Les grands récits olympiques : Michael Phelps, le battement d'ailes du papillon

Maxime Dupuis

Mis à jour 20/07/2023 à 16:32 GMT+2

LES GRANDS RÉCITS - Du haut de ses 23 titres olympiques et de ses 28 médailles, Michael Phelps est unique. Le nageur a dominé l'Olympe comme aucun autre. Avec, en point d’orgue, les Jeux de Pékin en 2008. En Chine, l'Américain avait un but : rafler 8 médailles d’or et effacer le record de Mark Spitz. Il l'a fait. Mais ça s'est joué à rien. A un centième de seconde. A un battement d'ailes.

Sponsorisé par

Bridgestone
Bridgestone

Michael Phelps, le battement d'ailes du papillon

Michael Phelps n'a jamais marché sur l'eau. Pas plus qu'il n'a multiplié les pains ou rendu la vue à qui que ce soit. D'ailleurs, personne n'a réussi ce type de miracles depuis près de deux millénaires et qui vous savez. Durant sa vie (aquatique), Michael Phelps a néanmoins accompli une poignée de prouesses qui lui auraient valu d'être considéré comme un demi-Dieu en d'autres temps. Au XXIe siècle, l'Américain a simplement été contemplé à sa juste valeur : celle du plus grand olympien de tous les temps. Voire du plus illustre des athlètes de l'histoire.
A défaut des pains, l'Américain a méthodiquement procédé à la multiplication des médailles dans des proportions assez inconcevables pour le commun des mortels. Mais le plus prodigieux de ses accomplissements, le nageur de Baltimore l'a réussi un jour d'août 2008, de l'autre côté de la planète. Ce matin-là, Michael Phelps a transformé une course perdue en étourdissante victoire. En moment d'éternité, même.
Il eut été battu que cela n'aurait en rien terni son œuvre dont la portée, déjà, dépassait de très loin les cent mètres qu'il venait de boucler. Cela l'aurait simplement "condamné" à devenir - au mieux - l'égal d'un autre, Mark Spitz en l'occurrence. Ce qui, vous en conviendrez, aurait eu le goût amer de l'injustice alors que Michael Phelps n'a jamais eu d'égal. Certains ont bien essayé de se hisser à sa hauteur. Pour une réussite infime. Se jucher sur les épaules des géants garantit de voir plus loin, pas de les surpasser.

Cavic fut le plus rapide, pas le plus fort

Milorad Cavic fut l'un de ceux qui se sont crânement attaqués à la bête. Le Serbe n'a pas été le plus grand, ni le plus talentueux, des adversaires que Phelps a croisés durant son immense carrière. Mais il tiendra, à jamais, une place à part. Pour toujours, il restera celui qui a failli priver Phelps de sa fantastique quête : à savoir, décrocher huit titres olympiques dans le Cube d'eau de Pékin. Le destin des deux hommes a basculé pour un minuscule centième de seconde. Le 16 août 2008, Cavic fut le plus rapide. Il aurait fallu qu'il soit le plus fort.
Vous êtes-vous déjà demandé ce qu'il était possible de réaliser en un centième de seconde ? La réponse est simple : rien. Pour un humain, tout au moins. Parce que Michael Phelps, lui, a réussi à transformer de l'argent en or en ce laps de temps qu'il a étiré jusqu'à l'immortalité. Un battement d'ailes de papillon et il était devenu l'égal de l'unique Mark Spitz, sacré champion olympique à sept reprises, à Munich en 1972. Phelps terminerait le travail le lendemain, avec ses copains du relais 4x100 4 nages. Une édition des Jeux. Huit médailles d'or. Un record unique. Michael Phelps l'avait fait.
picture

