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Prost - Senna, histoire d'une rivalité médiatique

Stéphane Vrignaud

Mis à jour 01/05/2019 à 10:58 GMT+2

Ayrton Senna et Alain Prost ont été des rivaux médiatiques acharnés. Avec force déclarations, intox ou manipulations. Pierre van Vliet en a été le témoin privilégie. En 2014, il nous livrait les ressorts de cette confrontation souvent sulfureuse.

Alain Prost et Ayrton Senna (McLaren) au Grand Prix de Monaco 1988

Crédit: Imago

Le duel Senna-Prost a-t-il selon vous eu un équivalent dans l'histoire de la Formule 1 en terme d'effervescence médiatique ?
Pierre van Vliet : Sans doute pas. Ça a été très intense. Médiatiquement, cela a coïncidé avec une période où la télévision a pris une importance qu'elle n'avait pas auparavant. Plus que le fan de Formule 1, cette rivalité touchait l'homme de la rue.
Le duel a pris forme lorsqu'ils ont été réunis chez McLaren, en 1988. Là, on s'est dit que ça allait faire des étincelles tôt ou tard...
P.V.V. : Je me souviens de la conférence de presse de Monza, en 1987, et l'annonce de l'engagement de Senna. C'était "tout le monde il est beau tout le monde il est gentil". Toute l'année 1988 s'est quand même déroulée dans un esprit de relation cordiale entre Senna et Prost. Le championnat s'est joué au Japon, avec un titre acquis à la régulière par Senna même si Prost avait plus de points (ndlr : au total sur 16 courses mais seuls les 11 meilleurs résultats étaient retenus) mais il avait reconnu sa défaite de façon fair-play, sans amertume ni frustration.
Monaco est quand même un premier tournant : Senna parle de son tour de qualification comme d'un long tunnel, et commet une erreur le lendemain qui fait dire à Prost : "Il ne voulait pas me battre, il voulait m'humilier."
P.V.V. : Senna parle de son tour comme d'un état de grâce, et ne dit pas non plus qu'il est en transe ou qu'il pilote sur un nuage comme j'ai pu le lire ! En qualification, il avait collé une seconde et demie à Alain, qui savait qu'il ne pouvait rivaliser et consacrait du temps de piste au dimanche, pour être souvent d'ailleurs un peu plus rapide. Quand Alain dit "Ayrton a voulu m'humilier", il y a un peu de ça car l'écart en qualification était conséquent. En course, Senna mène, Prost perd beaucoup de temps derrière Berger (Ferrari), le double assez tard et signe des records du tour pour l'énerver. Senna a fait la faute parce qu'il voulait lui montrer qu'il était le plus rapide. Senna avait eu de l'orgueil. Peut-être trop ce jour-là.
A Estoril, Senna tasse Prost dans la ligne droite des stands avant de se faire doubler. N'est-ce pas là le premier véritable coup de canif dans le contrat ?
P.V.V. : Oui. Alain avait dit : "Je sais maintenant que ce mec-là peut me mettre dans le mur.Il est prêt à prendre des risques que je ne suis pas prêt à prendre."
Ayrton Senna (McLaren) rompte la pacte conclu avec Alain Prost (McLaren) au premier virage du Grand Prix de Saint-Marin 1989
En 1989, à Imola, la guerre est déclarée : Senna a proposé à Prost un pacte de non-agression au premier virage et le surprend quand même, justifiant que c'était le second départ de la course, et que le pacte ne valait qu'au premier…
P.V.V. : Ayrton a fait preuve d'une certaine mauvaise foi. Alain avait obtenu de Ron Dennis qu'Ayrton présente ses excuses. Ils avaient fait une réunion de "conciliation" juste après à Pembrey, ça s'était très mal passé (ndlr : Senna avait pleuré) et il était convenu que tout ça resterait entre eux. Mais il y a eu des fuites et là, la presse a joué un rôle. Alain en a parlé à Johnny Rives (journaliste à L'Equipe) en croyant à tort ou à raison qu'il parlait "off the record". Mais voilà, Johnny a fait son boulot en sortant le papier le mardi ou le mercredi matin du Grand Prix de Monaco. Ayrton était furieux. A partir de là, ça a été le silence radio entre eux, même à l'intérieur de l'équipe. Du coup, les journalistes ont tenu une place qu'ils n'occupent plus du tout aujourd'hui. A l'époque, on avait des vrais liens avec les pilotes. Je faisais des tas de trucs avec les pilotes en dehors des Grands Prix. Je me souviens avoir parfois fait le médiateur ("go between") entre les deux.
