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Coupe du monde 2022 - Le Qatar et Philippe Auclair : "Il était une fois un émir qui voulait une Coupe du monde..."

Philippe Auclair

Mis à jour 19/11/2022 à 09:08 GMT+1

COUPE DU MONDE - Il y a douze ans, avant même l'attribution du Mondial 2022 au Qatar, l'état gazier est entré dans la vie professionnelle de Philippe Auclair. A quelques heures de l'ouverture de la Coupe du monde, notre chroniqueur nous décrit ici une enquête au long cours qui a bouleversé sa carrière et rythmé sa vie depuis 2010.

Philippe Auclair en 2018

Crédit: Getty Images

Il est inhabituel de trouver le mot "je" dans la première phrase d'une chronique de ce type. Il y figure pourtant, et il réapparaîtra plusieurs fois dans les lignes qui suivent.
C'est que ce qui suit ne peut être écrit qu'à la première personne. Voilà douze ans qu'un peu par hasard, au moins au début, ma vie, et pas seulement ma vie professionnelle, est liée à Qatar 2022.
Je n'avais commencé à prêter un intérêt plus prononcé au processus d'attribution des Coupes du monde de 2018 et 2022 que quelques mois avant la décision du 2 décembre 2010. J'avais bien lu Carton rouge ! Les dessous troublants de la FIFA, le livre dans lequel le grand journaliste d'investigation écossais Andrew Jennings avait mis à nu les mécanismes corruptifs de l'instance gouvernante du football.
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Sepp Blatter le 2 décembre 2010

Crédit: Getty Images

Je me faisais également très peu d'illusions sur la probité des vingt-quatre membres du Comité Exécutif de la FIFA, dont deux - le Nigérian Amos Adamu et le Tahitien Reynald Temarii - seraient d'ailleurs bannis par leur propre instance quelques semaines avant le vote, ayant trouvé le moyen de se faire filmer en train de proposer de vendre leurs voix à des journalistes britanniques se faisant passer pour les démarcheurs de pays candidats.
En cela, je ne différais guère de la plupart des fans, pour qui c'était un fait acquis que Sepp Blatter et sa cohorte de gentlemen d'un certain âge étaient une collection de mafieux, de gangsters et d'escrocs avec laquelle on était bien obligé de composer, puisqu'on ne pouvait pas faire autrement, et qu'il en serait toujours ainsi... ce discours, tout le monde le connait.
Au fil des mois, cependant, il devint impossible d'ignorer que quelque chose de tout à fait inhabituel était en train de se passer. Nous ne parlions plus d'enveloppes de papier kraft bourrées de dollars. Nous parlions de gouvernements faisant appel à leurs services d'espionnage et de contre-espionnage pour tâcher de découvrir à quel jeu se livraient leurs rivaux. Au moins une des nations candidates - l'Australie, pourquoi ne pas la nommer ? - fit aussi appel à des officines plus douteuses pour recueillir des informations sur les agissements des uns et des autres.
Tu ne le regretteras pas
La FIFA ayant fait le choix - auquel Blatter était opposé - de décider des hôtes de deux Mondiaux le même jour, il était inévitable que des alliances se noueraient entre candidats pour 2018 - l'Angleterre, la Russie et les duos Belgique-Pays-Bas et Espagne-Portugal - et pour 2022 - les USA, grands favoris, le Japon, la Corée, l'Australie et, incroyablement, le Qatar. La collusion entre les Qataris et les Espagnols (le Portugal ne faisant qu'accompagner son voisin plus puissant) était un secret de polichinelle que même la FIFA ne pouvait ignorer - mais ignora malgré tout au bout du compte.
En ce qui me concerne, tout bascula un matin de la fin du mois de novembre, une semaine avant le fameux vote. Je reçus un appel me suggérant de rencontrer une certaine personne à une certaine heure dans un certain quartier de Londres. "Tu ne le regretteras pas", me dit-on. Mon interlocuteur avait raison. Cette rencontre changerait ma vie.
Cette certaine personne ouvrit la conversation par cette phrase : "Je voudrais vous conter un conte arabe". Un silence. "Il était une fois un émir qui voulait une Coupe du monde..."
Suivit le récit, agrémenté de nombreux détails, d'un déjeuner auquel Nicolas Sarkozy, président de la République française, avait convié Michel Platini, président de l'UEFA et vice-président de la FIFA, quelques jours plus tôt. Selon cette certaine personne, étaient aussi présents à l'Elysée le premier ministre et ministre des Affaires Etrangères Cheikh Hamad Ben Jassim ("HBJ", prononcé à l'anglaise) et le prince héritier Cheikh Tamim, qui succèderait à son père Cheikh Hamad en 2013. Platini, qu'on avait entendu se moquer de la candidature qatarie quelques mois plus tôt, et avait confié au président de la fédération américaine Sunil Gulati qu'il soutiendrait les USA, avait changé de maillot à la mi-temps sifflée au palais présidentiel.
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FOOTBALL 2011 UEFA - Platini

