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Euro 2020 - Angleterre et Ecosse : Je t'aime, moi non plus

Philippe Auclair

Mis à jour 18/06/2021 à 17:30 GMT+2

EURO 2020 - Voilà vingt-cinq ans que l’Angleterre et l’Ecosse ne se sont pas affrontées dans un tournoi majeur. Les deux nations entretiennent des relations complexes, d’un point de vue politique comme footballistique. Mais ces deux footballs ont toujours eu besoin l'un de l'autre pour pleinement assumer leur identité.

David Seaman (Angleterre) et Gordon Durie (Ecosse) / Euro 1996

Crédit: Getty Images

L'un des travers les plus pernicieux du football est la façon dont on en parle lorsque deux 'ennemis' sont face-à-face, et justement parce que l'on a recours à des mots comme celui-là - 'ennemi' - sans même y réfléchir. On attise le feu contre lequel George Orwell nous mettait en garde dans son essai de 1945 The Sporting Spirit, d'où les lignes qui suivent sont extraites.
"Le sport [de compétition] n'a rien à voir avec le fair-play. Il est inextricablement lié à la haine, la jalousie, la vantardise, le dédain pour toutes les règles et un plaisir sadique d'être témoin de violence : en d'autres mots, [le sport], c'est la guerre, les fusils en moins."
"Il ne peut pas y avoir grand doute que tout cela soit lié à la montée du nationalisme - c'est à dire à l'usage moderne, insensé, de s'identifier avec de grandes entités de pouvoir et de tout voir en termes de prestige compétitif".
Mais nous n'avons pas la lucidité d'Orwell - ou nous avons fait le choix de l'ignorer. Nous tombons tout naturellement dans le piège et adoptons un vocabulaire belliqueux dans lequel les joueurs deviennent des 'gladiateurs' et des 'guerriers' et les matches autant de 'batailles', dans lequel on 'anéantit' son rival et celui-ci 'capitule'. Le choix de ces mots dont on a fini par oublier le sens premier (ou par s'imaginer que ce sens premier est sans importance) est devenu à ce point naturel qu'il devient un réflexe quand, comme c'est le cas ce soir, la 'bataille' oppose deux pays, l'Ecosse et l'Angleterre, qui furent bien des ennemis avant de lier leurs destins en 1707, lorsque leurs Parlements respectifs adoptèrent un Traité d'Union sur lequel ils sont nombreux à vouloir revenir aujourd'hui.

Un conflit ? Une perception trop superficielle

Dans ce contexte, celui de tensions entre Edimbourg et Londres qui sont à leur plus vives depuis plus de trois siècles, il serait somme toute normal que Wembley soit une scène de plus sur laquelle jouer le grand drame du 'Je t'aime, moi non plus' qui est devenu le fond sonore de la relation entre les deux nations et qui, de l'extérieur, peut ressembler à un conflit.
Cette perception est par trop superficielle. Certes, les nationalistes écossais contrôlent leur Parlement et poussent à un second référendum sur l'indépendance de leur pays; mais une majorité (certes plus fragile aujourd'hui que lors du premier référendum de 2014) d'Ecossais entendent demeurer au sein du Royaume-Uni. Le Brexit (auquel plus de 60% des Ecossais étaient opposés) a durci les opinions, en ce sens que les indépendantistes ont pu se servir de la politique de hard Brexit adoptée par le gouvernement britannique pour illustrer combien May, Johnson et les autres, tous anglais, d'ailleurs, se fichent complètement de ce que peuvent penser les voisins du Nord.
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Mais s'il existe bien en Ecosse un sentiment anglophobe qui peut parfois s'exprimer de façon violente, celui-ci est loin d'être unanime. Aussi doit-on prendre garde de ne pas s'imaginer que lorsque les équipes de Gareth Southgate et de Steve Clarke seront face-à-face ce soir, ce sera comme les armées de deux pays en passe de rompre leurs relations diplomatiques. Ces relations sont bien plus complexes que celle d'une simple opposition.
Tout d'abord, si l'équipe d'Ecosse accomplit l'exploit de réunir au sein de la Tartan Army(*) les supporters des Rangers et de Heart of Midlothian (traditionnellement protestants et unionistes) et ceux du Celtic et de Hibernian (catholiques et plutôt favorables à l'indépendance), ce n'est pas seulement quand l'adversaire est l'Angleterre; c'est à chacune de ses sorties; et c'est tout simplement parce que le sentiment national (mais pas nécessairement nationaliste) est tout aussi puissant en Ecosse qu'il peut l'être dans d'autres 'petites' nations que leur taille et leur rayonnement tend à rendre plus jalouses de leur existence - les pays scandinaves, par exemple.
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L'Ecosse n'a pas toujours vécu à l'ombre de l'Angleterre

