Les plus populaires
Tous les sports
Voir tout
Opinion
Football

Les Ultras, conscience du football du XXIe siècle ?

Philippe Auclair

Mis à jour 21/01/2020 à 15:28 GMT+1

FOOTBALL - Si les Ultras sont des plus en plus sanctionnés et pointés du doigt dans notre société, ils demeurent, encore aujourd'hui, les derniers garants d'une certaines sincérité dans le football moderne et mondialisé. Un contre-pouvoir nécessaire.

Les fans du Bayern

Crédit: Getty Images

Voici quelques mois, je me trouvais sur un plateau de télévision bruxellois dont le décor n'avait rien de remarquable par lui-même, si ce n'est que la gigantesque photo projetée en arrière-plan du présentateur, et qui, j'imagine, devait donner le ton de l'émission, n'était pas de celles qu'aurait choisi un producteur de la BBC. Elle représentait un groupe de supporters - du Standard de Liège, je crois - enveloppés dans un nuage de fumée aux couleurs de leur club, un mur humain, l'expression la plus directe et la plus viscérale de ce que c'est qu'être un fan, "Le football, c'est d'abord ça" - d'évidence, tel devait être le message de ceux qui avaient conçu ce décor.
Cela ne nous empêcha pas pour autant de parler dans l'émission des scènes auxquelles on avait assisté à la conclusion du match-vedette du weekend en Belgique, un derby particulièrement chaud qui, trois fois, avait été interrompu par l'arbitre en raison de jets de fumigènes sur la pelouse. La pelouse du Standard, dois-je préciser. Nous avions là, par le jeu d'un concours de circonstances, une parfaite illustration de ce paradoxe qui sous-tend toute discussion sur les ultras et la réduit trop souvent à un dialogue de sourds; d'un côté, leurs chorégraphies, leurs chants et leurs tifos sont des éléments essentiels de la dramaturgie du football; de l'autre, on les craint, on les méprise, on les parque, on les punit. Ils sont l'expression d'un désir (de communion, avant toute chose) ; et ils sont indésirables. Les gardiens du feu sacré; et les pyromanes du stade, dont on essaie même de les exclure.

Ultra, hooligan, quelle différence ?

Ultra, hooligan. Dans l'esprit de beaucoup, la distinction n'est pas des plus évidentes, notamment dans ces préfectures où l'on promulgue les interdictions de déplacement comme si les supporters étaient porteurs d'un virus qu'il faille contenir à tout prix, y compris en ayant une notion des plus larges de ce qui est légitime, voire légal, et de ce qui ne l'est pas, comme le Conseil d'Etat dut récemment le rappeler au préfet du territoire de Belfort . On ne doit pas coller des ailes d'ange sur les épaules des ultras. On ne doit pas les diaboliser non plus, surtout pas aujourd'hui, maintenant que ce mouvement international est en passe de prendre une autre dimension - une dimension morale -, qui manque de plus en plus cruellement dans le reste du monde du football.
Il n'est pas ici question de justifier l'injustifiable, dont les exemples ne manquent hélas pas. On a l'embarras du choix entre les chants racistes et homophobes qu'on entend beaucoup trop souvent dans les arènes de Serie A (et qui refont surface en Angleterre), les insultes antisémites entendues dans les stades belges ou encore l'infiltration de certains groupes d'Ultras par des militants néo-nazis, notamment en Europe de l'est (je garde un souvenir glaçant d'une rencontre avec les ultras du Lokomotiv Moscou en Russie) et en Allemagne orientale (mais pas seulement : les supporters du Borussia Dortmund doivent exercer la plus grande vigilance pour éviter que des voyous d'extrême-droite ne viennent prendre place dans le Mur Jaune). Cela, personne ne le remet en question. Et quand je dis personne, j'inclus justement beaucoup d'authentiques Ultras dans le lot, qui ne se sont jamais reconnus dans cette caricature. Ce sont d'eux dont je veux parler ici. De ceux du Bayern Munich, par exemple.
picture

