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Tour de France 2023 - Grand Récit - Thierry Claveyrolat, la tragédie de l'Aigle

Laurent Vergne

Mis à jour 17/07/2023 à 13:08 GMT+2

Révélé sur le tard, Thierry Claveyrolat était devenu une figure importante du cyclisme français au début des années 90 en brillant sur le Tour de France, même s'il restera à jamais un homme du Dauphiné, lui qui n'aimait rien tant que briller sur ses terres. Il était l'Aigle de Vizille. Son suicide, à seulement 40 ans, a conclu sa destinée tragique.

Thierry Claveyrolat.

Crédit: Eurosport

"Quand je venais sur Grenoble un peu avant les Six Jours, on en profitait pour s'entraîner avec Thierry. Sur piste bien sûr, mais aussi sur route. On est au mois de novembre, je me dis qu'on va rester dans la vallée. Mais non, Thierry, lui, voulait grimper. La côte de la Bastille notamment. C'était son jardin préféré. En novembre, il voulait monter là-haut. Je lui disais 'Euh non, Thierry, ce n'est pas la peine'. Peu de coureurs, même des grimpeurs, auraient envie de monter la Bastille, ce véritable mur, au mois de novembre. Des cols du Vercors ou de la Chartreuse, ça peut être sympa, mais se faire violence dans ce mur… Mais lui, il aimait ça. Il était chez lui."
Le Thierry qu'évoque ici Jacky Durand, c'est Claveyrolat. La Bastille, qui mène au fort du même nom au prix de 2 kilomètres de montée à près de 14% de moyenne, c'est le sanctuaire du cyclisme grenoblois. Une torture. Ou un plaisir, pour Thierry Claveyrolat, qui l'a escaladée quelques centaines de fois. En toutes saisons, donc. Cette passion dévoile les deux faces de ce personnage en le résumant : un grimpeur, un vrai, et un gars du coin, jamais aussi bien qu'ici. Il a toujours été un homme de chez lui.
A le voir virevolter entre les lacets, on le croirait sorti tout droit de Colombie. Mais sa terre, c'est la région de Grenoble. La Chartreuse. Vizille. Sa ville, à quelques encablures au sud de Grenoble. Il en sera l'Aigle. Et le roi de la Bastille où, dans le dernier lacet, trône aujourd'hui une statue à son effigie. Parfois, en montagne, il avait l'étoffe d'un seigneur, sans en nourrir tout à fait l'ambition. Sauf chez lui.
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La stèle rendant hommage à Thierry Claveyrolat au sommet de la Bastille, à Grenoble

Crédit: AFP

Quand le Dauphiné arrivait au cœur du printemps, il se découvrait des envies. Sur le Tour de France, idem. Mais seulement dans les Alpes, surtout dans ce coin-ci. "Quand on regarde son palmarès, il s'est fait presque intégralement à la maison, relève Jacky Durand. C'était un parcours qui était taillé pour lui. Il n'attendait qu'une chose, c'était qu'on arrive dans les Alpes."
Le coureur avait percé sur le tard avant de connaître ses plus beaux honneurs la trentaine venue. L'homme est parti beaucoup trop tôt. Une nuit de septembre, enseveli sous les emmerdes d'une ampleur trop grande et d'une nature trop variée, il s'est suicidé d'une balle dans la tête. A 40 ans. Chez lui.

