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Coupe du monde - Brésil : La démocratie corinthiane, cette parenthèse enchantée

Laurent Vergne

Mis à jour 11/07/2014 à 04:06 GMT+2

Dans la première moitié des années 80, un mouvement idéologique, incarné notamment par Socrates, a chamboulé le football brésilien et la société brésilienne. C'est la démocratie corinthiane. Une aventure humaine ne ressemblant à aucune autre, qui a contribué à ébranler la dictature.

La démocratie corinthiane, au confluent de la politique et du football. Un mouvement essentiel.

Crédit: Eurosport

Qui a dit que le football ne pouvait pas changer le monde ? Au début des années 80, à Sao Paulo, a vu le jour un mouvement unique à la fois par sa nature et son ampleur, qui allait contribuer à déboulonner un régime autocratique instauré près de deux décennies auparavant. Ce mouvement, connu sous le nom de "démocratie corinthiane", incarné en premier lieu (mais pas seulement) par ce personnage hors normes qu'était Socrates, tout à la fois footballeur, docteur, citoyen et philosophe, a profondément marqué l'histoire du football brésilien. Et même au-delà.
Tout commence au mois de novembre 1981. Les Corinthians, club le plus populaire de Sao Paulo, voient arriver au poste de "directeur du département football" le jeune Adilson Monteiro Alves. Sociologue de gauche, barbu comme Socrates et trentenaire, il débarque avec des idées révolutionnaires. Installé par la présidence qui pensait pouvoir le tenir en laisse, Monteiro Alves va très vite s'émanciper. Son idée ? Bouleverser de fond en comble le mode de fonctionnement du club. Pour cela, il va trouver trois relais décisifs sur le terrain. Wladimir, l'arrière gauche, très investi dans les luttes syndicales. Walter Casagrande, l'attaquant de 19 ans, symbole de la jeunesse pauliste éprise de liberté. Et, bien sûr, Socrates. Le meneur de jeu. L'intellectuel, aussi. Le carré d'as est en place. Il va totalement rebattre les cartes.
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Socrates et Adilson Monteiro Alves en 1982.

Crédit: From Official Website

Quand Socrates met en place le droit de vote individuel

Le nouveau dirigeant n'entend rien aux affaires du football mais, d'instinct, il pressent que le statu quo est impossible. Pour lui, l'autoritarisme a vécu. Il va donc demander aux joueurs comment ils souhaitent que le club soit géré, afin de réduire le pouvoir du management pour le confier aux salariés, les joueurs en premier lieu. A partir de là, Socrates et ses copains auront la main. C'est le début d'une aventure assez extraordinaire, la naissance d'une autogestion en marge du fonctionnement autocratique qui touchait le football brésilien, à l'image de toute la société. Aux Corinthians, à compter du début de l'année 1982, les joueurs deviennent maitres d'eux-mêmes.
Sous l'impulsion de Socrates, très en avant sur ce point précis, ils découvrent une notion alors inconnue pour eux : le droit de vote individuel. "Nous décidions de tout par consensus, a raconté Socrates à Alex Bellos dans Futebol, a Brazilian way of life. Cela pouvait être sur des choses très simples comme 'à quelle heure prend-on, le déjeuner?' On suggérait, disons, trois options possibles, et tout le monde votait. Et la décision majoritaire était acceptée de tous. Il n'y a problème que s'il y a conflit. Et il n'y en avait jamais parce que tout était décidé par vote." La démocratie corinthiane, laboratoire bouillonnant et utopique, venait de naitre.