Le mur jaune à Dortmund

Crédit: Getty Images

La EineWeltHaus de Munich, lieu de rencontres et d'échanges inter-culturels, accueillait jeudi dernier une réunion-débat d'un genre inédit. Des Ultras du Bayern étaient venus écouter deux travailleurs immigrés qui souhaitaient partager leurs expériences de la vie sur les chantiers du Qatar avant le Mondial de 2022 - le Qatar, dont la compagnie aérienne Qatar Airways, autrefois partenaire de la Fifa, est aujourd'hui un sponsor majeur du géant bavarois, ce qui choque beaucoup de ses Ultras; suffisamment, en tout cas, pour que l'Allianz Arena ait déjà vu des bannières condamnant les liens du club avec l'émirat apparaître dans la Südkurve, notamment lors d'une victoire sur le Werder Breme il y a deux ans de cela. La discussion de jeudi dernier se tenait donc dans une logique morale et politique que ses acteurs revendiquent haut et fort. "Nous ne sommes pas ici pour nous-mêmes", dit l'un des supporters présents au correspondant d'AP. "C'est des droits de l'homme qu'il est question". Qui d'autre, aujourd'hui, ose poser ce genre de questions?
Si le Bayern est plutôt gêné par ce genre de manifestation (sans contester le droit de ses membres à exprimer leurs opinions de la sorte), d'autres clubs allemands ont embrassé ce pan "progressif" de la culture ultra, comme Union Berlin et St Pauli, au point que ce dernier est devenu un symbole du radicalisme ultra hors de ses frontières, au Royaume-Uni, par exemple (*), où l'emblème du club (une tête de mort sur fond noir) figurait récemment dans une liste de symboles extrémistes identifiés par la cellule anti-terrorisme de la police britannique . Aux USA, le mouvement "antifa" a très vite trouvé un terrain d'entente avec les Ultras des franchises les plus populaires, notamment à Seattle et à Portland .

Des supporters qui n'ont plus peur de revendiquer

Est-ce si surprenant, lorsque le stade est devenu une chambre d'écho, parfois la seule dont on dispose ? Dans les pays du Maghreb, et particulièrement au Maroc, les Ultras n'y viennent pas seulement pour encourager leur équipe, mais pour exprimer leur frustration et leur colère vis-à-vis d'un régime et d'une société qu'ils considérent corrompus jusqu'à la moëlle. En Inde, c'est aussi dans un stade de football, lors du récent derby de Kolkota entre East Bengal et Mohun Bagan, que l'on a pu voir des bannières hostiles aux récentes mesures - perçues comme islamophobes - prises par le gouvernement Modi. Ceci n'est pas nouveau en soi : le football, par sa popularité, son universalité, est un formidable amplificateur, et ceux qui veulent faire entendre leurs voix n'ont pas attendu 2020 pour utiliser. Ce qui est nouveau, c'est qu'au moins certains des noyaux les plus durs du supportérisme n'ont plus peur de revendiquer un rôle inédit, en ce qu'il est d'abord moral.
Les Ultras, qui ont pu et peuvent encore servir de courroies de transmission et d'instrument de pouvoir à beaucoup plus puissant qu'eux, n'ont en définitive pas grand-chose à vendre sur le marché souvent grotesque du football-business. Ils se retrouvent dans une situation que rien ne laissait présager, isolés, parce que tous les autres ont déserté le terrain qui leur est familier, qui est d'abord fait d'émotion plus ou moins bien canalisée. Ils sont devenus un corps étranger dans l'organisme du foot, dont on sait plus trop quoi faire. Leur attachement passionné au football les rend indispensables, mais on se bouche le nez quand on les croise sur son chemin. Puis on change de trottoir.
Aussi, quand tant de ceux et celles qui font le football de 2020 trouvent si facile d'oublier qu'ils et qu'elles ont une conscience, ou de la maquiller à force de slogans bien-pensants, le mouvement Ultra peut apparaître comme un rempart contre le cynisme, l'hypocrisie et la cupidité. Même ses excès sont - parfois - un garant de sa sincérité. Le football n'a pas suffisamment de ces remparts aujourd'hui pour pouvoir se passer de celui-là.
picture

Le Collectif Ultras Paris, grand animateur du virage Auteuil au Parc des Princes.

Crédit: Getty Images

Rejoignez Plus de 3M d'utilisateurs sur l'app
Restez connecté aux dernières infos, résultats et suivez le sport en direct
Télécharger
Sur le même sujet
Partager cet article
Publicité
Publicité