Le temps des galères

Il fut donc l'Aigle de Vizille, comme Bahamontès fut celui de Tolède. Le champion espagnol chanté par Jean-Louis Murat a d'ailleurs connu sa plus belle heure de gloire en remportant le Tour de France 1959, l'année de la naissance de son lointain héritier des montagnes. Thierry Claveyrolat n'a jamais atteint de telles hauteurs, mais il a pris sa petite part de gloire. Pourtant, rien n'avait été simple.
Il a déjà 24 ans et une drôle de moustache quand il rejoint le milieu professionnel, dans la petite équipe de Saint-Etienne - UC Pélussin, avec notamment Vincent Lavenu. Elle fermera ses portes au cœur de la saison 1983. "C'était le temps des vaches maigres, se souvenait-il en 1990. J'avais un loyer à payer et je venais d'acheter à crédit une R5 d'occasion."
De son passage dans le Forez, il gardera le sentiment d'une équipe improbable, réputée pour sa couleur... communiste. La mairie est alors tenue par le PCF et l'ancien coéquipier de Tom Simpson Michel Nédelec, le directeur sportif, ne cachait pas son appartenance au parti. "La veille de Paris-Nice, on avait même dû aller au siège de la CGT serrer la pince à Krasucki. Ça nous donnait une drôle d'image", selon "Clavette".
A l'âge où certains ont déjà deux Tours de France sous le coude, le natif de La Tronche est au point mort. "Il n'a pas eu d'opportunités pour passer pro plus tôt. Il a galéré, Thierry. Il a fait pas mal de petites équipes avant de se faire repérer sur le Dauphiné", raconte Jean-Claude Colotti, son meilleur ami dans le cyclisme et en dehors. Claveyrolat doit alors beaucoup à un homme : Bernard Thévenet. C'est lui qui va lui permettre de décoller en le recrutant en 1986 au sein de la toute nouvelle équipe RMO dont l'ancien double vainqueur du Tour est le directeur sportif.
Il l'avait croisé une première fois en 1982, alors que Thierry était encore amateur. "On m'avait demandé de m'occuper du club phare de Grenoble, où il était, nous dit-il. Après, je l'ai eu comme coureur, une année avec La Redoute, puis chez RMO à partir de 1986. C'était déjà un très bon grimpeur, avec une bonne pointe de vitesse en plus." Thévenet se souvient de quelqu'un de "pas toujours facile à gérer. Il était un peu têtu, faisait ce qu'il avait envie de faire. En revanche, quand il avait une idée en tête, qu'il avait décidé de faire un résultat quelque part, il allait vraiment au bout des choses. Finalement, il choisissait déjà ses objectifs, un peu comme ça se fait maintenant."

Grimpeur et pistard

Ses objectifs ? Le Dauphiné, donc. Il y remporte quatre étapes de montagne au fil des ans, s'approprie le maillot de meilleur grimpeur, termine à maintes reprises dans le Top 5 et deux fois sur le podium (3e en 1989, 2e l'année suivante). Son autre truc, ce sont les Six Jours de Grenoble. On n'imagine pas la Clavette, frêle comme un moineau, en spécialiste de la piste. Pourtant, si.
"Il se débrouillait pas mal, rappelle l'ami Colotti, qui faisait équipe avec lui sur piste. Il a même été champion de France de la course aux points. La piste, c'est une très bonne école pour apprendre à frotter, à se situer, pour l'habileté sur le vélo. Ça lui a fait du bien. Après, je pense que s'il n'y avait pas eu les Six Jours à Grenoble, on n'aurait sans doute pas vu Thierry sur la piste."
Ce rendez-vous de fin de saison devient un rituel. A Grenoble, surtout. A Bercy, aussi. Fin 1986, c'est d'ailleurs là qu'il connait ses premiers tracas. Au milieu d'une quinzaine de coureurs, dont Jean-René Bernaudeau, il se retrouve englué dans le cadre d'un trafic d'amphétamines. Il nie en utiliser et le tribunal correctionnel de Paris finit par le relaxer. Cette affaire aurait pu ruiner le début de son ascension. Car à 27 ans, sa carrière démarre enfin.
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Thierry Claveyrolat en 1986.