Notamment à quelle occasion ?
P.V.V. : Je me souviens d'une interview faite avec Ayrton à Spa en 1989 où je l'avais titillé. Je lui avais dit : "Ecoute, on n'a que le son de cloche d'Alain dans cette histoire de Pembrey, pourquoi refuses-tu d'en parler ? Tu te braques et tu crois te protéger. En réalité, tu passes pour le bad guy parce qu'on n'a pas ta version." J'ai réussi à lui arracher des confidences pour Auto-Hebdo, reprises par l'AFP et puis tout le monde ensuite. Je l'ai revu entre les Grands Prix de Belgique et d'Italie, et il m'a dit : "Tu avais raison, il fallait faire ça plus tôt. C'est maintenant clair." Les deux ne communiquaient plus, dans une incompréhension totale. Fin 1989, l'ambiance était devenue très malsaine car Alain avait annoncé son départ (en juillet) et courrait contre sa propre équipe.
Leur accrochage à Suzuka en 1989 n'a rien arrangé, et rien n'était réglé à la reprise en 1990.
P.V.V. : Oui. Alain avait changé de camp mais il avait chez Ferrari toujours le même sponsor qu'Ayrton (un cigarettier), à tel point que ce sponsor s'en est inquiété et a voulu qu'ils se parlent. Au Grand Prix de Hongrie, ils s'étaient enfermés dans une caravane - un truc un peu cocasse -, pendant 30 ou 40 minutes et on n'en avait jamais rien su. J'ai ai parlé récemment avec Alain. Ça avait été un dialogue de sourds : mauvaise foi contre mauvaise foi…
Ayrton Senna et Alain Prost (McLaren) au Grand Prix du Japon 1989
A Monza, un journaliste italien leur avait proposé de faire la paix et de se serrer la main. Prost avait sauté sur l'occasion, Senna s'était senti piégé et avait dit plus tard que c'était "une virgule dans un dictionnaire"...
P.V.V. : Le journaliste avait exprimé le regret de ce manque de respect entre eux. Mais pour Senna, la poignée de main n'avait pas été spontanée.
Fin 1990, Suzuka fut un paroxysme.
P.V.V. : Alain avait prévenu : "Je ne lui ouvrirai pas la porte." Ayrton avait fait une manœuvre optimiste, en se disant que l'autre allait céder, mais il a quand même été de mauvaise foi d'en faire un scandale.
Il y avait une autre dimension chez Senna : il était ouvertement religieux. A un moment, il a été un peu caricaturé par les médias, qui n'ont pas compris ça. Prost en a même joué dans la guerre médiatique.
P.V.V. : Les Brésiliens, je les connais d'autant mieux que je parle portugais et je pense pouvoir faire la part des choses à ce niveau-là. Le problème est que Senna a donné le bâton pour se faire battre. Il a d'abord évoqué Dieu en portugais, et c'était dans les mœurs, dans la culture. Au Brésil, on parle de Dieu, on s'adresse à lui comme un compagnon de route. Quand il a commencé à le faire en anglais, c'est beaucoup moins bien passé. Quand il est champion à Suzuka en 1988, il dit avoir une vision de Dieu, c'est surréaliste. Il en a reparlé dans la période de tension avec Alain, en 1991. A Hockenheim, il y avait eu des coups de roues et Alain était très en colère, vu la vitesse de l'incident (350kmh/h). Alain avait été très marqué par l'accident de Didier Pironi en 1982 (ndlr : sa Renault avait servi de tremplin à la Ferrari) et son refus de prendre des risque sous la pluie venait de ça, alors qu'il était assurément très rapide sur piste mouillée. Alain mettait donc la pression là-dessus. Ça faisait partie du jeu mais il était sincère.