Touche de la discorde et portée historique : le grand 8 de Phelps à Pékin

Les rencontres les plus fortuites sont parfois les plus belles. Michael Phelps a fait connaissance avec les bassins parce que sa maman était soucieuse de la sécurité de son rejeton. "La seule raison pour laquelle je me suis retrouvé dans l'eau, c'est que ma mère voulait que j'apprenne à nager. Mes sœurs et moi sommes alors tombés amoureux de ce sport. On a donc décidé de nager", a-t-il révélé un jour.
Michael a deux grandes sœurs, Whitney et Hilary. Et il se trouve que Whitney est plutôt douée. Et même un peu plus que ça parce qu'avant Michael, il y aura Whitney. A 14 ans, elle dispute les Championnats du monde à Rome. Neuvième mondiale sur 200 mètres papillon dans la cité éternelle, elle fait partie des espoirs US et a en ligne de mire les Jeux d'Atlanta. Son dos ainsi que des problèmes d'alimentation l'en priveront et écourteront sa carrière naissante.

Bob Bowman, le second père

Quand Whitney renonce à son rêve et aux bassins, Michael est encore un gamin. Il a déjà commencé à montrer ses qualités et travaille sous la coupe de Bob Bowman, qui sera son entraîneur de toujours et un second père. Le premier, Fred, ayant quitté le domicile conjugal quand Michael avait 9 ans.
Bob sera une épaule solide pour le jeune homme. Solide. Mais ferme. A Bob, on ne la lui fait pas. Quand il réclame dix longueurs à ses nageurs, c'est dix. Pas neuf. Le jeune Michael se rendra rapidement compte que son entraîneur n'est pas là pour plaisanter mais pour façonner le champion qu'il devine derrière le pré-adolescent qui déambule au North Aquatic Baltimore Club. "Quand il me demandait d'arriver à 5h et que j'arrivais à 5h01, il m'attendait devant la porte et me demandait 'pourquoi es-tu en retard ?', raconte Phelps dans son autobiographie Beneath the surface. Aussi, si j'éclaboussais un camarade quand il avait le dos tourné, il me faisait comprendre qu'il m'avait vu. Il avait des yeux dans le dos. Bob m'effrayait".
Michael Phelps et Bob Bowman
Michael a beau avoir peur de Bob, il a du mal à rester dans le rang. C'est plus fort que lui, mais pas complètement de son ressort. A son entrée au collège, on lui diagnostique un trouble de déficit de l'attention. Le jeune homme est hyperactif et traité à la Ritaline, qu'il prend la semaine pour se canaliser. Le samedi, pas la peine. Le sport absorbe le trop plein d’énergie. Baseball, football, lacrosse et évidemment natation, Michael Phelps touche à tout. Mais l’eau possède une vertu supplémentaire : elle le rassénère. "Les nageurs aiment dire qu'ils peuvent sentir l'eau. Très tôt, j'ai ressenti cela. Je n'avais pas à me battre avec l'eau. Je me sentais bien dedans. Pour la première fois, je me sentais 'en contrôle'."

La perfection au naturel

Quand il sort de la piscine, le gamin redevient humain. Avec ses failles, ses doutes et ses imperfections. Ceux-là mêmes qui jalonneront sa carrière et sa vie de jeune adulte. A l'école, ce n'est pas vraiment ça et Michael n'est pas forcément bien dans sa peau : ses grandes oreilles sont un sujet de moqueries et de bagarres récurrentes avec ses congénères collégiens.
S'il n'est pas complètement à l'aise avec son corps, celui-ci est parfaitement taillé pour ce qu'il va devenir : un nageur unique. Il ne le sait pas encore, mais Phelps possède des qualités intrinsèques exceptionnelles, à tous les sens du terme.
Adulte, Michael Phelps mesurera 1,93m et sera bâti telle une arbalète aux dimensions idoines. Déjà, le natif de Baltimore possède un torse surdimensionné eu égard à sa taille. Il équivaut à celui d'un homme de 2,03m alors que ses jambes, elles, sont bien plus courtes que la moyenne. Ce rapport haut du corps - bas du corps lui offre une résistance moindre dans l'eau. Son envergure d'un peu plus de deux mètres ne le desservira pas - notamment le 16 août 2008 face à Milorad Cavic -, pas plus que ses mains gigantesques. Ajoutez au tableau un petit 47 de pointure associé à une flexibilité exagérée de ses articulations, ainsi qu'à une propension à produire moins d'acide lactique que le commun des nageurs et vous avez l'archétype parfait de l'homme-poisson.
Michael Phelps
En natation, nature et talent n'ont jamais suffi à faire un champion. Parce que la répétition et le travail sont des ingrédients largement aussi importants que le reste. Et si le futur champion a parfois du mal avec cet aspect d'un sport exigeant comme nul autre, Bob Bowman va se charger de convertir l'homme en machine. Le jour où il fera part des ambitions qu'il nourrit pour Michael à la mère du futur champion, elle lui répondra par un laconique : "Bob, il n'a que 12 ans". Ce à quoi, le coach rétorquera le plus simplement du monde : "Je sais Debbie. Mais en 2008 par exemple, il en aura 23..."