Crédit: Getty Images

"Sa chance, estime Jean-Claude Colotti, et la mienne aussi d'ailleurs, puisqu'on est arrivés là-bas ensemble, c'est que RMO a décidé de créer une équipe. C'est ce qui lui a permis de se révéler. Une expérience unique. Quand on a démarré, on était 25e au niveau mondial, on allait sur les courses à six dans la bagnole, dans des breaks, les vélos sur la galerie. On courait le lendemain, on était complétement cuits. Puis RMO a grandi à la bonne vitesse, ni trop vite ni trop lentement, et on a fini avec les bus et toute l'infrastructure d'une équipe pro. L'équipe est devenue N.3 mondiale."
Là-bas, il noue en prime deux amitiés fortes, même si l'une d'entre elles se terminera très mal. Colotti, d'abord. Son alter ego. Les inséparables. "Normalement, chez RMO, on tournait pour les chambres, on ne dormait jamais avec le même coureur d'un soir à l'autre, évoque-t-il. Sauf Thierry et moi. On était toujours ensemble. En fait, on était comme des frères. Pour le reste du peloton, c'était Titi et Coco, on nous appelait comme ça. On ne se quittait pas. Pourtant, on n'avait pas du tout les mêmes caractères. Mais on s'entendait super bien, peut-être grâce à ça justement. On partait en vacances ensemble, nos femmes se connaissaient bien. Des frères, oui."
Je ne sais pas lequel de nous deux était le plus heureux
Le duo est indissociable et se meut souvent en trio, avec Paul Kimmage. Lui aussi débarque chez RMO en 1986. Dans son article d'une rare puissance, "L'attraction fatale de Thierry Claveyrolat", paru peu après la mort du grimpeur, l'Irlandais a raconté le détonateur de leur amitié :
"C'était au mois de juin 1986, il restait 10 km dans la dernière étape du Dauphiné lorsqu'il est venu me voir pour me demander un service. Il était en tête du classement du sprint intermédiaire et devait gagner le sprint final pour s'assurer le premier prix, une Fiat Uno. Pour être honnête, l'art du sprint en peloton n'était pas vraiment mon fort, mais l'équipe avait été décimée par les blessures et j'ai accepté de l'aider. (…) À son commandement, j'ai ouvert le sprint et je l'ai gardé à l'abri jusqu'aux 100 mètres, quand il a démarré et gagné facilement. Je ne sais pas lequel de nous deux était le plus heureux."
Paul s'installe non loin de chez Thierry et les deux deviennent presque aussi cul et chemise que Titi et Coco. "On était très proches tous les trois, très souvent ensemble", évoque Jean-Claude Colotti. Mais quand Claveyrolat atteint ses sommets au début des années 90, en remportant deux étapes du Tour de France (dans les Alpes, bien sûr) tout en décrochant un maillot à pois, son rêve, Kimmage n'est plus chez RMO. Il n'est même plus dans le cyclisme. Déçu par le milieu, dégoûté par ses mœurs, notamment le dopage dans lequel il refuse de se vautrer tête baissée, il a pris sa retraite fin 1989 pour se tourner vers le journalisme.
Au début de l'année 1990, Kimmage publie Rough Ride, un livre entre autobiographie et plongée dans un milieu et ses dérives. L'ouvrage parle surtout de lui, et de son expérience, et se montre beaucoup plus dur avec les dirigeants de ce sport qu'avec les coureurs eux-mêmes, mais le cyclisme tout entier va mal le prendre, notamment Stephen Roche et Sean Kelly, les deux stars du cyclisme irlandais.
"Cela a gâché ma relation avec le cyclisme pendant très longtemps, vraiment gâchée, a-t-il confié en 2012 eu site Bicyling.com. J'avais décidé de faire ce que je pensais être quelque chose de bien pour le sport, de faire une bonne action pour le cyclisme, et d'être traité comme je l'ai été, j'ai ressenti cela comme une terrible injustice."

