir, où je souhaiterais que tous les coureurs abandonnent, que les klaxons se taisent, que les journaux ne paraissent plus. Car j'écris ceci sur la route de la gare, alors que déjà la fête tourne sans moi. La dernière image, la plus poignante, du Cirque de Charlot, montre le clown désemparé au milieu de la place déserte, tandis que la caravane s'éloigne. Ma valise à la main, je n'ai pas le courage de me donner, moi aussi, un coup de pied aux fesses pour repartir dans la vie. Ma mélancolie s'apparente davantage à celle de l'enfant qui pointe un doigt vers le manège pour réclamer : 'Encore un tour !'"

Le Kerouac du Tour

Son coup d'essai est à ce point un coup de maître que, dès l'année suivante, Blondin sera là à temps plein. Jacques Goddet, à la fois le patron de L'Équipe et celui du Tour, a compris qu'il tenait une perle dont il ne peut déjà plus se passer. Sa recrue ne quittera plus jamais la fête en cours de route. Mais qu'elle s'achève en même temps pour lui que pour tout le monde ne chassera pas la mélancolie qui l'envahit à chaque arrivée à Paris.
Parce qu'il n'a jamais été aussi heureux que sur le Tour, le laisser derrière lui a toujours relevé pour lui du crève-cœur. Ce spleen de quitter le Tour, de rentrer chez lui, vers cette forme d'enfermement, c'est celle du prisonnier en liberté conditionnelle. La fin du Tour, c'était sa conditionnelle qui sautait pour une année entière. Alors il redevenait morose : "Il me faut attendre onze mois. Onze mois de patience et d'impatience."
Le Tour, il en rêvait depuis l'enfance. L'intégrer, c'était son bonheur. Sa fierté. Sa revanche, aussi. A 15 ans, le collégien Blondin avait participé à un concours national. Il s'agissait de rédiger un petit essai sur le thème de la Grande Boucle. Les auteurs des meilleures copies étaient invités à suivre une étape du Tour. Blondin ne fut pas retenu. "Ce bonheur me fut refusé au profit des premiers de la classe, qui n'en avaient que faire, expliquera-t-il. Ma madeleine de Proust, si elle dégage un parfum d'embrocation, a aussi une lointaine odeur de revanche." Celle-ci fut totale et éclatante.
S'il aimait le cyclisme, le Tour était sa vraie passion. C'était vrai de l'écrivain, et au moins autant de l'homme, qui a trouvé dans la kermesse de juillet l'occasion de cicatriser ses blessures, même de façon temporaire. Le Tour est son hétérotopie. Ce concept forgé en 1967 par Michel Foucault désigne les localisations physiques de l'utopie. Un refuge, une manière de s'extraire brièvement, même de manière illusoire, des vicissitudes du monde. Pour l'enfant, ce peut être une cabane dans un arbre, un coin au fond du jardin ou du grenier. Pour Blondin, ce sera le Tour. Son monde à part.
Né en 1922, la même année que Jack Kerouac, l'auteur de Sur la route, il est, comme l'Américain, un auteur de l'errance. Le Tour sera son "Sur la route". Chez lui, un salvateur besoin d'évasion. Peut-être parce qu'il a grandi dans le IXe arrondissement de Paris, le quartier des gares, "comme un appel au départ", disait-il. Il a trois ans lorsque sa mère est victime d'un accident domestique. Alors qu'elle se coiffe devant la cheminée, sa blouse prend feu. Le petit Antoine la voit partir vers l'escalier en hurlant. Elle s'en tire mais une longue convalescence l'empêche de s'occuper de son fils. Il amorce ce qu'il définit comme "une vie d'enfermement, sous des formes diverses."
"A 5 ans, précisait-il, j'étais en pension. Après, je suis allé en internat à Louis-Le-Grand. Adulte, pendant la Guerre, je me suis retrouvé deux ans dans un camp en Allemagne pour le STO, et quand je suis rentré, je me suis marié pour la première fois en 1945. J'ai été interne toute ma vie." De ces traumatismes d'enfance, il gardera un besoin impérieux d'évasion. Et un léger bégaiement.

