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Lev Yachine, il était une fois la révolution

Laurent Vergne

Mis à jour 21/03/2020 à 22:29 GMT+1

Il y a tout juste trente ans, le 21 mars 1990, s'éteignait le gardien de but le plus fameux de toute l'histoire du football. Il s'appelait Lev Yachine. Mort à 60 ans, il a eu une vie trop courte, pas franchement gaie au début ni à la fin. Entre les deux, une révolution. Celle d'un poste que le Moscovite, unique portier à avoir remporté le Ballon d'Or, a changé à jamais.

Lev Yachine

Crédit: Eurosport

Deux jours plus tôt, il est apparu à la télévision pour la dernière fois. Affaibli. Presque déjà plus mort que vivant. A 60 ans, Lev Yachine en parait facilement quinze de plus. La vieillesse, la maladie, la douleur, l'atteinte à son intégrité physique, tout ça l'a bouffé de l'intérieur et rattrapé avant l'heure. Le 21 mars 1990, il s'en va, emporté par le cancer de l'estomac qui lui rongeait le bide puis le reste depuis des mois. Quatre ans auparavant, il y avait laissé une jambe. Une saloperie de phlébite n'avait pas laissé d'autre choix aux médecins que de le mutiler en l'amputant. L'agonie aura été longue pour l'ancienne gloire.
Son étoile, elle, n'avait pourtant jamais vraiment pali. Juste avant sa mort, l'ex-gardien de but venait de recevoir les insignes de héros socialiste du travail. Plus qu'un homme, c'est une époque qui s'éteint et qu'un pays pleure. Yachine est mort dans un monde amorçant une folle mutation. Le Mur de Berlin n'existe plus depuis quatre mois. L'URSS s'apprête elle aussi à s'écrouler tel un château de cartes. Elle vacille déjà sur ses fondations. Mais la disparition de cet autre monument ne passe pas inaperçu en ce début de printemps. Yachine, alias Lev Ivanovich, comme on l'appelait là-bas, a droit à des funérailles nationales. Le concernant, les termes légende et mythe ne sont ni exagérés ni galvaudés.
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Octobre 1969 : Moscou fête le 60e anniversaire de Lev Yachine. Déjà diminué, il n'a plus que cinq mois à vivre.

Crédit: Imago

63, année historique

Lev Yachine est probablement le plus grand gardien de but de tous les temps. C'est en tout cas l'avis de celui qui fut son confrère et son contemporain, Gordan Banks. Quelques mois avant de quitter ce monde à son tour, l'Anglais avait émis un avis tranché et définitif sur le sujet lors du tirage au sort de la phase finale de la Coupe du monde 2018, en Russie : "Il est le plus grand, oui, et il n'y a même pas de débat. Je l'ai vu jouer pendant des années et tout ce qu'il faisait était brillant."
Yachine, ou la référence éternelle, indémodable et indépassable. L'aura intact du cerbère soviétique, trente ans après sa mort, et près d'un demi-siècle après la fin de sa carrière, tient à son aura, son savoir-faire, son faire-savoir sans jamais l'avoir cherché grâce à ce look unique, son côté révolutionnaire, et un trophée : le Ballon d'Or. Yachine est l'unique gardien de but à figurer au palmarès de la récompense individuelle la plus prestigieuse du football mondial. Sacré en 1963, année historique, il attend toujours son successeur et l'attendra sans doute longtemps.
Sans ce Ballon d'Or, serait-il aussi célèbre aujourd'hui ? Probablement pas, en tout cas aux yeux des plus jeunes générations. Yachine a fini par donner son nom à des trophées. Celui du meilleur gardien de la Coupe du monde, d'abord. Et, depuis 2019, celui du meilleur gardien du monde tout court, prix remis en même temps que le Ballon d'Or. Un prix à part, comme s'il avait fallu acter qu'un dernier rempart ne pourrait plus jamais être à la fois le meilleur gardien et le meilleur joueur de la planète. Yachine fut l'exception et l'est restée. Ce n'est sans doute pas un hasard car, avant d'être un grand gardien, il fut d'abord un très bon joueur de football.
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Lev Yachine reçoit le Ballon d'Or 1963.