Sauve qui peut (l'amitié)

Dans l'affaire, Paul Kimmage va surtout perdre son ami Thierry Claveyrolat, en plein milieu du Tour de France 1990, celui de la gloire pour l'Aigle de Vizille. Une histoire en deux temps. Paul Kimmage a été invité à parler de son livre dans l'émission phare de la télé irlandaise, le Late, Late Show. Interrogé sur Roche et Kelly, l'auteur refuse une vision sans nuance en noir et blanc mais les deux stars se sentent crucifiées en place publique. Kimmage ne comprend pas la réaction de Roche. "Surtout que je ne dis que du bien de lui. Vraiment. Je ne veux pas croire qu'il ait pu tout lire, sinon il ne réagirait pas ainsi", se défend le journaliste dans L'Equipe en juin 1990.
Un mois plus tard, sur le Tour, il est pris à parti par Thierry Claveyrolat. "Il m'a surpris avant le départ de la cinquième étape et ne s'est pas arrêté, détaille-t-il dans "L'attraction fatale de Thierry Claveyrolat". L'expérience a été bouleversante. Stupéfait par la rapidité et le venin de son attaque, j'ai essayé de me défendre, mais je n'arrivais pas à ouvrir la bouche, à trouver un mot. Je suis resté debout et je l'ai laissé me maltraiter. C'était la dernière fois que nous nous rencontrions, face à face."
Kimmage en est pourtant convaincu, son désormais ex-ami n'avait pas lu son livre. "Thierry ne parlait pas anglais et Rough Ride n'avait pas été traduit en français et il ne l'a d'ailleurs jamais été", nous dit-il aujourd'hui. Pour lui, sa réaction au livre était totalement basée sur ce que Roche lui avait dit. Pas en bien, à l'évidence. "Plus que déçu, j'étais très, très triste. Parce qu'il avait été un ami si proche de moi que jamais je ne l'aurais trahi."
Moins d'une semaine plus tard, Claveyrolat triomphe en solitaire au sommet du Bettex à Saint-Gervais. Il prend le maillot à pois, qu'il ne quittera plus jusqu'à Paris. Jamais il n'a été aussi haut. Paul vit la consécration de Thierry de manière ambivalente et douloureuse : "J'étais tellement heureux pour lui, mais j'ai été aussi très malheureux. C'était le plus grand jour de sa carrière, j'étais là, en tant que journaliste, je le regardais mais je ne pouvais pas lui parler parce qu'il ne voulait pas me voir."
Dans l'interview qu'il donne à L'Equipe au soir de sa plus belle victoire, le Grenoblois répond publiquement à Kimmage et ses mots, très durs, témoignent du fossé qui sépare les deux hommes : "Je peux dire que sans moi et sans l'amitié de Stephen Roche, il n'aurait pas fait plus de deux saisons dans les pelotons, car il était plutôt 'ramier' pour s'entraîner.' A la sortie, il a écrit un livre dans lequel il nous salit (…) Pour l'amitié, c'est maintenant foutu." Sauve qui peut (l'amitié), aurait pu dire Godard.
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La victoire de Thierry Claveyrolat à Saint-Gervais en 1990.

