Escrime : L'école française du fleuret, fierté mondiale, mais vrai paradoxe national

Alors qu'a débuté vendredi le Challenge International de Paris, la France accueille dans ses locaux de l’Insep plusieurs délégations étrangères, dont l’équipe de Hong-Kong et son double champion olympique individuel, et l’équipe du Japon, vainqueur par équipe à Paris en juillet dernier. Deux délégations menées par des entraîneurs tricolores. Une fierté, mais aussi un souci ?

Le Français Erwann Le Pechoux, entraineur de l'équipe japonaise de fleuret lors des Jeux Olympiques de Paris 2024.

Crédit: Getty Images

Par Gilles della Posta
Emeric Clos, Erwan Le Pechoux et Grégory Koenig réunis dans la même salle, c’est non seulement le signe de l’imminence d’un grand tournoi de fleuret, mais également l'assurance de titres, ou presque. À eux trois, ils ont remporté les titres individuels et par équipe des deux dernières olympiades à la tête de leur sélection. Chez les Bleus, Emeric Clos a décroché l’or olympique en 2021 à Tokyo, avec Erwan Le Pechoux en tant qu’athlète. À peine titré, le Provençal prenait les rênes de l’équipe masculine du Japon avec laquelle il est venu s’imposer au Grand Palais l’été dernier. Pendant ce temps, au Japon en 2021 comme à Paris en 2024, Gregory Koenig amenait son protégé Ka Long Cheung vers un doublé olympique en individuel.
Dire que les fleurettistes français savent particulièrement bien entraîner leurs athlètes tombent sous le sens. Mais difficile de dire ce qui fait exactement la réussite des Tricolores, d'expliquer cette "French Touch" si improvisée. Là où les Italiens sont réputés pour leur agressivité et leur tendance à réduire la distance jusqu’à venir quasiment au corps-à-corps à chaque touche, là où les Américains sont connus pour n'avoir peur de rien ni de personnes, attaquant leurs rivaux sans tenir compte de leur réputation ni de leur palmarès, la description devient plus délicate et brumeuse concernant les Tricolores. Comment expliquer l'école française ? Peut-être en la décomposant en deux parties : technique et mental.

Quelques spécificités françaises

Double champion olympique, par équipe en 2000 puis en individuel en 2004, Brice Guyart est désormais vice-président de la fédération française. Face à cette question, il insiste en premier lieu sur le profil très complet des fleurettistes tricolores. "Ce sont des athlètes qui savent attaquer et défendre. Quand tu rencontres un Français, tu sais que ce ne sera pas un match facile", décrit-il. Grégory Koenig se fait plus précis : "Rien qu’à la position de garde, tu peux voir si c’est un Français ou non. Si la pointe est devant, il y a beaucoup de chances que ce soit un Français. Si la pointe est en haut, c’est très certainement un Italien".
Une fois engagé dans l’assaut, la patte française est également identifiable. Brice Guyart : "On a une tendance à être loin pour faire parler notre puissance, notre agilité. Mais en étant loin, aujourd'hui, tu peux aller trop vite et rater ta cible. Donc il faut aussi accepter, parfois, de venir près". Cette tendance à beaucoup bouger sur la piste différencie les Tricolores d'autres nations.
On est plutôt sur du 'lent-vite'
"On prend beaucoup de risques, on fait beaucoup de piste alors que les asiatiques font du 'vite-vite', ils restent beaucoup au milieu, ça part très vite et ça finit très vite, explique Emeric Clos. Nous on est plutôt sur du 'lent-vite'". Au contact des entraineurs étrangers, les fleurettistes asiatiques ont beaucoup évolué dans leur approche : "Leurs athlètes étaient un peu foufous, ils partaient dans tous les sens et ils étaient faciles à contrer, continue-t-il. Les entraîneurs français partis en Asie leur ont donc amené une approche tactique différente et une palette de coups qui est énorme et devenue plus difficile à lire aujourd’hui".
Des différences techniques et tactiques qui tendent cependant à s'effacer selon Erwan Le Pechoux. Pour appuyer son propos, il prend l’exemple de l’Américain Nick Itkin, alors en plein échauffement avec la délégation américaine à quelques mètres de son équipe japonaise. "Il est américain mais son père a émigré aux Etats-Unis en venant d’Ukraine et il a appris l’escrime avec son père. Il y a beaucoup d'Egyptiens aussi aux Etats-Unis. En Asie, c'est pareil. En ce moment, il y a des Français, mais avant ça, il y avait des entraineurs venant d’autres pays".
C'est plutôt sur le mental que les différences se font à l'écouter. C’est en tout cas dans ce domaine qu’il a mis la priorité en arrivant au Japon. "J'ai beaucoup insisté au départ sur la prise de conscience de leurs qualités et de leurs possibilités, explique-t-il. Avant, c'étaient les mêmes tireurs, mais ils n'y croyaient pas. Quand ils battaient une équipe, c'était un exploit pour eux. Et maintenant, le Japon est devenu une nation forte". Le palmarès nippon le confirme : sous les ordres du français, l’équipe japonaise a décroché son premier titre mondial par équipe en 2023, et son premier sacre olympique aux Jeux de Paris 2024.
 Les Japonais sont très différents d'avant
L’aspect mental, c’est aussi le premier élément mis en avant par Enzo Lefort à propos des entraineurs français. Champion olympique par équipe en 2021, Lefort a aussi été champion du monde à trois reprises, par équipe et en individuel. Il se souvient : "Quand Franck Boidin et Emeric Clos sont arrivés en équipe de France en 2013, ils ont voulu nous redonner l’envie de jouer sur la piste. Ce que les entraineurs français amènent aux pays étrangers, c’est du fun. Les Japonais sont très différents d’avant. Maintenant on les voit s’amuser, ils ne craignent plus de perdre, ils ne se flagellent plus quand ils prennent une touche. De son coté, Ka Long Cheung n’a plus peur de se tromper. C’est dans la mentalité que les entraineurs français apportent des choses à l’étranger".
picture