Crédit: Imago

Un révolutionnaire, un anarchiste du poste

Lev a débuté dans le champ. Il en gardera un sens du jeu et une habileté balle au pied. Bien avant un Manuel Neuer, un des experts en la matière, Yachine est le premier "gardien libéro", en des temps où les portiers quittent le moins possible leur ligne de but. Le Moscovite, lui, règne sur l'ensemble de sa surface de réparation. Gardien, et dernier défenseur. D'une souplesse diabolique pour sa taille, il relance beaucoup plus vite que ses confrères, et boxe régulièrement le ballon sur les frappes les plus puissantes. Banal, selon nos standards. Inédit, de son temps. A bien des égards, le premier gardien de but de l'ère moderne, c'est lui. Il fut à son poste ce qu'un Dick Fosbury fut au saut en hauteur : un révolutionnaire. Un anarchiste.
Paradoxalement, ce fut aussi sa limite à ses débuts, comme l'a souligné dans ses Mémoires son tout premier entraîneur au Dynamo Moscou au début des années 50, Mikhail Yakushin : "Yachine, comme tout ceux dont le style devient une révélation pour chacun, a brisé des règles et des tabous et à cause de cela, on ne le laissait pas exprimer son potentiel. Tu n'es pas au cirque, lui disait-on ! Mais son style a ouvert le potentiel tactique de notre équipe." Jamais, sans doute, un gardien de but n'aura eu autant d'influence non seulement sur la définition de son rôle, mais aussi sur l'expression d'ensemble de toute une équipe.
Yachine doit attendre 1953, à 24 ans, pour s'installer enfin dans le but du Dynamo en tant que titulaire. Son mode d'expression atypique, mais aussi son histoire personnelle, expliquent cette émergence relativement tardive. Lev est l'enfant d'une époque troublée. Un peu plus que ça, même. A 14 ans, en pleine guerre, alors que l'armée rouge lutte pour repousser l'assaillant nazi, il travaille comme métallurgiste à l'assemblage des trains, dans une usine d'Oulianovsk, sur les bords de la Volga, avant de suivre les pas de son père comme apprenti serrurier. Presque une évidence, pour un futur portier.

L'enfer de l'enfance dans la guerre

Il est alors loin d'imaginer que le football lui apportera une gloire qu'il n'aura d'ailleurs jamais cherchée. De cette enfance et adolescence à la dure, il ressort brisé. "Mon enfance s'est arrêtée à 11 ans, a-t-il écrit dans son autobiographie. Nous attendions en ligne pour avoir un morceau de pain. Nous rêvions tout à la fois de la victoire sur le front et d'un morceau de sucre. Nous avons dû faire des sacrifices à un âge où on ne devrait pas avoir à en faire."
Après la guerre, il sombre dans une forme de léthargie. "Etait-ce de la dépression ? Je ne sais pas, s'interrogera-t-il. La fatigue accumulée au fil des années se faisait sentir et quelque chose s'est soudainement brisé en moi. A cette époque, je ne ressentais rien d'autre que du vide." Il n'a plus goût à rien, et surtout pas au sport. Sa salvatrice porte de sortie, il va la trouver en s'engageant dans l'armée, comme volontaire, à l'âge de 20 ans.
C'est là, au sein de l'équipe de l'armée, que Yachine se lance à fond dans le football. Quand il revient dans le civil, après avoir patienté trois années sur le banc, il devient donc le gardien titulaire du Dynamo, dont l'entraîneur l'a repéré sous les couleurs de l'Armée rouge. Il ne quittera jamais son club de toujours et y achèvera sa carrière, en 1971, à 42 ans.
C'est l'âge d'or. Le Dynamo remporte quatre titres de champion d'URSS entre 1954 et 1959, puis un dernier en 1963. Mais c'est avec la sélection que Yachine va acquérir une notoriété internationale et cesser d'être une grande figure moscovite pour devenir un véritable héros national.
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Le Yachine face au Brésil de Pelé, au Maracana, lors d'un match amical en 1965.