Crédit: Getty Images

Thierry n'était pas quelqu'un de particulièrement ambitieux, ni dans la course ni dans la vie
A 32 ans, sur le tard, Thierry Claveyrolat entre donc dans une autre dimension. Il ne sortait pas de nulle part, mais en termes de notoriété et de popularité, une étape du Tour comme celle-ci vous confère une envergure incomparable. Le maillot à pois, au moins autant. C'est la consécration d'un vrai, grand grimpeur, que beaucoup avaient décelé bien plus tôt. Un grimpeur à part aussi, avec ses braquets monstrueux, comme peut-être seul Marco Pantani en tirera plus tard.
"Ça ferait pâlir tous les grimpeurs de maintenant, se marre Jacky Durand. Il prenait le départ du Tour de France avec un 44 en petit plateau. Il était capable de faire tout le Tour avec un 44x23. On n'avait peut-être pas non plus des cols à escalader comme le col de la Loze. On avait plutôt des cols dits traditionnels mais quand même. Monter le Galibier ou l'Alpe d'Huez avec 44x23, ça paraît improbable." "Il avait un rapport poids-puissance phénoménal et c'est très important dans un sport d'endurance comme le cyclisme, ajoute Colotti. Ça lui permettait de tirer des braquets incroyables. Même sur le plat ou au sprint, ça lui permettait d'aller très vite. Quand on le voyait au niveau du corps, il était musclé partout, haut du corps, bas du corps. C'était un gars très tonique."
Un an après le coup d'éclat de Saint-Gervais, Clavet' s'offre une seconde victoire d'étape sur le Tour, à Morzine, dans des conditions dantesques. Avec le recul, il paraît presque incongru qu'il n'ait jamais accroché un Top 15 sur la Grande Boucle. Son meilleur résultat ? Une 17e place, en 1986. Aurait-il pu prétendre à plus ? Pourquoi n'est-il jamais devenu un leader, rôle dévolu chez RMO à Charly Mottet, qu'il admirait ?
"Thierry n'était pas quelqu'un de particulièrement ambitieux, ni dans la course ni dans la vie, estime Paul Kimmage. Il ne s'envisageait pas comme le leader de l'équipe ou le vainqueur du Tour de France. Son surnom lui convenait parfaitement. Il était l'Aigle de Vizille." Son territoire, son univers. "Paul a totalement raison, embraie Jean-Claude Colotti. Thierry n'était pas fait pour être leader parce qu'un leader, il l'est toute l'année. Il pouvait répondre présent sur certaines courses mais pas en permanence. Paris-Nice, par exemple, il ne faisait jamais rien. Ses courses, c'était le Dauphiné, le Tour et le Limousin. Là, il marchait vraiment."

La blessure du Mondial 1989

Les fastes de 1990 et 1991 ont partiellement adouci, à défaut de l'éradiquer, la plus grande blessure de sa carrière, lors du Championnat du monde 1989. Une édition organisée en France, autour de Chambéry, non loin de chez lui. Motivation toute naturelle. Claveyrolat n'a pas encore explosé auprès du grand public, qui le méconnait largement. L'histoire de ce Mondial, c'est celle de la revanche entre Laurent Fignon et Greg LeMond, quelques semaines après le dramatique dénouement du Tour de France. Les fameuses huit secondes.
Mais ce jour-là, sous un ciel d'encre et des trombes d'eau, c'est bien l'homme de Vizille qui croit en son destin. Dans le dernier tour, il est seul devant avec Dimitri Konyshev, le Soviétique inconnu au bataillon qui connaîtra une sacrée carrière. Pour Claveyrolat, c'est la chance d'une vie. Mais le ver était dans le fruit et les dés pipés.
Jean-Claude Colotti en garde un sale souvenir. Bouffée par des conflits internes, l'équipe de France va dans le mur sans le voir, ou sans se l'avouer. "J'ai participé à sept Championnats du monde et je n'ai jamais vu une ambiance comme ça, regrette-t-il. Je me souviens qu'on était au château à Challes les Eaux, à l'hôtel. Il y avait les mecs de (Cyrille) Guimard qui mangeaient à une table, les RMO à une autre et ainsi de suite. Une catastrophe."
Bernard Hinault est le sélectionneur de l'équipe de France mais, selon Colotti, relégué au rang de remplaçant, Cyrille Guimard gère en sous-main. "Guimard a foutu un bordel…, reprend-il. C'était un peu lui qui faisait la sélection. Pourtant, je marchais fort, je venais de gagner le Grand Prix de Plouay haut la main. J'ai vraiment eu les boules parce que j'aurais pu aider Thierry. J'aurais tout fait pour ça. Je savais qu'il pouvait être champion du monde.Finalement, il avait mis Thierry Marie et Christophe Lavainne. Ils étaient venus me voir pour me dire 'Putain Coco, comme tu marches, on est gênés pour toi'. Lavainne et Marie, ils ont fait la moitié de la course et on ne les a plus revus. A la fin, est arrivé ce qui est arrivé."
Ce qui est arrivé, c'est l'attaque de Laurent Fignon, guidé par son orgueil et son désir de revanche, sorti dans la dernière ascension de la côte de Champagnole. Il va revenir, mais aussi embarquer avec lui une cargaison de favoris, dont... Greg LeMond. Un groupe de six va se disputer le maillot arc-en-ciel sur la ligne. LeMond rafle la mise pour un fabuleux doublé. Claveyrolat termine 5e. Fignon 6e. Tout ça pour ça.
"Je pense que Guimard a donné des directives à Fignon et Fignon a ramené tout le monde, regrette Jean-Claude Colotti. S'il ne fait pas ça, Thierry finit avec Konyshev et même si Konyshev va vite, je pense que Thierry pouvait le battre. Ça se finissait sur un faux plat montant. Il avait les jambes d'un champion du monde. Il connaissait le circuit par cœur. Il m'en parlait tout le temps. Thierry, quand il avait un objectif en tête, c'était un têtu. Un caractère fort. Ce Championnat du monde, ça a été une catastrophe collective et un drame individuel."
Thierry Claveyrolat ne s'épanchera pas sur ce qu'il considère comme une trahison doublée d'un manque de respect. Deux ans plus tard, après ses succès sur le Tour, son maillot à pois, son statut aurait peut-être changé. "Thierry n'en a jamais reparlé, notamment avec Fignon. Le connaissant, il n'en aurait pas parlé sans s'engueuler. Alors il a gardé ça sur le cœur. Même ensemble, on en a très peu discuté. Quelque fois, je sentais qu'il avait les boules", avoue Colotti. "Il était très secret. Il vous laissait entrer, mais jusqu'à un certain point. C'était sa personnalité", pour Paul Kimmage.