Les deux prenaient en permanence les médias à témoin…
P.V.V. : Oui, et ils étaient paranos : ils avaient beaucoup de mal à accorder leur confiance à des journalistes. Pour l'un comme pour l'autre, on était avec eux ou contre eux. J'ai eu cette chance d'être au milieu car je les avais connus avant. En Formule Renault pour Alain, en Formule Ford 2000 pour Ayrton, une époque où je m'entretenais avec lui en portugais d'une façon familière. J'ai gardé le contact avec les deux.
Senna avait peu de relations dans le paddock : le photographe Keith Sutton, le docteur Syd Watkins et son coéquipier Gerhard Berger à partir de 1990.
P.V.V. : Keith Sutton avait été son photographe en Formule Ford et en Formule 3. Il était passionné, et avait commencé à faire des communiqués de presse pour lui. Un jour, Ayrton a considéré que Sutton l'avait trahi pour ce qui n'était qu'une peccadille. Il ne lui a dès lors plus adressé la parole. Il était très soupe au lait.
Il y a une parenthèse dans tout ça car Prost ne roule pas en 1992, mais Senna demande quand même pourquoi il ne peut pas aller chez Williams. Il se retrouve en 1993. Là, Senna surprend avec une McLaren inférieure. A Donington spécialement. Prost, troisième à un tour, se plaint en conférence de presse. Senna lui dit "Si tu veux on échange nos voitures". A côté, Prost est livide...
P.V.V. : Ayrton ricane ! Il a le beau rôle et il en profite. A Donington, il a été brillantissime. En 1993, il ne voulait pas rouler en F1 car il n'avait pas la voiture pour se battre contre Prost. Il avait envisagé l'Indycar et n'avait pas de contrat pour les trois premières courses de F1. Il avait mis la barre très haut (un millions de dollar par course) presque pour ne pas avoir à courir. Il rend 80 chevaux à la Williams et sait qu'il ne sera pas champion. En conférence de presse, pendant qu'Alain explique sa course, il fait semblant de dormir. Irrévérence et drôle ! Il s'était mis la salle dans la poche. Alain était vert. Ça faisait partie de la guerre psychologique.
A Imola, en 1994, son message est celui d'une entente retrouvée.
P.V.V. : Ayrton dit clairement : "I have a personal message for my old friend Alain." Il prend les gens à témoin en disant "We miss you" puis "I miss you". On avait enregistré le message le samedi matin, et Gilles Pernet (son patron à TF1) ne savait pas s'il fallait le diffuser. On est allé voir Ayrton avant la qualification et il nous a dit qu'il fallait transmettre le message à Alain, et qu'il n'y avait pas de problème à le diffuser. On n'a pas voulu le faire tant qu'Alain ne l'avait pas entendu. Il est arrivé le dimanche matin et il était surpris. On l'a diffusé dans F1 à la Une, juste avant le départ.
Les deux ont utilisé le relais médiatique jusqu'au bout…
P.V.V. : Ils n'étaient pas bêtes, ils connaissaient le pouvoir de la presse et la possibilité de la manipuler. Ils étaient tous les deux un peu paranos. Alain se disait incompris par les médias surtout à la fin, en 1993, et de son côté Ayrton était tout aussi pro, parfois même machiavélique. Il est ainsi venu me voir le mercredi ou le jeudi à Adélaïde en disant : "Je vais rouler pour Renault l'an prochain, Alain ne sera pas là. Ce serait quand même bien qu'avec la presse française on fume le calumet de la paix." On a arrangé ça avec Jean-Jacques Delaruwiere et Ann Bradshaw, les attachés de presse de Renault et Williams - alors qu'Ayrton était toujours chez McLaren - et on a fait une petite réunion pour qu'il se sente soutenu côté français. Il y avait chez les deux une vraie perception de la manière de se comporter avec les medias.
Ayrton Senna (McLaren) au Grand Prix du Canada 1989
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