Le plus jeune aux JO depuis Flanagan en… 1932

Si Bowman sait qu'un champion sommeille en Phelps, il n'a peut-être pas imaginé que Michael irait si vite. Au propre, comme au figuré. Parce que Michael Phelps ne va pas attendre 2008 et ses 23 ans pour mettre le monde à ses pieds. Bowman travaille le court et le long terme, avec des objectifs différenciés. Il demande à Michael de les coucher sur des papiers. Sur l'un d'entre eux, Michael Phelps écrit qu'il souhaite, un jour, nager aux Jeux. Il a onze ans. Bowman est persuadé que c'est possible. À condition de tout donner. Durant sa carrière, Phelps ira jusqu’à s'entraîner dix fois par semaine, sept jours sur sept. Des heures dans la piscine, le reste du temps en dehors à travailler, aussi. On n'a rien sans rien.
Son premier coup d'éclat, Michael Phelps le réussit à Orlando en 1999. L'Américain s'en souvient comme si c'était hier. "C'était ma première apparition au niveau national. J'avais 13 ans et je n'ai gagné aucune épreuve, mais j'ai terminé dans le top 3 à quatre reprises. Surtout, j'ai nagé le 200 mètres papillon en 2'04", ce qui correspondait à dix secondes de mieux que mon temps d'entraînement six semaines auparavant. J'étais un petit peu déçu de nager aussi bien et de ne remporter aucun titre". Bob Bowman, lui, est plutôt content et félicite son poulain. Pourquoi donc ? Il n'a jamais vu un des gars gagner en juniors et transformer l'essai à l'échelon supérieur.
Bien vu. Un an plus tard, Michael Phelps sera aux Jeux Olympiques. A Sydney, celui qui a poussé de dix bons centimètres en un an devient le plus jeune nageur américain depuis Ralph Flanagan en 1932 à tutoyer l'excellence. Il repartira d'Australie sans breloque. Ce sera la dernière fois de sa vie.
On pourrait, ici, vous dresser la liste des médailles et titres internationaux remportés par Michael Phelps à partir de 2001 et son premier succès glané lors des Mondiaux de Fukuoka. On vous dira juste qu'il remporta au Japon le 200 mètres papillon en 1'54''58, améliorant par la même occasion un record du monde dont il était le détenteur depuis mars. Phelps avait alors 15 ans et 9 mois. Jamais un recordman du monde n'avait été aussi précoce.

