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Coupe du monde Qatar 2022 | Boycott... ou pas : la question est-elle vraiment là ?

Thibaud Leplat

Mis à jour 02/12/2022 à 13:04 GMT+1

COUPE DU MONDE - Boycott, ou pas ? Qui a gagné le débat ? Les boycotteurs, sans aucun doute. Non pas parce qu’ils ont raison - de mon point de vue c’est toujours une impasse - mais parce que leur positionnement radical éteint naturellement toute future discussion possible. Après le Mondial, la prochaine cible est identifiée, c’est le football.

La Coupe du monde, au Qatar, avant un match du Mondial

Crédit: Getty Images

On avait quitté les débats épidémiologiques sur la relativité des taux d’incidence et la nocivité potentielle de l’ARN messager, il y a désormais les débats sur les taux d’audience du Mondial en Allemagne. Ils ont fleuri ces derniers jours comme des coquelicots dans l’immense champ des opinions contradictoires.
D’un côté, oui, on pouvait compter sur les Allemands, nos frères, pour faire ce qu’il fallait (ou pas). On était heureux de voir le couple franco-allemand s’entendre aussi bien. Leur attitude permettait de confirmer absolument tout ce qu’on pensait sur le Mondial et son boycott éventuel (ou pas). Si l’on était pour le boycott, on constatait avec un certain émerveillement que la courbe des audiences baissait nettement (ou pas). Si, si. Elle baisse regardez.
Contre le Japon, nous apprenait-on, il n’y avait que 9 millions de Germains devant leur télévision (contre 25 millions en moyenne pendant la coupe du monde 2018). Pour les boycotteurs, ça ne faisait aucun doute. Les Allemands, eux, avaient eu le courage d’écouter les appels à s’abstenir.
Mais, miracle de la croyance, les non-boycotteurs y ont vu l’inverse et la preuve définitive que le boycott était inefficace pour influer sur le cours de l’histoire. Contre l’Espagne, au match suivant, 17 millions d’Allemands s’étaient réunis. On avait oublié, brandissait-on, le poids du streaming légal ou non, l’horaire du match (20h pour Allemagne-Espagne, 14h en pleine semaine pour Allemagne-Japon), la qualité de l’opposition et l’enjeu.
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La pose des joueurs allemands avant le coup d'envoi face au Japon

Crédit: Getty Images

On apprenait à cette occasion que l’époque des marchés de Noël étaient redoutables pour les audiences outre-Rhin. Si, si, c’est une certitude (ou pas) les Christstollen et le vin chaud sont les seuls vrais concurrents de ce mondial, pas les dilemmes moraux. Conclusion du non-boycotteur: les audiences sont quasiment inchangées chez nos voisins. Et ce, imaginez un peu, en dépit même des positions ouvertement hostiles de la fédération allemande. Le boycott ne sert à rien, la preuve, il ne sert à rien. CQFD

Le monde d’hier

Ce débat apparemment absurde sur les audiences en Allemagne est malgré tout intéressant pour ce qu’il révèle de l’époque. D’abord il montre la force du biais de confirmation et la guerre des interprétations à laquelle il donne lieu. Il s’agit non plus de recueillir des données qui pourraient réfuter un modèle de pensée ou une croyance personnelle mais plutôt d’examiner chaque fait à partir du paradigme dans lequel on se trouve pour mieux le renforcer.
Le biais de confirmation c’est une sorte de clubisme cognitif où seul compte désormais l’affermissement de la croyance plutôt que la recherche de la vérité. Or, comment parler de cette Coupe du monde, des problèmes qu’elle pose, du sens historique qu’elle peut revêtir, si les discussions portent exclusivement sur la manière de confirmer ses propres croyances et/ou le plaisir pervers de donner tort à l’autre camp ? Ce n’est plus une controverse c’est une querelle de cour d’école.
Dès sa fondation au XIXème siècle le football a été conçu (à tort ou à raison, c’est une autre question) comme un nouvel humanisme sportif destiné à faire progresser les hommes vers l’intériorisation de la règle et la civilisation des mœurs. Son succès repose sur la simplicité de ses lois, la plasticité de ses valeurs (même les dictatures l’ont aimé) et l’inclusivité de sa pratique.
Depuis plus d’un siècle, le football a réussi là où l’ONU a échoué : réunir l’humanité tout entière autour d’une loi commune. Ne pas toucher le ballon avec la main, tel est l’universalisme du football. Les conditions historiques, sociales, économiques de sa pratique n’ont jamais été un frein à son attractivité. Bien au contraire. Un consensus tacite s’exprimait à l’occasion d’une Coupe du monde en forme de trêve footballistique. Il y avait d’un côté le jeu et de l’autre les conditions matérielles de ce jeu. Les discussions s’arrêtaient au coup d’envoi. Et reprenaient une fois le coup de sifflet final donné. C’était ainsi, le monde d’hier.