La voiture 101

Le Tour sera sa seconde jeunesse. Sa première, même. Celle que la Guerre lui a volé. Son antidote à l'enfermement. A la solitude, aussi. "Je n'ai eu ni frère ni sœur. Alors, je sors. Pour trouver des frères et des sœurs." Au mois de juillet, il trouve pendant vingt-huit ans une famille de substitution. Et des frères, surtout dans la légendaire voiture 101, sa "résidence d'été", selon ses mots. Son hétérotopie dans l'hétérotopie. C'est là qu'il passe tous ses Tours de France. Ses frères ? Jean Farges, au volant. Et ses compères journalistes de L'Equipe, Pierre Chany, Jacques Augendre ou encore Michel Clare, lesquels tournent entre la voiture 101 et la moto du même nom. Blondin, lui, ne quitte pas la banquette arrière de la Peugeot.
L'allégresse y est reine. On y parle de vélo, bien sûr, et de mille autres choses. Côtoyer Blondin, c'était l'assurance d'apprendre, de découvrir. De rire, aussi. Jusqu'à l'approche de l'arrivée, où la trouille gagne les trublions de la 101. Blondin partage avec ses compagnons cette peur panique de la page blanche et du bouclage. "A la fin de l'étape, racontait Pierre Chany, quand la dernière heure arrivait, nous étions tendus et nerveux. Nous étions heureux comme des gosses, puis nous devenions silencieux en pensant au papier à faire".
Alors la voiture 101 devenait muette. "J'étais pris de nausées en voyant le panneau des vingt derniers kilomètres et me trouvais parfois à la limite de vomir dix kilomètres plus loin, avoua un jour Blondin. Le moment d'écrire approchait et cela m'effrayait. Car je ne préparais jamais mes articles. J'ai toujours eu horreur du préfabriqué." Ses chroniques, si fluides, laissaient croire à une forme de facilité. Tout paraît simple. Rien ne l'était. "Ça m'ennuie de ne pas écrire, mais quand j'écris, c'est pire. Quand j'écris, j'écris très vite, mais je mets du temps avant de m'y mettre. C'est terrible", résumait-t-il dans A voix nue.
Entre eux, les rôles sont bien définis. A Chany la course. L'analyse, le décryptage, la compréhension. A Augendre et Clare la partie magazine. Blondin, lui, se réserve les chemins de traverse vers d'autres contrées où lui seul pouvait se rendre. L'aventure sur le fond, la littérature sur la forme. Il était à part. Dans sa propre catégorie. Ni coureur ni vraiment journaliste. Il admirait les uns et respectait les autres et pardonnait leurs faiblesses à tous, par affection.
En salle de presse, il n'est pas rare qu'un journaliste, bloquant sur une phrase, un mot qui ne sort pas, vienne lui demander conseil. Il repart toujours avec une solution. Il surnommait les galériens de la salle de presse "Les forçats de Larousse". "Il connaissait trop les servitudes du journalisme et il était trop charitable pour ironiser, révèle Jacques Augendre dans Un singe en été. Il savait, peut-être plus que quiconque, combien il est difficile de travailler à chaud, l'épée dans les reins, l'œil rivé, tantôt sur sa copie, tantôt sur sa montre. Dans ces conditions, l'erreur est excusable, la maladresse encore plus. Les forçats de Larousse bénéficiaient de son indulgence."
Malgré l'appréhension et le mal de bide, chaque soir ou presque, la magie s'exprime. Dès la titraille, souvent. Il aurait pu s'arrêter là que tout aurait été résumé d'une formule. Le jour où Merckx inscrit ses pas dans la légende du Tour lors de son cavalier seul à Mourenx en 1969, Blondin fait mouche en deux mots : "Tout Eddy". Neuf ans plus tôt, lorsque Roger Rivière avait laissé son maillot jaune et sa carrière dans le ravin du Perjuret, le titre de sa chronique synthétisait là aussi le sentiment commun : "En travers de la gorge." Simplicité. Efficacité.