Phelps pèse 2,2% des titres US aux JO

La suite, jusqu'en 2016 et la révérence finale du Baltimorien, ce seront 33 médailles mondiales, dont 26 titres. Et, surtout, 28 médailles olympiques, dont 23 en or. Dans l'histoire des Jeux, c'est évidemment unique. La gymnaste soviétique Larissa Latynina et ses 18 podiums paraissent loin. Leonidas de Rhodes, sacré 12 fois champion olympique en épreuves individuelles entre 164 et 152 avant JC, a aussi été surpassé par les 13 couronnes solo de Michael Phelps.
Si Phelps était une nation, il serait 58e au classement historique des médailles glanées aux Jeux d'été. A égalité avec la Colombie, la Slovaquie ou l'Inde. Le nageur pèse aussi 2,2% des titres olympiques remportés par les Etats-Unis depuis 1896. Quatre fois de suite, il a terminé athlète le plus décoré des Jeux. D'Athènes à Rio, les campagnes de Phelps seront des razzias.
"Je me souviens m'être assis avec mon agent alors que j'avais 15 ou 16 ans et lui dire que j'avais très envie de réussir quelque chose d'unique en sport, confiait-il il y a quelque temps à Tony Robbins, dans son podcast. Je lui disais : 'Je ne veux pas être le deuxième Mark Spitz. Je veux devenir le premier Michael Phelps'." C'est dit. Reste à y parvenir.
Première chance à Athènes, 2004. Résultat des courses ? Six titres et deux bronze, sur 200 mètres nage libre et en relais 4x100. Personne n'est parfait, encore moins à 19 ans. Même si ce résultat d'ensemble est le deuxième meilleur de l'histoire de la natation aux Jeux, derrière Spitz et sa moustache, le compte n'y est pas. Rendez-vous à Pékin. Speedo, équipementier de l'intéressé, ajoute un peu de piment à la quête et de beurre dans les épinards de Phelps en lui promettant une prime d'un million de dollars. S'il égale Spitz. Ou le bat.

La lune ou mars

Michael Phelps, qui a notamment remporté en Grèce le 100 mètres papillon pour 4 petit centièmes, n'a qu'une envie : faire mieux à Pékin. Rien d'étonnant. Sept médailles, ce serait, selon ses mots, "comme être le deuxième homme sur la lune". A huit, "le premier homme sur mars". Phelps a choisi sa planète. Aucun n'a marché dessus.
Quand l'Américain, 23 ans, débarque en Chine, il est auréolé de sept titres mondiaux, décrochés l'été précédent du côté de Melbourne. Sept victoires agrémentées de six records du monde. Il courra les mêmes épreuves à Pékin, avec le 4x100 4 nages en guise de dessert. Le calque est réussi. Reste à le copier aux Jeux.
A des horaires inhabituellement matinaux puisque NBC, diffuseur des JO aux Etats-Unis, souhaitait que les finales de natation soient diffusées en prime time au pays (ndlr : la chaîne de TV en avait demandé l'autorisation au CIO… ainsi qu’à Michael Phelps), le protégé de Bob Bowman débute sa quête par un carton sur le 400 mètres 4 nages. Avec un premier record du monde à la clé. Après le carton, le frisson avec les copains du 4x100. A huit centièmes de seconde et à un improbable come-back de Jason Lezak près, Amaury Leveaux, Fabien Gilot, Frédérick Bousquet et Alain Bernard auraient fichu en l'air les rêves de gigantisme du futur plus grand nageur de l'histoire.
Phelps, 23 titres