Enzo Lefort et les Bleus du fleuret lors de l'Euro 2024.

Crédit: Getty Images

Julien Mertine, lui aussi champion olympique et champion du monde, abonde dans le sens de son coéquipier : "Les Hong-Kongais et les Japonais s’entrainaient aussi dur avant l’arrivée de Grégory (Koenig) et de Erwan (Le Pechoux), mais ils remplissaient des cases. Les Français ont amené du plaisir sur la piste et aussi en dehors, en matière d’échanges, dans leur relationnel. Quand un athlète est assis, refermé sur lui-même ou quand il a les épaules ouvertes et discute avec tout le monde, ce n’est pas le même adversaire sur la piste".

L'importance de l'aspect psychologique

Le Parisien, qui pourrait annoncer sa retraite au terme du CIP ce week-end ajoute : "Sur l’aspect psychologique, Franck Boidin est incroyable. Il te prend par l’épaule et cela suffit pour te rebooster complètement. Avant de croire en toi, il faut que quelqu’un te fasse croire que c’est possible, et quand ton entraineur croit en toi, tu peux mettre toutes les touches du monde".
Le regard malicieux, Erwan Le Péchoux profite de la présence des nouveaux dirigeants de la fédération française pour poser une question à voix (très) haute : "Reste à savoir pourquoi la fédération laisse partir autant d’entraineurs à l’étranger ? Aux championnats d’Asie en 2024, nous étions onze entraîneurs français toutes armes confondues… mais certains sont partis parce qu’on ne les a simplement pas retenus". Un lien de cause à effet se dresse d'autant plus facilement que le fleuret français n'est plus dominateur, malgré son or olympique de 2021 et son bronze à Paris. En l'état, le dernier titre mondial remonte à 2014.
Dès lors, conserver dans le giron français les meilleurs entraîneurs sera l'un des axes de travail du prochain directeur technique national censé être désigné au début du mois de mars, et pourquoi pas aussi faire revenir ceux qui se sont exilés. Brice Guyart l'espère : "Erwan Le Péchoux, on n'a pas réussi à le garder, à lui proposer quelque chose de suffisamment intéressant d'un point de vue sportif et je ne parle pas que du financier. A court terme, c’est une perte mais sur du moyen ou long terme, ça peut être très efficace. Il a emmagasiné de l’expérience et pourrait revenir plus fort pour servir les Français". Dans le CV du futur DTN de l’escrime française, il faudra peut-être savoir réciter par cœur le poème de Joachim Du Bellay : "Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage…"
Rejoignez Plus de 3M d'utilisateurs sur l'app
Restez connecté aux dernières infos, résultats et suivez le sport en direct
Télécharger
Partager cet article
Publicité
Publicité