Goddet lui pardonnait tout

Il ne réservait pas ses saillies drolatiques à ses seuls lecteurs. Ses compagnons de route y avaient droit, eux aussi, lors de ces soirées parfois (souvent) bien arrosées où les journalistes, ayant achevé leur besogne, profitaient d'un peu de temps calme pour magnifier ce compagnonnage que Blondin aimait au moins autant que la course. Comme cette scène impliquant le journaliste du Dauphiné Roger-Louis Lachat, dont la plume était parfois parsemée d'élans blondiniens. Jacques Augendre raconte :
"Un soir, notre confrère grenoblois prenait le frais sur un banc devant son hôtel et contemplait le ciel étoilé. Dans l'obscurité, on ne voyait que son visage écarlate, boursouflé par les coups de soleil (il suivait toujours la course dans une voiture décapotable). Antoine, qui logeait dans le même hôtel, surgit soudain de l'ombre et s'esclaffa : 'Lachat pèle au clair de lune.'"
L'allusion à cette chanson à succès des années trente (La chapelle au clair de lune) lui était venue de façon spontanée, presque instinctive, en moins de deux secondes. Les fameuses fulgurances de Blondin. Mais envers ses camarades de route, elles n'étaient jamais mal intentionnées. De toute façon, on pardonnait tout à Blondin. Même Jacques Goddet. Le patron, pourtant pas toujours commode, nourrissait une tendre affection pour son chroniqueur auquel, pour résumer, il passait à peu près tout. "Il lui trouvait des excuses qu'il n'aurait pas accordées à d'autres", sourit Jacques Augendre.
Alors, le jour où Blondin refait la moquette de sa chambre d'hôtel à Bordeaux parce que, déjà bien imbibé, il confond une bouteille d'encre et une autre de Pomerol au moment d'aller se coucher avant de vomir tout ce qu'il peut, Goddet passe l'éponge, au sens figuré, malgré sa colère. Il règle la note alourdie par l'incident et se contente de lancer le lendemain matin à son chroniqueur qui, tête baissée comme un gosse, n'en mène pas large : "Alors Antoine, vous buvez de l'encre, maintenant ?" Blondin, pas fier mais soulagé par la mansuétude de celui dont il craignait la colère, trouve le moyen de s'en sortir d'une pirouette : "C'est pour vous pisser de la copie, patron." Et Goddet a souri.
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Jacques Goddet et Antoine Blondin en 1988.

Crédit: AFP

Un jour, il l'a même tutoyé, ce à quoi personne ne se risquait. L'écrivain, il est vrai, ne s'adressait pas à lui. Ce jour-là, l'étape se traîne dans le Jura et la fine équipe de la voiture 101 profite de l'apathie du peloton pour prendre le temps de déjeuner. A la fin du repas, Augendre, Chany et Farges sont encore attablés. Blondin, lui, est au bar. Il hurle un "Jacquot, tu reprends quelque chose ?" Il attend la réponse d'Augendre quand surgit celle de Jacques Goddet, entré au même moment dans le restaurant : "Non merci, mon vieux. Jamais d'alcool pendant l'étape." Que le directeur ne se soit pas offusqué du fait que Blondin ait pu lui parler aussi familièrement, ce qu'il n'aurait à l'évidence jamais osé, en dit long sur l'affection qu'il lui portait.