A 50 mètres de l'arrivée, Lezak pointe à 82 centièmes des Français. 46"06 plus tard (!), il est champion olympique. Dépossédé de l'or et de son record du monde du 100 mètres par Eamon Sullivan lors du premier relais australien (47''24), Bernard est en larmes. Il les séchera vite. Michael Phelps, lui, a eu chaud aux fesses. La suite sera longtemps plus tranquille.
200 mètres nage libre. Or. Record du monde. L'Américain devient par là même le 5e athlète de l'ère moderne avec 9 breloques en or autour du cou. Paavo Nurmi, Larissa Latynina, Carl Lewis et Mark Spitz sont les quatre autres.
200 mètres papillon. Or. Record du monde. Malgré des soucis de lunettes durant la course.
Relais 4x200 mètres. Or. Record du monde.
200 mètres 4 nages. Or. Record du monde.
Si vous avez bien suivi et surtout compté, Michael Phelps en est à 6 médailles d'or, pour autant de records du monde. Reste deux marches à gravir. La prochaine sera la plus raide.
Je suis fini, je n'ai plus d'énergie
Ce 16 août 2008, Michael Phelps a déjà 3100 mètres et 15 courses dans les pattes. Et l'infatigable protégé de Bob Bowman commence à accuser le coup. Personne ne le sait. Lui, si. "Je suis fini, je n'ai plus d'énergie", se dit-il après sa demie remportée en 50"97. Son chrono est le deuxième des finalistes puisque dans l'autre demie, un certain Milorad Cavic a fait mieux, pour cinq petits centièmes. La veille, le Serbe avait nagé encore plus vite et s'était même offert le luxe de battre le record olympique de la distance (50''76).
Cavic est bien moins entamé que Phelps. Lui a traversé l'Europe et l'Asie pour disputer deux épreuves. Le 100 mètres nage libre et donc le 100 pap'. Conscient de son niveau et de ses possibilités, il laisse tomber le 100 mètres nage libre avant les demi-finales. Il le sait : s'il doit décrocher une médaille olympique, ce sera sur le papillon. Une médaille, ou un titre, d'ailleurs...
Cavic n'a pas attendu de poser le pied en Chine pour annoncer la couleur. "Je sais que le monde rêve de voir Michael Phelps décrocher huit médailles d'or, mais je n'ai pas envie de le laisser faire. J'espère tuer le dragon, explique-t-il pour Swim Network deux mois avant le rendez-vous pékinois. Je ne sais pas si j'ai trop le droit de dire ça... mais je le dis. C'est ainsi. Tout le monde pense qu'il est imbattable, il ne l'est pas. Je pense que j'ai ma chance".
Cavic aux JO de Pékin
Qui est donc ce Milorad Cavic, qui ose s’attaquer frontalement à l'immense Michael Phelps ? Déjà, Cavic est serbe mais il vient de l'ouest. De l'ouest de l'Amérique, précisément. Ses parents, Dujko et Lili, ont quitté la Yougoslavie pour s'écrire une vie meilleure aux Etats-Unis. Direction la Californie et Anaheim, à quelques encablures de Los Angeles.
C'est là que Milorad, surnommé Mike sur les bords du Pacifique, naît, grandit et se jette à l'eau, bien poussé par un paternel qui a encore le cœur en Europe de l'est. "Là-bas, on apprend à nager à beaucoup d'enfants en les jetant dans l'eau et en les laissant se débrouiller, se souvient-il pour Swimming World Magazine. Dans l'un de mes premiers souvenirs, je me rappelle que mon père me tenait sous l'eau, comme pour me noyer. Ça parait très intense - et ça l'était ! - mais des années après, j'ai su que son but n'était pas de me noyer, mais de m'apprendre à me battre".