Crédit: Getty Images

L'égal d'un Gagarine

Grand, hors normes même, pour les dimensions de l'époque à son poste (1,89m), d'une stature imposante, Lev Ivanovich goûte sa première cape sous le maillot soviétique en 1954. Le début d'une ère glorieuse, pour lui comme pour sa sélection. Europe, monde, Olympe, l'URSS de Yachine, car il en est maintenant l'incarnation la plus emblématique, brille sur toutes les scènes. L'or olympique, d'abord, en 1956. A Melbourne, Yachine joue un rôle décisif lors de la finale victorieuse contre la Yougoslavie (1-0). C'est le premier grand titre international pour le football soviétique.
Quatre ans plus tard, c'est le Vieux Continent qui se retrouve sous la coupe russe : à Paris, dans l'ancien Parc des Princes, la bande à Yachine mate à nouveau la Yougoslavie en finale du tout premier Championnat d'Europe. Suivra une autre finale de l'Euro, en 1964, et quatre participations consécutives à la phase finale de la Coupe du monde, de 1958 à 1970. Si Yachine n'est plus sur le terrain au Mexique, il a auparavant guidé son équipe jusqu'en quarts de finale en 1958 et dans le dernier carré de la World Cup anglaise en 1966. Plus d'une décennie de succès donc, même si l'échec dans la quête du titre mondial laissera toujours un regret à la génération Yachine.
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Coupe du monde 1966 : Lev Yachine face à l'attaquant allemand Uwe Seeler.

Crédit: Getty Images

Même en cette période de Guerre froide, où l'étanchéité entre le bloc de l'Est et le reste du monde est plus importante que jamais, le grand Lev atteint des sommets de notoriété à l'international et de popularité dans son pays. D'autant que l'émergence de la sélection soviétique accompagne de près d'autres triomphes, sur d'autres hauteurs : le titre olympique de 56 a précédé d'un an le lancement du premier satellite, Spoutnik. Celui de l'Euro en 1960 sera lui suivi l'année d'après par l'envoi du tout premier homme dans l'espace, Youri Gagarine. Leurs exploits sont de nature différente, mais Gagarine est le seul Soviétique dont l'aura surpasse au début des années 60 celle de Lev Yachine.

Le douloureux épisode chilien

Le mythe ne manque pourtant pas d'être écorné à l'occasion. Lors de la Coupe du monde 1962 au Chili, le meilleur gardien du monde laisse apparaitre ses faiblesses. Face à la Colombie et au Chili, il commet plusieurs erreurs, précipitant l'élimination de son équipe. Le retour au pays s'avère difficile. Le héros se meut en bouc-émissaire. Une sorte de Ginola avant l'heure. Des mois durant, lors de ses sorties avec le Dynamo, Yachine est hué par les foules. Les fenêtres de son appartement sont brisées à plusieurs reprises. Sa voiture est taguée. La dépression le guette à nouveau, comme l'a raconté son épouse, Valentina, à la BBC : "Je ne l'ai jamais vu aussi abattu. Tout le monde le sifflait. A croire que si l'URSS avait été éliminée, ce n'était que de sa faute. Il voulait arrêter le football."
Ce que le grand public soviétique ignore, c'est que Yachine a souffert dès le premier match d'un traumatisme crânien. Cette Coupe du monde, il l'a traversée dans les vapes. Mais la presse est impitoyable. L'unique envoyé spécial de la Pravda le démolit match après match. "Il ne connaissait rien au sport, assure Valentina. Son travail, habituellement, consistait à écrire sur la politique sud-africaine." Face à ce qu'il vit comme une injustice, il décide pourtant de continuer sa carrière. Choix judicieux. Un an plus tard, il est consacré Ballon d'Or, restaurant sa réputation aux yeux de tous.
Au cours de cette année 63, ce n'est ni avec le Dynamo Moscou ni avec l'URSS qu'il connait son plus grand moment de gloire, mais lors d'un match-évènement à Wembley, pour le 100e anniversaire de la fédération anglaise. Au sein d'une sélection internationale où Di Stefano et Puskas ont également pris place, Lev Yachine ne joue pourtant qu'une mi-temps, la première. Il y est exceptionnel. L'Angleterre s'impose 2-1 mais, comme le soufflera Jimmy Greaves, élu homme du match, "ce n'est qu'une demi-victoire, nous n'avons pas marqué face à Yachine".
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Londres, Cafe Royal, 23 octobre 1963 : Alfred Di Stefano, Denis Law et Lev Yachine en grande conversation, quelques heures après le match du centenaire.