L'Etape

Fin 1993, à 34 ans, il tire sa révérence après une dernière saison plutôt prolifique. Son niveau restait très respectable, il aurait pu continuer, mais le cyclisme était en train de changer et ce n'était plus tout à fait le sien selon son ami Colotti : "Il ne se serait pas fait au cyclisme d'aujourd'hui où les coureurs sont presque pilotés à distance. Les oreillettes, tout ça, ce n'était pas son cyclisme. Ce n'est pas une critique. Le cyclisme a simplement changé. Puis il était très loin de la diététique. Je me souviens de certaines courses où on arrivait avec une bière et un casse-croute. Alors que c'était le début de la diététique. Nous, on ne l'a jamais acceptée. On faisait attention, on faisait le métier mais on savait se lâcher en dehors des objectifs. Beaucoup commençaient déjà à avoir une vie de curé."
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Thierry Claveyrolat, ici lors de sa victoire au Trophée des Grimpeurs en 1993 sous le maillot de l'équipe Gan.

Crédit: AFP

L'Aigle a un coup d'avance en quittant le cyclisme. Il a un projet en tête de longue date : racheter le Café de la gare, à Vizille, un bar-brasserie bien situé, qu'il rebaptise "L'Etape". "Il s'était mis ça dans la tête, confie encore Colotti. Il avait cette envie depuis longtemps. En plus, on s'entendait très bien avec le patron qui lui a vendu l'enseigne. Il était heureux." Il s'épanouit dans un premier temps. Le grand Miguel Indurain en personne passe le voir et lui laisse un autographe bientôt affiché au-dessus du comptoir : "A mon ami Thierry et pour tous les clients de L'Etape."
Un trompe-l'œil. En réalité, il s'est éloigné du monde du cyclisme, à moins que ce ne soit le contraire. A quelques exceptions. Jean-Claude Colotti reste son meilleur pote. Jacky Durand, lui, est un des rares à avoir mieux connu Claveyrolat après sa carrière que pendant. "Je suis venu m'installer à Grenoble au milieu des années 90, nous dit le consultant d'Eurosport. J'allais régulièrement dans son établissement. Vizille était à 5-6 km de chez moi. En partant à l'entraînement, je m'arrêtais boire un café. Après, on se retrouvait souvent avec Colotti sur certaines soirées. C'était un bon vivant, Thierry. Un peu tordu, mais bon, tous les coureurs cyclistes le sont un peu."
"Bon vivant", "à fleur de peau", "un sanguin", voilà les termes qui reviennent dans différentes bouches aujourd'hui. Un inquiet, aussi, à mesure que les ennuis s'accumulent. Les clients se font moins nombreux à l'Etape. Claveyrolat doit aussi composer avec la réalité du business... et ses à-côtés. "Il y avait la 'mafia' locale, avec deux pôles qui tenaient les commerces, les boîtes de nuit et les restaurants sur Grenoble, raconte Durand. Lui voulait réussir tout seul, il ne voulait pas 's'associer' avec untel ou untel. Il ne voulait appartenir à personne. Mais il avait une certaine pression."