Crédit: AFP

La même personne me récita ensuite la liste des vingt-deux membres du Comité exécutif de la FIFA, ajoutant après chaque nom les pays pour lesquels il voterait. Les Sud-Américains et les Européens avaient choisi le Qatar. Les jeux étaient faits. Pour 2018, la Russie avait le Mondial en poche.
Ma tête tournait lorsque je me retrouvais dans la rue. Que faire de ces informations ? Avec une seule source, il m'était impossible de publier quoi que ce soit. Et où, d'ailleurs ? Qui voudrait d'une pareille histoire à dormir debout ?
Quelques heures plus tard, j'appelai un ami de England 2018 et lui expliquai que je devais le voir de toute urgence. Le lendemain, je me présentai au bureau du comité de candidature anglais et essayai tant bien que mal de convaincre mes interlocuteurs que ce que m'on avait dit - et je ne pouvais dire qui était ce "on", bien sûr - n'était pas une affabulation. C'est que j'avais aussi mes raisons de croire ce que "on" avançait. Mais ces raisons-là, je ne pouvais pas et ne peux toujours pas les donner.

Le devoir de savoir

Aussi, à la différence de ceux qui avaient haussé les sourcils en m'écoutant, ne fus-je pas trop surpris quand, le 2 décembre, c'est le nom du Qatar qui sortit de l'enveloppe. C'est à ce moment que ma vie chavira. C'est à ce moment que je compris que je voulais savoir ce qu'il s'était passé. Non, pas "voulais", "devais".
Deux ans passèrent avant que je puisse m'y atteler pour de bon, deux ans consacrés à bâtir un début de réseau, à écouter, à "gratter", à échanger avec des confrères anglais qui, échaudés par l'humiliation de England 2018 (qui ne reçut que deux des vingt-deux voix lors du premier tour de scrutin), avaient été missionnés par leurs supérieurs pour apporter la preuve que ces Coupes du monde avaient été achetées.
J'écrivis d'abord dans le magazine britannique The Blizzard un long article sur le rôle de Michel Platini dans l'affaire, mentionnant le déjeuner de l'Elysée au détour d'un paragraphe qui n'échappa pas à Gérard Ejnès, alors rédacteur-en-chef de France Football. "Philippe", me dit-il, "une histoire pareille, ce doit être publié par nous, et chez nous".
Et ce le fut. Gérard m'associa à un spécialiste de ce monde des instances que je connaissais encore fort mal, Eric Champel, avec lequel le courant passa de suite, encore que beaucoup de nos confrères eussent du mal à comprendre comment nous pouvions travailler ensemble, alors que la réponse était devant eux : c'est parce que nous étions si différents que nous nous complétions.
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En 2010, la Coupe du monde 2022 était attribuée au Qatar.