L'âge d'or du Tour et du journalisme

Si son génie s'exprime à merveille Tour après Tour et jour après jour, c'est sans doute aussi parce qu'il a la chance de traverser l'âge d'or de la Grande Boucle. Il y est entré au cœur du triplé de Louison Bobet et l'a quitté en plein règne de Bernard Hinault. Entre les deux, Blondin a connu Jacques Anquetil et Eddy Merckx. Sans oublier Raymond Poulidor, figure incontournable, l'idole du siècle, pour laquelle, comme toujours, il trouva la définition la plus parfaite de toutes : la "Poupoularité."
Il le baptisa ensuite le "Quadragêneur" quand, à 40 piges, il trouvait encore le moyen d'emmerder Merckx. Il était plus anquetiliste que poulidorien mais finira par se rapprocher du Limousin après s'être installé à Linards, non loin de Saint-Léonard-de-Noblat, le fief de Poulidor. "Là-bas, chez lui, j'ai découvert que la qualité de l'homme surpassait encore celle du champion", a-t-il dit.
Dans un registre bien plus dramatique, il a aussi vu mourir Tom Simpson ("Il était là, juste devant moi, quand il s'est effondré"). La tragique disparition du Britannique sur la caillasse du Ventoux emportera tout le reste. Il le citait toujours comme l'événement le plus marquant de ses vingt-huit Tours, devant n'importe quelle envolée de campionissimo.
Au-delà de l'âge d'or sportif, Antoine Blondin a aussi vécu celui du journalisme sur le Tour. "Le Tour que Blondin a connu était un autre Tour de France qu'aujourd'hui, rappelait l'an dernier dans Ouest France Philippe Brunel, un de ses héritiers à L'Équipe. Il n'y avait pas plus de 70 journalistes, on écrivait dans les salles de presse où ça fumait, ça buvait, ça s'entraidait car seule la dernière heure de course était retransmise à la télé. On ne voyait quasiment rien. Le lien d'amitié entre journalistes était important. Maintenant, chacun est dans son coin." La proximité entre suiveurs et coureurs n'était pas davantage comparable. Le temps où le coureur, même le plus illustre, était abordable. C'était du sur mesure, avant le prêt à porter servi à tous en conférence de presse.

Après avoir beaucoup bu, il se saoulera

Blondin a quitté le Tour avant ce qui s'apparente à une forme d'industrialisation. Il est mort à l'aube des années EPO. Qu'aurait-il pensé de tout ça ? D'Armstrong et des autres ? Des équipes en forme de rouleau-compresseur version Sky ou Jumbo ? Des oreillettes et de tout le reste ? Parce qu'il était le fruit de son temps, et même s'il ne sert à rien de faire penser les morts, il est probable qu'il n'aurait guère goûté ces évolutions. Il aurait continué d'aimer la course et les coureurs, mais le Tour de Blondin, tel que nous le contemplons, contait une France plus proche de Doisneau que de la "start up nation". Relire Blondin aujourd'hui, c'est se plonger dans un Tour de France qui n'existe plus tout autant qu'il est éternel.
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Robert Doisneau et Antoine Blondin.