L'accident

Problèmes professionnels, personnels, Thierry glisse peu à peu et croule sous les dettes. Il en éponge une bonne partie sur un gros coup de chance : en 1998, il gagne au Millionnaire, le fameux jeu télé de l'époque qui fait rêver. Ce ne sera qu'un sursis. On ignore à quel point il était superstitieux, mais le vendredi 13 août 1999, alors qu'il revient fermer son établissement peu avant minuit, l'ancien maillot à pois provoque un accident.
Dans une descente, il roule trop vite au volant de sa BMW et ne voit pas arriver en face la Renault 19. Le choc est violent, les dégâts importants. Dans le véhicule percuté, une famille bretonne de quatre personnes en vacances dans la région. Le père, qui conduisait, souffre de multiples fractures. Le fils, un adolescent de 14 ans, perd un œil. Claveyrolat est responsable. Il a un peu bu. Il sait que la sanction sera lourde. La prison, peut-être. C'est la goutte d'eau qui fait déborder son océan d'emmerdes.
Au même moment, pour la première fois, Titi et Coco s'éloignent. "Thierry naviguait un peu trop la nuit. Il avait un côté festif qui ne l'a pas aidé. C'est comme ça. 15 jours avant sa mort, on s'était pris un peu la tête. J'ai souvenir d'une soirée où il voulait que je vienne. Je ne voulais pas. Alors je suis parti deux-trois jours à la pêche. On s'était un peu fâchés. Enfin, fâchés... On était trop proches pour se fâcher vraiment mais on était en froid."
Les jours passent. Puis, poussé par les regrets, peut-être par une forme d'instinct, Jean-Claude décide de recoller les morceaux. "Je ne sais pas pourquoi, je me suis dit 'Je vais quand même aller le voir'. Pourtant, on s'était vraiment pris la tête, il y avait cette tension entre nous, se souvient-il. Mais je suis venu. C'était deux jours avant sa mort. Comme quoi, parfois, la vie, c'est bizarre." De cette dernière visite, il conserve un sentiment pénible : "On avait bien discuté tous les deux mais je l'avais trouvé fermé, les traits tirés. Il était très, très mal. Ce n'était plus le même Thierry du tout. Je pense que dans sa tête, c'était déjà fait."
Ironiquement, deux ou trois jours avant la dernière visite de Colotti, Jacky Durand est passé à L'Etape, lui aussi : "Je partais sur la Vuelta et après une de mes dernières sorties d'entraînement, je me suis arrêté, comme d'hab', pour saluer Thierry. On a dû se dire, 'on se voit après la Vuelta'... Jamais je n'aurais imaginé qu'il allait franchir le pas. Mais quand Thierry avait une idée dans la tête, il allait au bout et je pense que c'est ce qui s'est malheureusement passé."
Lorsque le monde du cyclisme a appris la mort de Thierry Claveyrolat, le choc a été immense. Il était une figure importante et n'avait que 40 ans. Même s'il ne baignait plus dans ce monde. "Il n'avait plus énormément de contact avec le milieu, souligne Durand. A part avec Jean-Claude, son grand ami. Ils étaient de la même région, de la même génération. Le plus affecté, ça a sûrement été Jean-Claude".
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Jean-Claude Colotti.