2008, Cavic explose

Une fois sortie la tête de l'eau, le petit Milo montre des prédispositions pour la natation et trace son chemin à la Tustin High School où il brille de mille feux. Possesseur des nationalités américaine et serbe, Cavic décide de nager sous les couleurs de ses ancêtres. Et, aussi, rêve de Jeux Olympiques. Comme Phelps, il les découvre en 2000 du côté de Sydney. A 16 ans. Aucune finale. Quatre ans plus tard, en Grèce ? Pas plus de réussite. Mais, cette fois, il n'a pas été verni. En demie du 100 mètres papillon, alors qu'il menait la danse, il a été victime d'un souci de combinaison qui l'a plus que ralenti. Cavic a pris l'eau. Et la dernière place.
Arrive 2008 et un premier coup d'éclat en grand bassin. Aux Championnats d'Europe d'Eindhoven, Milorad Cavic décroche le gros lot sur le 50 mètres papillon. Son premier succès majeur, record d'Europe à la clé (23"11). Il ne savourera pas bien longtemps. Cavic va faire l'erreur de mélanger sport et politique et se retrouver au centre de la polémique. Sur la plus haute marche du podium, le Serbe Milorad arbore un tee-shirt rouge floqué en cyrillique du texte suivant : "Le Kosovo, c'est la Serbie". Le Kosovo venait d'annoncer son indépendance. Il est viré des "Europe".
Ce serait bon pour le sport que Phelps perde
Cavic n'est pas une tête brûlée, mais il n'a pas peur de dire ce qu'il pense. Pas plus qu'il ne craint Phelps. Après sa sortie du mois de juin, il en remet une couche la veille de la finale du 100 mètres papillon. "Ce serait bon pour le sport que Phelps perde. Je le respecte mais, aussi dur que ça puisse paraître, il est humain. Ce serait sympa que les historiens soient obligés de parler un jour du fait qu'il a raté la huitième à cause d'un gars. J'aimerais être ce gars-là."
Le Serbe y croit très fort. Et il n'est pas le seul. La veille de la finale, Aaron Peirsol, qu'il connaît depuis longtemps, descend du podium avec son argent du 200 mètres dos. "Je le vois et le congratule, se souvient Cavic, dans un documentaire réalisé par Omega et relatant son duel avec Phelps. Je veux toucher sa médaille. Il l'attrape et me dit 'Non, mec. Tu crois que c'est cool, mais je ne te laisse pas la toucher. Toi, tu nages pour l'or'."
Bob Bowman, qui connaît Michael Phelps mieux que personne, a vu que son nageur accusait le coup et que ses douze travaux herculéens étaient en train de se transformer en nettoyage des écuries d’Augias. Pour le rebooster, il décide de lui faire part des remarques de Cavic. Bingo. "Quand les gens disent des choses comme ça, ça me motive. C’est comme pour le relais, un des Français a dit quelque chose qui nous a froissés. On se sert de ça pour se motiver, expliquait-il quelques mois plus tard dans les colonnes de Sports Illustrated. Quand Bob m'a dit ça, j'ai dit 'OK, on va régler ça à la nage'. J'aime bien ce type de commentaires. Ça me motive."
Motivé, Phelps l'est quand il se retrouve sur le plot de départ sur les coups de 10h10, heure de Pékin. Ligne d'eau 5. Cavic est à la 4. Ian Crocker, le recordman du monde, à la 6. Bref, "The Bullet of Baltimore" ne pouvait être mieux bien encadrée.
picture

