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Mercato : Luke Shaw, symbole de la folie cohérente du football anglais

Philippe Auclair

Publié 07/08/2014 à 11:55 GMT+2

Luke Shaw, le jeune prodige de Southampton, a rejoint Manchester United en devenant à 19 ans seulement le troisième défenseur le plus cher de l'histoire du football. De la folie? Oui. Et non.

Luke Shaw

Crédit: Imago

Le 27 juin dernier, un adolescent anglais est devenu le troisième défenseur le plus cher de l’histoire du football mondial, derrière le tandem Thiago Silva-David Luiz du PSG. Luke Shaw, titularisé pour la première fois en novembre 2012 par son club formateur Southampton, trois capes en seniors à son actif, a coûté autant à Manchester United que Rio Ferdinand en 2002.
Mais Ferdinand, alors âgé de vingt-trois ans, avait atteint les demi-finales de la Ligue des Champions avec Leeds United, dont il était devenu le capitaine en 2001. Il sortait d’une superbe Coupe du monde au cours de laquelle il avait confirmé son statut de titulaire avec les Three Lions. Et pourtant, le montant du transfert de Ferdinand (36 millions d'euros) avait alors fait dire que soit Alex Ferguson, soit son club, soit le football anglais tout entier avait perdu la raison. Peut-être même pouvait-on parler d’une aliénation collective. Que dire alors aujourd’hui de Louis van Gaal (qui avait entériné l’acquisition de Shaw, même si le sélectionneur néerlandais n’était pas encore officiellement entré en fonction à Old Trafford), des Glazer ou de la Premier League? Qu’ils sont mûrs pour les électrochocs et la camisole de force? Taxi pour Charenton?
José Mourinho n’est pas passé loin de le suggérer, même s’il s’est gardé de mettre directement en cause l’équilibre mental de Van Gaal, son ancien mentor à Barcelone, un homme pour lequel il garde un respect qui n’est pas feint. “Si on paie pour un garçon de 19 ans [Shaw] ce qu’on nous demande, nous sommes morts”, dit le Portuguais. "Nous aurions tué notre stabilité par rapport au fair-play financier, nous aurions tué la stabilité dans notre vestiaire. Parce que quand vous payez autant pour un gamin de 19 ans – un bon joueur, un joueur fantastique -, le jour suivant, [vous avez] des joueurs qui frappent à [votre] porte [et qui disent]: ‘comment est-il possible que j’aie joué 200 matchs pour ce club, gagné ça et ça, et que quelqu’un de 19 ans vienne ici et gagne plus que moi?’ Ça aurait immédiatement tué notre équilibre, et nous ne pouvions pas le permettre."

Plus caricatural encore que Shaw : Lallana

Et, de fait, Chelsea se retira du jeu, rejetant Shaw (fan de toujours des Blues, au passage) pour faire l’acquisition de Filipe Luis, international brésilien, vainqueur de la Liga, de la Copa del Rey, de la Ligue Europa, de la Supercoupe d’Europe et finaliste de la dernière Ligue des Champions. Filipe Luis dont le salaire est, dit-on, inférieur de 25% aux 120 000 euros - plus primes - que United verse chaque semaine au successeur de Patrice Evra. On comprend que Mourinho s’étonne que l’un des piliers de l’Atletico de Madrid puisse coûter 15 millions d'euros de moins environ que le "gamin" qui n’a disputé que soixante-sept matchs, toutes compétitions confondues, pour une équipe dont la huitième place dans la dernière édition du championnat d’Angleterre avait été saluée comme un miracle.
Ils sont fous, ces Anglais. Fous d’acheter anglais. Fous de payer une surcote que rien ne justifie, quand leur sélection rentre du Brésil au bout de trois matches dont elle n’a gagné aucun. De plus, Shaw n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres de ce mal national, de cette distorsion des valeurs qui fait que le joueur made in England se négocie à des tarifs qui les rendent invendables à des clubs étrangers. Calum Chambers, un autre de ces jeunes Saints anglais, a été acheté dix-neuf millions d'euros par Arsenal, lesquels ont déboursé cinq millions d'euros de moins pour le mondialiste Mathieu Debuchy. Lequel évoluait au même poste à Newcastle que Chambers à Southampton. Quand ce dernier, un autre "gamin de 19 ans" était titulaire, ce qui n’était pas le cas tous les week-ends.
Ou encore: Adam Lallana, l’âme de ce Southampton pillé par les puissants de la Premier League. L’investissement pour Liverpool ne dépassait que de deux millions d'euros celui consenti par Chelsea pour acquérir Cesc Fabregas, champion d’Europe, champion du monde, champion de (presque) tout avec la Roja et le FC Barcelone. Et qui, à vingt-sept ans, est au pic de sa carrière. Lallana, son cadet de douze mois, n’a rien gagné, lui. Sportivement, économiquement, comment ceci pourrait-il avoir un sens ?