La fin du concentração

Mais l'émancipation va aller bien au-delà du fait de savoir s'il fallait manger à midi et quart ou à une heure moins le quart. Elle va remettre en cause certains fondements du football brésilien de l'époque. Le plus fort symbole, c'est l'attaque contre le "concentração". Le terme, très fort et pas anodin, évoque les mises au vert, pour n'importe quel match, y compris le plus insignifiant, imposé par les clubs aux joueurs plusieurs jours avant la rencontre. Un traitement paternaliste visant à considérer le footballeur comme un immature, inapte à se gérer seul. "Dans l'esprit du pouvoir, le foot devait juste être l'opium du peuple, alors que c'était bien plus que cela, et il lui fallait le contrôler au maximum les joueurs. Comme il ne pouvait pas le faire pendant les matches, il était important de le faire avant et après, explique le journaliste pauliste Juan Abarello, qui a suivi à l'époque la génèse du mouvement. Le concentração, c'était une façon de nier leur valeur humaine."
Ce sera un des combats les plus compliqués à mener pour la bande à Socrates. "C'était le plus dangereux. Il nous a fallu six mois pour changer les règles du concentração", avait confié El Magrão. Fin 1982, aux Corinthians, les joueurs ne sont plus obligés d'effectuer les mises au vert, leurs conditions salariales se sont améliorées grâce à un système de répartition équitable des droits télés et des recettes guichets et les membres de l'effectif décident à peu près de tout. Y compris… du choix de l'entraîneur. Ce sont eux qui vont nommer Ze Maria, le champion du monde 1970, lequel adhère à fond au projet. La seule expérience d'entraîneur de sa carrière ! Comme par magie, en même temps qu'ils s'éprennent de liberté, les Corinthians se remettent à gagner alors qu'en 1981, ils étaient au fond du trou. Ils remportent coup sur coup le championnat pauliste à deux reprises et le stade de Pacaembu se remet à faire le plein. "Nous nous sentions libres et quand on se sent libres, on s'exprime enfin", disait Socrates à propos de l'impact de ce mode de fonctionnement sur les résultats purs.
La démocratie corinthiane a cristallisé les attentes et a contribué à affaiblir le pouvoir pour de bon
L'écho de la démocratie corinthiane est d'autant plus fort qu'elle épouse le vent de l'histoire. Le terreau est favorable. En 1982, le régime militaire s'essouffle, perdant autorité et influence. Le désir de démocratie et l'usure du pouvoir lézardent peu à peu le système. Mais les Corinthians vont incontestablement abattre quelques murs. Ils deviennent un étendard. Car leur mouvement est loin de s'arrêter à leur seul petit univers. Lors des matches, ils n'hésitent pas à marquer clairement leur politisation. "Democracia corinthiana", s'affiche sur leur maillot parsemé de gouttes de sang, symbolisant la dureté du régime. Socrates porte un bandeau frappé du mot "justice" et il célèbre ses buts façon "black panthers", bras droit levé et poing serré, bras gauche le long du corps. Avant les premières élections régionales depuis le coup d'Etat en 1964, en novembre 1982, les joueurs barrent leur maillot d'une inscription "Votez le 15". Au printemps 1983, le jour de la finale du Championnat pauliste, ils déploient une immense banderole : "gagner ou perdre, mais toujours avec démocratie." Les Corinthians remportent la finale 1-0, sur un but de Socrates.
Son succès, cette extraordinaire bulle d'air le doit évidemment à la détermination de ses leaders et au charisme incomparable de Socrates, sans qui rien n'eut été possible. "Mais c'était aussi un mouvement très malin, très bien ficelé au plan de la communication", rappelle Juan Abarello. Faire savoir et savoir-faire… Défini notamment par le journaliste Juca Kfouri, avec l'aide du publiciste Washington Olivetto, le concept de "démocratie corinthiane" gagne très vite le soutien des intellectuels, invités chaque week-end à discuter avec Socrates, comme l'architecte Oscar Niemeyer, mais aussi celui du public, qui se reconnait dans cette volonté d'émancipation. "Est-ce que le régime serait tombé sans la démocratie corinthiane? Oui, bien sûr, reprend Juan Abarello. Mais elle a cristallisé les attentes et a contribué à affaiblir le pouvoir pour de bon, d'autant que celui-ci s'est retrouvé impuissant et pris de court face à cet élan."
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Socrates, Casagrande et Wladimir, les trois joueurs emblématiques de la démocratie corinthiane.

Crédit: From Official Website

Avant la démocratie, il y a eu cette démocratie

En 1984, le mouvement "Diretas Já" prône notamment l'instauration de l'élection d'un président du Brésil au suffrage universel direct. Le 16 avril, dans la Vallée de l'Anhangabau, un des endroits où fut fondée la ville de Sao Paulo, 1,3 million de personnes se réunissent. Parmi les intervenants, Socrates. Son discours marque les esprits. Le joueur annonce que, si l'amendement est adopté, il renoncera à son départ à la Fiorentina, assorti de son très juteux contrat, pour rester au Brésil. L'amendement sera rejeté, Socrates, déçu par la lâcheté des politiciens, ira en Italie. Après son départ, la démocratie corinthiane s'essoufflera et l'autogestion, peu à peu, disparaitra. "Le mouvement est mort de sa belle mort, note Juan Abarello, mais l'essentiel était fait. Le chemin était montré, le sillon était creusé. Un an après le départ de Socrates, la dictature est tombée pour de bon, en 1985. Il en reste une idée forte : la soumission n'est pas une fatalité."
De cette parenthèse enchantée, Socrates, Wladimir et Casagrande ont toujours conservé un souvenir passionné. "C'est probablement le moment le plus parfait de toute mon existence, disait Socrates. Et je suis à peu près sûr que c'est le cas pour 95% de mes coéquipiers de l'époque." "C'est la plus belle aventure de toute ma carrière, de toute ma vie simplement", confirme de son côté Casagrande, qui fera notamment les beaux jours du Torino par la suite. Aujourd'hui, si la colère du peuple peut se manifester contre ses dirigeants, si les gens peuvent descendre dans la rue, et s'ils auront le pouvoir souverain, en octobre prochain, de conserver Dilma Roussef à la tête de l'Etat ou de choisir une autre figure pour les diriger, c'est aussi parce que, il y a une trentaine d'années, avant la démocratie, il y a eu la démocratie.
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