Crédit: Getty Images

Araignée noire et casquette bleue (foncée)

La légende de l'Araignée noire est alors plus vivace que jamais. Car Yachine, c'est aussi une allure. Tout de noir vêtu, il en impose encore plus, même s'il ne porte plus sa fameuse casquette noire (bleu foncée, en réalité, mais les clichés noir et blanc de l'époque ont permis à ce bénin mensonge de perdurer), volée à Paris pendant l'Euro 1960. Il n'a jamais voulu la remplacer et joua ensuite tête nue. Au faîte de sa renommée après sa brillante sortie à Wembley, il sera encore une des grandes attractions de la Coupe du monde anglaise en 1966.
Mais tous ceux qui l'ont connu ou simplement croisé en témoignent : si Lev Yachine était une vedette, il ne s'est jamais pris pour une star. Il revenait de trop loin pour ça. "Quand nous nous battions pour des victoires, pour des titres, je ne pensais pas à ce que pourraient m'apporter ces succès. J'étais juste heureux de jouer au football", a-t-il confié dans son autobiographie. Un détachement né de ses années de jeunesse. De même, il conservera jusqu'au bout une approche artisanale de son métier. Là encore, un vestige de son passé de métallo et de serrurier. Le ballon était devenu sa matière première : "J'ai besoin de toucher le ballon avant un match, comme un charpentier touche sa planche de bois avant de la travailler. C'est une habitude d'ouvrier, je le suis toujours resté."
Au fond, Lev Yachine était simplement un survivant, amoureux de son sport qu'il aura pratiqué plus de deux décennies au plus haut niveau. Il n'a jamais rien revendiqué, même s'il a tant laissé. Yachine, c'était la révolution tranquille. Plus que ses 78 sélections, les titres collectifs, les honneurs individuels ou ces quelques 150 penalties stoppés (sa grande spécialité), il reste de lui un avant-gardisme tranquille qui ne disait pas son nom. Il y eut pourtant bien un avant et un après Yachine au poste de gardien de but. Sa révolution ne porte peut-être pas son nom mais elle a influencé jusqu'au siècle suivant ses héritiers, au pays (une grande tradition de formation des gardiens de but s'est enclenchée grâce à lui en Russie) et ailleurs.
Lev Yachine
Yachine a vécu, vit et vivra
S'il connut la gloire, il ne goûta en revanche jamais à l'opulence. Même du temps de sa splendeur, Yachine avait vécu modestement. Il est mort pauvre. Toujours célébré, mais pauvre. A 90 ans, Valentina occupe toujours aujourd'hui le petit appartement que l'Etat avait offert à son mari en 1964, après son Ballon d'Or.
Les vingt dernières années de sa courte vie n'auront été qu'une lente descente aux enfers. Le football lui avait causé trois commotions et abimé son dos. Les séquelles de l'enfance, encore elles, ont fait le reste, procédant à un travail de sape incessant. Ce cancer de l'estomac a trouvé sa source dans le paquet de clopes que Lev s'enfilait chaque jour, même quand il était joueur, mais aussi dans les stigmates de la guerre. "Il a toujours beaucoup souffert de l'estomac, explique son épouse. Les médecins lui disaient que c'était une conséquence de sa malnutrition pendant la guerre."
Son nom, son histoire, et son image (le street art à son effigie fleurit à Moscou) demeurent puissamment évocateurs en Russie. Outre ce trophée à son nom, c'est lui qui apparaissait sur une des principales affiches de la Coupe du monde 2018. L'an dernier, à l'occasion du 90e anniversaire de sa naissance, un film retraçant son existence a été tourné en Russie et un match spécial a été organisé à Moscou pour honorer sa mémoire. Lors de son discours avant le coup d'envoi, le légendaire buteur Nikita Simonian, qui fut son rival au Spartak mais son coéquipier en sélection, avouait "ne pas pouvoir parler de lui au passé." "Lev Ivanovich, ajoute-t-il, est un gardien de but inoubliable et une personne légendaire. Il ne sera jamais oublié. Yachine a vécu, vit et vivra."
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L'hommage à Lev Yachine pour le 90e anniversaire de sa naissance, en octobre 2019.

Crédit: Getty Images

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