Les boycotteurs ont gagné

Depuis une vingtaine d’année, le processus de fragmentation du football est à l’œuvre : éparpillement de l’offre, multiplication des compétitions, financiarisation de l’économie, sécession de la Superligue, condition d’attribution des Coupes du monde… Et depuis l’élection d’Infantino à la FIFA les forces centrifuges sont si puissantes qu’elles ont atteint le cœur même de l’édifice rituel de notre jeu : la Coupe du monde.
Et, phénomène nouveau, la critique la plus virulente du football vient désormais non plus de l’extérieur (ces gens qui n’y connaissaient pas grand-cose mais ne se privaient pas de donner leur avis) mais de l’intérieur du football lui-même. Car les boycotteurs ne sont pas des critiques comme les autres. Ceux-là connaissent (bien) le football. Et ils le répètent avec mélancolie, ils ont renoncé au Mondial au Qatar comme un gros fumeur préfère renoncer à la clope du réveil plutôt qu’au cancer des poumons. Ils se donnent rendez-vous aux heures de match pour faire autre chose. Et aux trois coups de sifflet, sans que personne ne se comprenne véritablement, chacun rentre chez soi dans un silence assourdissant.
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Antoine Griezmann discute avec l'arbitre après le coup de sifflet final de France - Tunisie

Crédit: Getty Images

Qui a gagné le débat ? Les boycotteurs, sans aucun doute. Non pas parce qu’ils ont raison — de mon point de vue c’est toujours une impasse — mais parce que leur positionnement radical éteint naturellement toute future discussion possible. Ils sont parvenus — en dépit même de que certains prétendent — à déplacer la réflexion des conditions d’organisation de l’événement, la manière de les réformer, bref, d’un problème politique, ils en font une question d’éthique personnelle à tendance eschatologique.
Retournant l’impuissance contre eux-mêmes, le débat n’est plus à l’articulation entre les principes et l’action (c’est la définition de la politique) mais entre les principes et les principes (c’est la définition de l’idéologie). Impossible désormais pour eux de s’arrêter en si bon chemin sous peine d’inconséquence. Le mondial n’était qu’une étape. Il s’agit maintenant de combattre le football tout entier. Tel est le destin du révolutionnaire : il finit toujours par se retourner contre lui-même.

Babel la Magnifique

Dommage, car le camp de l’utopie n’était pas celui que l’on pense. Ecoutons Stefan Zweig rejouer en 1936, avant le grand effondrement, le mythe de la Tour de Babel qui semble se rejouer épisodiquement dans notre vieille Europe coincée entre forces centrifuges et centripètes, alternant besoin d’unité et tendance à la dispersion. On croirait qu’il parle du football quand il raconte Babel avec nostalgie
"C’était la première fois que l’humanité se rassemblait pour faire œuvre commune, et parce qu’ils étaient d’accord, ayant même langue et même pensée, leur ouvrage grandit merveilleusement — symbole inoubliable que notre humanité, quand elle est unanime et ne gaspille pas son énergie en affrontements stupides, est capable d’atteindre au plus haut. Et la Bible dit encore que Dieu, voyant leur construction s’élever dans son ciel, décida de bloquer cet ouvrage, et que le moyen d’entraver l’humanité, c’était de ruiner leur accord. Vous vous souvenez de ce qui est écrit dans la Bible : il embrouilla les langues, de sorte qu’elles ne se comprenaient pas, ils furent pris de fureur les uns contre les autres, ils se querellèrent et laissèrent inachevé leur ouvrage".
L’unité du football est rompue. Babel peut s’effondrer à nouveau.
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