Cavic et Phelps durant les Mondiaux 2009

Crédit: Getty Images

Cavic seul au monde

Pour parvenir à ses fins, Phelps sait une chose : il ne doit pas être lâché après les premiers cinquante mètres. Cavic, excellent starter, le sait aussi : "Je suis rapide sur les 50 premiers mètres. Je savais que je serais en tête à ce moment-là. Tout comme je savais que Michael me chasserait jusqu'à l'arrivée."
Comme attendu, Cavic est parti fort. 23"42 au virage, c'est neuf centièmes de moins que les temps de passage du record du monde. Michael Phelps est loin. Très loin. Septième à mi-course, le tenant du titre est passé en 24"04. Même Crocker, deuxième à cet instant, compte près de trois dixièmes de débours sur Cavic. Le Serbe y va tout droit.
Phelps semble largué. Mais le requin ne lâche rien. "Je savais que je devais être à moins d'une demi-longueur de la tête au virage. Je cours face à Crocker tout le temps. Il est plus rapide sur la première partie de la course. Si j'avais une demi-longueur de retard sur lui, je savais que ça irait. Quand j'ai vu Crocker virer, je savais que Cavic était dans ces eaux-là. Je pouvais le voir du coin de l'œil." Comme toujours, Michael Phelps a tout prévu. Enfin presque... Sans doute n'avait-il pas imaginé que Cavic volerait sur l'eau ce matin-là.
A la télévision US, Rowdy Gaines, ancien champion olympique reconverti consultant, n’est pas loin de penser que c'est fini. Au mieux, ce sera l'argent. A moins d'un miracle. Michael Phelps, lui, ne croit pas aux miracles. Il croit en lui et, jusqu'au bout, va s'accrocher au paletot de Cavic, pour le remonter centimètre par centimètre, centième par centième. Ce qu'il fait. "Je savais qu'il avait toujours du mal lors des quinze derniers mètres, c'est là que j'avais ma chance", se souvient-il. Phelps va la saisir.
Le jour où Michael a définitivement laissé ses bassins derrière lui, son coach de toujours a rappelé un détail qui n'en fut jamais un. En plus d'une mécanique de précision d'exception, Michael Phelps a toujours possédé "l'habileté émotionnelle d'être au rendez-vous dans les grandes courses et d'être meilleur sous la pression." En d'autres termes, ceux de Bowman toujours, Phelps "réalise des choses normales dans un environnement anormal". Nager, comme toujours. Prendre les bonnes décisions, comme toujours. Mais dans des conditions qui ne s'y prêtent pas.
On ne voit pas ça dans les livres
Ce 16 août, Michael Phelps a remonté le temps en tordant les aiguilles de la toquante. Quand Cavic allonge ses interminables membres pour la touche finale, celle d'une existence, celle dont la nouvelle Serbie - jamais médaillée aux Jeux - rêve, Phelps décide de continuer à nager. Il ne glissera pas jusqu'au mur. Non, il va procéder à un dernier battement d'ailes. Quoi de plus normal pour un papillon. Coup de génie ? Idée suicidaire ? Les deux. Phelps y va quand même, en pensant très fort que ça va lui coûter l'or.
"Il était derrière moi, se souvient Milo Cavic. Il savait que s'il faisait une longue arrivée comme moi, il aurait perdu. Sa seule option était de réaliser un autre mouvement. Il s'est d'ailleurs transformé en demi-mouvement. On ne voit pas ça dans les livres et aucun coach ne vous dira de le faire." Le Serbe, lui, n'a jamais songé à le faire. Pour deux raisons : il était en avance. Et ce ne sont pas ses bras qui auraient touché le mur. Mais son visage, de plein fouet.
Deux mains tendues vers l'éternité, Cavic touche le mur. Phelps, revenu comme une balle, aussi. Qui a gagné ? La première impression ne sera pas la bonne. "A l'œil nu, il a gagné la course", jurera Phelps bien plus tard. "A l'arrivée, avec le manque d'oxygène, tout parait flou, analyse Cavic. On ne voit pas bien. Et, fatigué, on se tourne vers le tableau d'affichage. Il faut un peu de temps pour retrouver la vision. J'ai regardé mon nom et j'ai vu un 2. Je pense que Michael a vraiment eu de la chance". 50"58 pour Phelps. 50"59 pour Cavic.
picture

Phelps contre Cavic : le 100m papillon de Pékin 2008 en intégralité

Gary Hall Jr, qui en connaît un rayon niveau natation et a passé un bon nombre d'heures à l'entraînement avec Cavic, n'est pas le moins surpris. Comme il le confie au New York Times. "Il a terminé avec les bras pliés et vous devez normalement être complètement déplié à l'arrivée. Comme "Mike" Cavic l'a fait. Michael pourra aller se coucher ce soir en se disant qu'il a été extrêmement chanceux d'avoir cette septième meilleure d'or à son cou".
Avant d'aller au lit, lesté d'une breloque supplémentaire et désormais l’égal de Mark Spitz, le grand Michael hurle sa joie et l'accompagne de coup de poings dans l’eau. Une fois sorti du bassin, son analyse des faits différera de celle de Gary Hall. "Il (Milorad) a tendu ses bras trop tôt et a trop voulu chercher le mur. Il a aussi voulu relever la tête avant la fin, ce qui lui a fait perdre un peu d'aérodynamisme. Je l'ai battu car j'étais en mouvement. C'est ce qui fait la différence sur la fin."

"On ne va pas montrer les images, tout est réglé"