Crédit: Getty Images

Il nous fallut six mois, je crois, pour préparer notre dossier Qatargate, qui sortit le mardi 29 janvier 2013. Ce travail m'avait tant coûté, physiquement et, surtout, mentalement, que je craquai. La faculté me prescrivit deux semaines de repos absolu. Nous n'avions pas dégoupillé une grenade, nous avions balancé une bombe. J'appris plus tard que quelques-unes des personnalités et des organisations que nous mettions en cause avaient aussitôt fait intervenir leurs avocats. Ni Eric Champel ni moi n'en sûmes jamais rien; et personne ne nous traîna jamais en justice.
C'est que nous n'étions pas là pour faire du Qatar bashing. J'ai toujours fait en sorte de demeurer au contact de quelques personnes au sein du Comité Suprême. Elles liront cette chronique, je le sais, et j'espère qu'elles se souviendront que, jamais, je n'ai et nous n'avons cédé à la facilité des accusations gratuites.
Nous n'en avions pas besoin. Les faits parlaient d'eux-mêmes. Un ami grec m'alerta de la vente au Qatar d'un terrain appartenant à la famille du Chypriote Marios Lefkaritis, membre du ComEx de la FIFA, à un prix sans rapport avec la valeur réelle de cette parcelle. Scoop. Eric apprit que l'émir du Qatar avait rencontré secrètement à Rio les trois "parrains" du football sud-américain, l'Argentin Julio Grondona, le Paraguayen Nicolas Leoz et le Brésilien Ricardo Teixeira au début de 2010; les trois, pas au passage, dont il est question dans l'acte d'accusation dressé par le FBI dans le procès du Fifagate, et dont il est dit, littéralement, qu'ils vendirent leurs votes aux Qataris. Scoop.
Michael Garcia, le nouveau superflic de la FIFA, dont je demeure persuadé qu'il fut choisi par Sepp Blatter pour retirer l'organisation du Mondial de 2022 au Qatar, l'ancien procureur du district sud de l'état de New York, nous donna sa première - et dernière - grande interview. Scoop. Après des mois de discussion, Phaedra Almajid, ancienne employée du Comité Suprême qatari, accepta de me raconter comment, lors d'un congrès de la Confédération africaine de football financé de A à Z par les Qataris, elle avait vu trois dignitaires du football africain de faire offrir 1,5 million de dollars "pour leur fédération" en échange de leur voix dans une chambre d'hôtel de Luanda. Scoop, qui remporta le prix du "coup éditorial de l'année" en 2014. "Tu ne t'en rends pas compte, Philippe", me dit un jour Gérard Ejnès. "Des histoires comme celle-là, c'est une fois dans ta vie". Oui, ce métier est une drogue.

Rendez-vous manqués

En rappelant cela, je n'entends pas ressortir et polir les médailles d'un conflit oublié. J'entends mettre en lumière combien il m'en coûte, et à Eric de même, j'imagine, de voir que ce que nous avions écrit, et qui avait été quasiment ignoré alors, est présenté aujourd'hui comme de fracassantes révélations.
J'ai perdu le compte du nombre de médias de tous pays qui m'ont demandé d'intervenir dans les "Spécial Qatar" qu'ils ont concocté pour diffusion à l'approche du Mondial. Un peu tard, les amis.
Le sort des travailleurs migrants dans l'émirat, nous en parlions en 2013. Nous évoquions des stades peuplés de fantômes. Nous avions essayé de relayer le message des ONG de défense des droits de l'homme, qui n'avait jamais dévié d'un pouce. Nous n'avions reçu qu'indifférence et silence en guise de réponses. Nous n'avions pas tort pour autant. Hélas.
L'impossibilité de faire jouer le tournoi en été, et son impact catastrophique sur le calendrier du football et l'intégrité physique des joueurs s'il était disputé en automne et en hiver, nous en avions parlé dès 2014. Tout cela, on le redécouvre aujourd'hui.
La rancœur que je peux ressentir n'est pas personnelle. Je ne réclame pas un dû. Je n'exige pas d'excuses. Je vois approcher ce tournoi tout aussi aberrant et absurde en 2022 qu'il l'était en 2010, et me demande encore comment on a pu en arriver là. Je pense à tous les rendez-vous manqués. Je pense à cette indignation qu'on manifeste et instrumentalise maintenant qu'il est trop tard pour changer quoi que ce soit, ces appels au boycott qui auraient eu du sens il y a cinq ans, mais en sont dénués désormais. Je pense à cette FIFA que ses dirigeants disent changée, mais je me souviens d'une chose : Sepp Blatter, au moins pendant un temps, essaya de rectifier l'erreur ; Infantino, lui, a choisi de venir vivre à Doha.
Regarderai-je cette Coupe du monde, en parlerai-je ? Absolument. Lui tourner le dos aujourd'hui serait consommer le triomphe de ceux contre qui on dit se battre, leur abandonner le football. Pas question. Mais je la regarderai les yeux ouverts, sans être dupe, et tâcherai de faire ce que je peux pour que d'autres ne soient pas dupes non plus. On a les victoires qu'on peut.
Et, en ce qui me concerne, aucun regret.
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