Crédit: Getty Images

Le chagrin et les regrets

Il était 6h30 du matin, le 7 septembre 1999, quand le téléphone a sonné chez Jean-Claude Colotti quelques heures après que Thierry se fut donné la mort, d'une balle de son pistolet dont il ne s'éloignait jamais. "Ce sont les journalistes qui m'ont appris la nouvelle. Je suis resté vraiment con."
Douleur, incompréhension, il traverse tout cela. Dans son chagrin, il a eu une "chance" : avoir repris contact avec son ami avant le drame. Sans quoi la douleur se doublerait d'un insupportable regret, peut-être même d'une forme de culpabilité. Partir en froid avec son "frère", il ne l'aurait pas accepté.
Paul Kimmage n'a pas eu cette dernière visite. Ces derniers mots. Il était brouillé depuis neuf années avec Claveyrolat. Plus un échange, plus un contact. Il aurait souhaité rester proche de Thierry, mais l'amitié n'est pas une route à sens unique et si elle l'est, c'est une impasse.
Dans L'attraction fatale de Thierry Claveyrolat, il a narré une anecdote poignante. En 1998, après des années de distance, il décide un soir de prendre sa voiture et de se rendre à L'Etape. Tout mettre sur le tapis, crever les abcès et, peut-être, réparer ce qui peut l'être. Il se gare sur le parking en face de la brasserie. Aperçoit Thierry derrière son comptoir dans la pénombre. Observe pendant un quart d'heure cette tranche de vie. Mais jamais il ne va descendre de sa voiture.
Aujourd'hui, quand on lui demande s'il regrette de ne pas être entré dans le bar, Kimmage répond sans détour : "C'est un immense regret, oui. J'y ai très souvent pensé. Il faut comprendre que Jean-Claude Colotti avait réagi de la même manière que Thierry à l'époque (de la sortie du livre, NDLR). Il pensait aussi que je l'avais trahi. Mais plus tard, il a compris. Je lui ai parlé après la mort de Thierry et il a été formidable avec moi. Voilà mon regret." De ne pas avoir franchi avec Claveyrolat le pas (un saut de géant, plutôt) comme il a su le faire après avec Colotti.
"Je comprends Paul, nous souffle ce dernier. Thierry, c'était quelqu'un avec qui on ne pouvait pas aller au bout des choses, sinon on se fâchait. Ils se sont fâchés. Nous, avec Thierry, on était tellement proches qu'on n'aurait jamais pu couper les ponts définitivement. Mais je pense que si Paul était descendu de sa voiture et qu'il était rentré dans le bar, Thierry l'aurait accueilli. J'en suis certain. Ils auraient pu discuter de certaines choses. Le temps avait coulé. On sait très bien qu'il vaut mieux parler à froid qu'à chaud. Même si on se dit chacun nos vérités, elles sont mieux dites et plus audibles."
Kimmage, lui, vivra donc avec ce regret et point d'interrogation. A-t-il été surpris d'apprendre la mort de son ancien ami ? "C'est si difficile de répondre à cette question, dit-il. J'étais tellement navré pour Myriam (son épouse) et toute la famille. Ça m'a presque rendu malade et encore aujourd'hui, je suis très triste. Ai-je été surpris ? Je ne sais pas. J'étais choqué mais ce n'était pas totalement un choc, si ces mots veulent dire quelque chose."
"Je ne jugerai rien dans toute cette histoire, tranche pour sa part le frère, Coco. Je n'ai jamais voulu en dire quoi que ce soit. Je préfère rester sur l'image que j'avais de lui. On a beau creuser, on ne connait jamais tous les tenants et tous les aboutissants. On ne peut jamais pleinement savoir. Pour moi, Thierry, ça reste Thierry." Un frère. Un ami, même perdu. Un homme, avec ses forces et ses failles. Un grimpeur, aussi. Un sacré grimpeur.
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