De plus, en football, l'Ecosse n'a pas toujours vécu à l'ombre de l'Angleterre, de loin s'en faut. Lorsque les deux nations se rencontrèrent officiellement pour la première fois sur une aire de jeu, le 30 novembre 1872 à Hamilton Crescent, à Glasgow (*), les Ecossais avaient entamé leur réinvention du sport codifié par les public schoolboys de Cambridge et de Sheffield. Le combination game ('jeu de combinaisons', basé sur la passe et non plus seulement le dribble) qui révolutionna le jeu anglais dans les années 1880 était né à Queen's Park, à Glasgow, donc; et les clubs qui dominèrent les premières années de la League professionnelle avaient pour dénominateur commun la présence de footballeurs écossais dans leurs rangs. Si le football est né en Angleterre, c'est en Ecosse qu'il a appris à marcher.
Six des 'Invincibles' de Preston North End, vainqueurs du championnat d'Angleterre et de la FA Cup en 1888-89 venaient d'Ecosse. Les joueurs de l'équipe qui surclassa la sélection anglaise 5-1 en 1928 furent aussitôt surnommés "les Sorciers de Wembley", et l'idée que le football écossais était plus 'cérébral', plus 'sophistiqué', plus 'artistique', moins 'physique' que sa version anglaise (à l'inverse, plus robuste, plus directe, plus 'réaliste' aussi) perdura bien au-delà, jusque dans les années 1990, en fait, où l'on pouvait encore dire de Gordon Strachan, John Collins, Barry Ferguson ou Gary McAllister qu'ils étaient des footballeurs 'typiquement écossais' sans devoir expliquer ce qu'on entendait par là.
Ce n'est certes plus le cas, et on a pu craindre que le réservoir de joueurs qui alimenta Liverpool tout au long des plus belles années de Shankly, Paisley et Fagan (avec St John, Nicol, Hansen, Souness, Dalglish et d'autres) s'épuisât pour de bon. Une nouvelle génération, celle des Robertson, Tierney et McTominay est heureusement apparue, grâce à laquelle l'Ecosse a enfin gagné le droit de participer à un grand tournoi pour la première fois depuis 1998.
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Andrew Robertson

Crédit: Imago

Ce qui n'a pas changé, c'est que ces deux footballs ont toujours eu besoin l'un de l'autre pour pleinement assumer leur identité. Le lien s'est parfois distendu, c'est vrai, et la dynamique s'est inversée. L'Ecosse, pour des raisons qui continuent de lui échapper, et de lui faire mal, n'est pas parvenue à sortir une seule fois de la phase de groupe des dix Euros et Coupes du Monde qu'elle a disputés. L'Angleterre, pourtant souvent chachutée par sa voisine lors de leurs faces-à-face, s'en est beaucoup mieux tirée dans les grands tournois (c'est dire!).
En Ecosse, on parle toujours du fameux match de 1967, qui vit l'Ecosse de Law, Baxter et Bremner battre les champions du monde d'Alf Ramsey à Wembley, comme de l'un des plus grands moments du football national, quand l'enjeu n'était qu'un 36ème titre de champion des Iles Britanniques. Et presque douze ans se sont écoulés depuis la dernière victoire des Ecossais sur les Anglais, une victoire qui n'empêcha pas les seconds de participer à l'Euro 2000 aux dépens des premiers.
Alors, une grande occasion, oui, sans le moindre doute. Voilà vingt-cinq ans que les deux nations ne se sont pas affrontées dans un tournoi majeur, quand Paul Gascoigne fit le coup du sombrero au pauvre Colin Hendry, une séquence que la BBC semble montrer dix fois par jour en ce moment. Mais gardons les épithètes guerrières dans leur tiroir. Juste avant le coup d'envoi, vous verrez les coéquipiers d'Andy Robertson mettre le genou à terre en solidarité avec leurs rivaux anglais. C'est que l'"ennemi" supposé est aussi un parent, un allié, un compagnon séculaire en opposition duquel on se définit au moins en partie; une autre façon de dire: dont on est 'inséparable'.
(*) Un terme qui ne doit en aucun cas être utilisé pour l'équipe d'Ecosse, mais seulement pour ses supporters.
(*) Plus exactement dans le quartier de Partick, le 'home' du club Partick Thistle. Cinq autres rencontres amicales avaient eu lieu en 1870 et 1871, toutes jouées sur le terrain de cricket de The Oval, à Londres, mais celles-ci ne furent pas homologuées par la FA. Le match de novembre 1872 est désormais reconnu par tous les historiens du football comme le premier qui mérite d'être qualifié d'"international".
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