L'impact du pactole des droits TV

Mais ceci – vous me sentiez venir, j’imagine – en a un. Certains paramètres objectifs, valides dans quelque championnat que ce soit, doivent d’abord être pris en compte. Prenons le cas de Shaw. Quand United "surpaie", il paie d’abord son absence de la Ligue des Champions, qui l’oblige à surenchérir au-delà de ce qui serait raisonnable pour un City ou un Arsenal lorsqu’il faut obtenir un footballeur aussi convoité que le jeune Anglais, lequel a de fortes chances d’ancrer le flanc gauche de sa sélection pour les dix à quinze années à venir. L’Espagnol Ander Herrera (zéro sélection) a d’ailleurs coûté davantage (36 millions d'euros), lui aussi, que ce que son pedigree aurait laissé supposer. Arturo Vidal, si son transfert de la Juve se concrétise, battra tous les records pour un milieu défensif, puisqu’on parle de 65 millions d'euros. Et quiconque négocie avec les Red Devils sait évidemment que ceux-ci n’ont pas d’autre choix que de faire des sacrifices financiers à la mesure de leur désir de rejoindre la super-élite du football européen dans les délais les plus brefs. Ce qui, pour United et ses sponsors, est une nécessité absolue. Une grande entreprise ne fait rien d’autre lorsqu’elle engloutit des dizaines de millions dans la recherche et le développement pour retrouver un rang perdu.
Avant United, d’autres clubs en phase d’ascension avaient aussi dû faire avec ce phénomène de gonflement des cotes de leurs cibles, quelles que fussent leurs nationalités. La hiérarchie du football anglais a davantage fluctué que celle des autres grands championnats au cours des dix dernières années. Des intrus comme Chelsea et Manchester City se sont assis à la table. D’autres ont tenté en vain de s’y faire une place, comme QPR. L’introduction des règles du fair-play financier (celles de la Premier League comme celles de l’UEFA, ce qu’on oublie souvent) modérera sans doute les changements à venir, en ce que les nouveaux investisseurs ne disposeront plus de la même liberté de manœuvre.
Mais le fait est que cinq clubs – inutile de les citer - vont entamer la saison anglaise 2014-15 avec l’espoir de remporter le titre, et que deux autres, Tottenham et Everton, auront pour objectif une place parmi les "liguedeschampionnisables". Cette compétitivité fait naturellement s’embraser les prix sur le marché des transferts, attisée qu’elle est par la répartition équitable du plus gros pactole de droits TV de la planète. Tout le monde, ou presque, a désormais les moyens de "payer trop". Et tout le monde le fait, parce que ce n’est qu’à ce prix qu’il devient possible de décrocher le gros lot. Il n’en va pas de même dans ces pays où la concurrence se limite à deux ou trois grosses cylindrées. Voire, comme c’est le cas en Ligue 1, à un seul; lequel a d’ailleurs dû faire fi de la "logique" des cotes pour en arriver à la position de monopole qui est la sienne aujourd’hui. Bien lui en a pris, si l’on ne se soucie que des résultats.

La surchauffe s'est encore accélérée

D’évidence, cet effet de gonflement des valeurs est accentué par la raréfaction des joueurs anglais en Premier League, qui ne constituent plus que 32% de l’effectif global de la Premiership si l’on prend leur temps de jeu réel en considération. Perversement, ce n’est pas parce que les Anglais sont "moins bons" en valeur absolue qu’ils sont moins nombreux. C’est parce ce n’est pas d’hier qu’ils sont devenus les plus chers. L’argument est presque toujours ignoré; en fait, je n’ai jamais entendu qui que ce soit le défendre. L’explosion exponentielle des revenus – et des salaires - de la Premier League, dès sa création en 1992, s’est produite alors que la majorité des joueurs de ses clubs étaient encore anglais. Cet accès de fièvre qui n’est jamais retombé (le malade demeure en bonne santé, peut-être?) a rendu l’option d’acheter "étranger" plus séduisante. Plus économique, aussi. Un cercle vicieux s’est mis en place. La valeur absolue est devenue une valeur relative. La surchauffe, conséquence d’un succès pas toujours maîtrisé, s’est accélérée avec l’ouverture du marché anglais aux footballeurs venus d’ailleurs; mais elle avait précédé celle-ci.
Vient se greffer sur cette mutation l’obligation de respecter les quotas de l’UEFA en matière de joueurs "formés au pays" (*) pour participer aux compétitions européennes et l’introduction probable de critères encore plus stricts par la FA dans un avenir pas si lointain – si les voeux de son président Greg Dyke sont exaucés. Ce qui est rare est cher. La question est de savoir quand cette cherté devient excessive, sans se laisser obnubiler par le nombre de millions: autant comparer la logique commerciale d’un supermarché avec celle d’une épicerie de quartier. Or il est très rare que les joueurs anglais se dévalorisent. Combien vaut un Rooney aujourd’hui? Un Walcott? Bien davantage que ce que Manchester United et Arsenal avaient payé. Sturridge, acheté 15 millions d'euros par Liverpool à Chelsea? Idem. Oui, le football anglais vit dans une bulle qui, vue de l’extérieur, peut paraître insensée. Il dérape. Il vit dans l’excès. Mais la bulle continue de flotter, portée par un vent qu’elle crée elle-même, et dans le sillage duquel beaucoup aimeraient se positionner. Il n’est pas dit qu’elle éclate de sitôt.
(*) Laquelle n’est pas étrangère à la décision de Manchester City de s’auto-prêter Frank Lampard en se servant de leur franchise new-yorkaise, notons-le.
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