Cette différence est plus que minime. Et la photo finish, devenue iconique et aujourd’hui encadrée dans le bureau de Michael Phelps, n'a pas convaincu grand monde sur le moment. Parce qu'on a beau revoir les images dix, vingt, cent ou mille fois, le sentiment prédominant est toujours le même : Milorad Cavic semble avoir touché le mur en premier. La délégation serbe en est la première persuadée. A peine le résultat donné, elle s'en va poser réclamation auprès de la FINA.
Tout cette histoire se joue sur fond de suspicion alors que la société Omega, en charge du chronométrage des Jeux Olympiques, est aussi sponsor de... Michael Phelps. Le raccourci est emprunté par certains en moins de temps qu'il n'en faut pour l'élaborer. Ajoutez à cela que la Fédération internationale de natation ne fait rien pour lever les soupçons. Au moment où elle prend et rend sa décision, elle juge bon de conserver au chaud les images de la course. Pourquoi donc ? "On ne va pas montrer les images. Tout est réglé. Que pourriez-vous en faire ? Voir ce que les Serbes ont déjà vu ? Tout est clair pour nous au-delà de tout doute possible", se justifie maladroitement Cornel Marculescu, directeur exécutif de la FINA.
Moins de deux heures après la touche historique de Phelps, la FINA se prononce en faveur de l'Américain. Grâce à des caméras digitales placées au-dessus des lignes d'eau et capables de décomposer une seconde en 2000 images, les Serbes ont reconnu que leur nageur avait été battu par l'Américain, sacré champion olympique pour la 15e fois, la 7e fois de ces Jeux, record de Mark Spitz égalé. La huitième suivra le lendemain.
Cavic a perdu. Pas parce qu'il a touché le mur en deuxième. Mais parce qu'il n'a pas appuyé assez fort sur la plaque. Une pression de trois kilos par centimètre carré est nécessaire pour arrêter le chrono. Cavic touché le mur en premier. Lancé comme une balle alors que son adversaire glissait sur sa vague, Phelps a fermement appuyé sur la plaque.
Phelps - Cavic, l'incroyable finish

Pas de partage

Aussi incroyable, voire inconcevable que cela puisse paraître, Milo Cavic a pris le cruel dénouement avec philosophie et fatalité, sûr qu'il aurait gagné cette course 9 fois sur 10. D'ailleurs, à peine avait-il eu vent de la réclamation de son camp, qu'il lançait devant la presse : "Je suis très, très heureux et ne veux pas me battre. C'est une médaille d'or qui est en jeu, certes. C'est difficile de la perdre, mais il faut bien avoir en tête que je suis arrivé ici avec le bronze en tête. J'ai fait mieux que ça. (…) Ce fut un vrai honneur de nager avec Michael Phelps. C'était formidable d'avoir tous ces yeux braqués sur moi comme l'homme qui pouvait le battre. Dommage que nous ne finissions pas tous les deux en 50"58, j'aurais adoré partager l'or."
Sur son blog, il ajoutera ces mots : "C'est le plus grand moment de ma vie. Si vous me demandez, il faut l'accepter et avancer. J'ai accepté cette défaite et il n'y a rien de déshonorant à s'incliner face au plus grand nageur de tous les temps." La Serbie l'élira sportif de l'année 2008.
Cavic ne sera jamais champion olympique. Mais, avant de quitter la scène, il réussira tout de même à décrocher l'or mondial sur 50 mètres papillon, en 2009 à Rome. Et une autre médaille en argent sur le 100, derrière... Michael Phelps. L'Américain lui ravira par la même occasion un record du monde que Milorad Cavic lui avait soufflé deux jours auparavant. Pas prêteur, ce monsieur Phelps.
Jamais le Serbe ne nourrira aucune rancœur à l’encontre de son bourreau. Bien au contraire. "Il ne m'a rien volé. Les gens ne comprennent pas que ce fut une bonne chose pour moi, expliquait-t-il dans les colonnes de L'Equipe durant les Mondiaux. La veille de la course, je n'étais personne, il n'y aurait pas un gars qui aurait parié que je pouvais faire un truc sur ces Jeux. Et là, je suis sorti de l'ombre. C'est comme si j'avais toujours conduit une Yugo et que je me retrouvais au volant d'une BMW." Une berline allemande face à une fusée américaine lancée vers Mars, le combat était perdu d'avance. C'est pour ça qu'il fut magnifique.
Par Maxime DUPUIS
picture

Michael Phelps, le battement d'ailes du papillon

Rejoignez Plus de 3M d'utilisateurs sur l'app
Restez connecté aux dernières infos, résultats et suivez le sport en direct
Télécharger
Partager cet article
Publicité
Publicité