Crédit: Getty Images

Sans l'hétérotopie du Tour, les dernières années de sa vie vont perdre leur sel. Peut-être même leur sens. Les "onze mois de patient et d'impatience" se transforment en ennui continu. Il avait toujours plongé dans la boisson. Cette fois, il va finir par s'y noyer. On a beaucoup écrit et glosé sur l'alcoolisme de Blondin, quitte parfois à donner l'impression de le réduire à l'étiquette de l'écrivain qui boit. "Erreur, je suis un buveur qui écrit", rétorquait le maestro.
Plus qu'un refuge, ce fut une forme de quête pour lui. La même que le Tour de France, paradoxalement. Il n'ignorait probablement pas le côté illusoire et triste de la démarche, mais il s'agissait bien, là aussi, de rechercher la fraternité, la communauté humaine. Blondin parlait d'ailleurs de "verres de contact". Mais l'alcool a fini par l'isoler. "On boit pour être ensemble, on se saoule pour être tout seul", disait-il. Après avoir beaucoup bu, il se saoulera les dernières années dans une déchéance pathétique.
Certains de ses amis l'avouent, à la fin, ils changeaient de trottoir pour ne pas le croiser et se trouver embarqués par et avec Antoine dans son puits d'alcool sans fond. Symbad de Lassus, son petit-fils, auteur d'un beau livre sur son grand-père co-écrit avec le regretté Jean Cormier, grande figure du journal Le Parisien, s'interroge dans cet ouvrage : "Pour devenir l'homme et l'écrivain qu'il a été, avait-il besoin de la boisson ? Pendant longtemps, par fascination ou par ignorance, j'ai voulu penser que non. L'homme aurait sans doute été plus apaisé. Nous aussi. Mais quid de son œuvre ?"
Dans L'Homme aux 50 Tours de France, Pierre Chany, paré de la mélancolie qui ne quittait jamais Blondin, a résumé la glissade finale de son ami : "Le personnage nocturne est devenu aussi célèbre que l'écrivain. A force, il a fini par mélanger les deux. Puis est venu le jour où il s'est rendu compte qu'il était plus facile de faire la fête que d'écrire."
Il est des œuvres qui se lisent et se regardent, celle-ci se garde et se relit
L'écrivain qui ne l'était plus vraiment a claqué en verres et bouteilles l'essentiel de son argent, une matière qui ne l'intéressait guère et le rebutait presque. Si le gosier était souvent rempli, le panier était toujours percé. Car Antoine Blondin était un généreux, un vrai, dépensant plus pour les autres que pour lui. Ses amis, bien sûr. Les pauvres, aussi. Ceux qu'ils croisaient pour la première fois, parfois.
"J'ai bien des défauts mais je veux croire que j'ai aussi quelques qualités et je veux qu'on sache que je ne suis pas un type vénal, a-t-il confié un jour. J'ai eu pas mal d'emmerdements. Cependant, l'intérêt financier n'a jamais fait partie de mes préoccupations. Je n'ai pas fait le Tour pour l'argent. J'ai beaucoup attendu de lui. J'en ai même tout espéré, excepté qu'il m'enrichisse."
L'année de son premier Tour complet, en 1955, arrivé au journal pour récupérer son salaire, il ne fut donc pas plus surpris que ça d'apprendre qu'il devait de l'argent à son employeur estival. Il avait largement dépassé son avance. Puis ce dialogue, devenu si célèbre qu'on finit par se demander si la légende n'a pas dépassé la réalité : convoqué par le fisc pour régler ses "petits" soucis pécuniaires, Blondin fait face à son percepteur. Celui-ci propose de négocier l'ardoise et d'échelonner ses dettes. "Mais en attendant, que pouvez-vous nous verser ?" Réponse de Blondin : "Une larme."
Sa vraie richesse, son héritage, ce sont ses écrits. Reste donc cette poignée de romans, qui gagnent à être découverts ou redécouverts, et ces 524 chroniques. Une façon de se replonger dans le livre d'or du Tour mais aussi celui de la littérature française, puisqu'on y croise Chateaubriand et Georges Sand, Baudelaire et Rimbaud, Rostand et Péguy et tant d'autres géants qu'il se plaisait à pasticher. Mais jamais il ne copiait. Il réinventait, toujours. Le seul auquel il a refusé de "s'attaquer" fut Jules Renard. Inabordable, selon lui : "J'aurais aimé faire une chronique à la manière de Jules Renard, mais je n'ai pas voulu m'y risquer. C'est un des rares écrivains, le seul peut-être, qu'on ne peut imiter."
Imité, Blondin l'a été depuis quarante ans, même si la quête est vaine. Par son approche, son style, sa verve et, disons-le, ce qu'il faut bien appeler une forme de génie littéraire irrigué par la matière sportive et la sève épique propre au Tour de France, il a façonné une œuvre à la fois dense, cohérente et unique. A défaut de l'imiter, on peut toujours paraphraser Blondin, en lui servant cette phrase magnifique qu'il eut un jour à propos du livre de Marcel Bidot, Souvenirs, ou l'épopée du Tour de France : "Il est des œuvres qui se lisent et se regardent, celle-ci se garde et se relit." Le plus parfait des autoportraits.
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Antoine Blondin, légende du Tour à sa façon.

Crédit: Getty Images

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