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Les Grands Récits - De l'or à la mort, le glorieux et tragique destin de John Akii-Bua

LES GRANDS RECITS – Sorti de nulle part, John Akii Bua a écrit une page majeure de l'histoire de l'athlétisme en décrochant l'or olympique sur 400 mètres haies à Munich, en 1972, tout en pulvérisant le record du monde. La face brillante d'un destin pas comme les autres, et d'une vie entre gloire et drames, achevée bien trop tôt, à l'âge de 47 ans.

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Les Grands Récits - John Akii-Bua (Visuel par Quentin Guichard)

Crédit: Eurosport

Par Laurent Vergne
Derrière les images d'archives et quelques interviews, sans John Akii Bua, nous ne saurions presque rien de John Akii Bua. De sa vie. De son enfance. Son ascension et sa gloire. Sa déchéance, aussi. Au milieu des années 80, après la fin de sa carrière d'athlète, l'Ougandais remet à son ancien entraîneur, le Britannique Malcolm Arnold, douze carnets remplis jusqu'au bord de chaque ligne. Au stylo, pendant trois ans, il y a consigné et raconté sa vie. C'est toute son existence qu'il transmet alors à un des hommes en qui il a le plus confiance.
Arnold les conserve comme une relique. Après la mort de son ancien protégé, en 1997, le sorcier de l'athlétisme britannique, bien qu'hésitant à violer post-mortem son intimité, décide de partager la romanesque vie de John Akii Bua. Il confie les carnets à David Conn, un journaliste du Guardian qu'il a rencontré lors ce dernier travaillait sur l'autobiographie de Colin Jackson, autre élève de Malcolm Arnold.
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Malcolm Arnold, l'homme à qui John Akii-Bua doit tant, ici avec Colin Jackson en 1992.

Crédit: Getty Images

"Ce que tu vas trouver là-dedans, dit Arnold à Conn, c'est une histoire stupéfiante. Le voyage remarquable d'un très grand champion, et sa descente aux enfers dans l'Ouganda d'Amin Dada." Les écrits de l'ancien champion olympique seront à la base du remarquable documentaire de Daniel Gordon, L'histoire de John Akii Bua, une tragédie africaine, co-écrit par David Conn et diffusé sur la BBC en 2008. Il aidera à mieux cerner le personnage, et à sortir des cartons de l'histoire un champion que le temps avait un peu laissé de côté.
C'est une histoire belle et triste. Triste, surtout. Au moins du point de vue de l'homme. Une vie trop courte, une carrière flinguée par les tourments de l'histoire ougandaise et les affres de la politique internationale. Une histoire de sueur, de sang et de larmes, illuminée par un tour de piste et dix sauts de haies. Une course historique. Moins de 48 secondes pour s'inscrire dans le livre d'or de l'Olympisme et changer un destin. Parfois, il ne faut pas plus. C'est une vie de roman, tumultueuse, glorieuse et tragique, où l'or précède la mort. Lorsque John Akii Bua s'est révélé au monde entier à 23 ans à la fin de l'été 1972, il était déjà presque à la moitié de sa vie. Et le pire était à venir.

Son père a huit femmes, lui a 42 frères et soeurs

Il est né à la fin de l'année 1949. Son père a huit femmes. Il grandit dans un petit village du nord de l'Ouganda en compagnie de ses... 42 frères et sœurs. Son premier rapport à l'athlétisme, il le vit d'abord via le prisme familial. L'un de ses frères ainés, le triple sauteur Lawrence Ogwang, a disputé les Jeux de Melbourne en 1956. Au village, John a d'abord couru après des confiseries, comme il le raconte dans ses carnets : "Je me souviens que, quand nous étions enfants, mon père nous faisait courir pour gagner des bonbons. Le vainqueur en avait plus que les autres."
La mort de son père, alors qu'il n'a que 15 ans, lui porte "le coup le plus dur" qu'il ait reçu dans sa vie. "J'ai dû quitter l'école et prendre des responsabilités pour gagner de l'argent." Dans l'Ouganda des années 60, rares sont les enfants qui, sans parler de découvrir la planète, traversent un jour les frontières de leur village.
Sans la détermination de sa mère, la trajectoire de John Aki Bua n'aurait probablement pas différé de cette norme. "Elle l'a beaucoup inspiré, explique dans le documentaire L'histoire de John Akii Bua, une tragédie africaine, son frère, Paul Bua. Elle lui a dit 'tu es un jeune homme, si tu restes ici, tu vas t'assécher. Va voir le monde, cherche des opportunités de développer ton talent'."
Il quitte alors son village du nord pour rejoindre la capitale, Kampala. Comme beaucoup de jeunes athlètes, John intègre la police, en quête d'un personnel sportif, en pleine forme physique. Le système ougandais permet alors de dégager du temps à ses policiers pour l'entrainement. Un héritage de l'organisation britannique, dont le jeune Akii Bua profite. Sa préférence va au football ou au volleyball, mais son don, c'est l'athlétisme.
Ce sera sa porte ouverte vers le monde, vers la renommée : "Mon voyage vers une éventuelle gloire sportive a commencé quand j'ai rejoint le club d'athlétisme de la police. J'ai commencé à prendre de la force et de la puissance. Aux championnats de la police, je me suis inscrit dans sept épreuves. J'en ai gagné cinq."
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Akii-Bua, l'Ougandais sorti de nulle part au destin pas comme les autres

Malcolm "Mzungu" Arnold

Nous sommes au début de l'année 1968. John n'a pas 19 ans mais il rêve des Jeux Olympiques de Mexico, au mois d'octobre. C'est à cette période que débarque à Kampala Malcolm Arnold. Professeur d'éducation physique à Bristol, entraîneur d'athlétisme sur son temps libre, il voit un jour une annonce dans le magazine Athletics Weekly. La fédération ougandaise cherche un entraîneur national dans l'optique des JO. Arnold répond, passe un entretien à Trafalgar Square, obtient le poste et embarque femme et enfants, direction Kampala. Le début de "la plus folle aventure" de sa vie selon ses mots.
Là-bas, le Britannique découvre un autre monde. La pauvreté, des conditions de vie rudimentaires et, pour ce qui est de l'athlétisme, des infrastructures quasi-inexistantes ou à des années-lumière des standards internationaux. Akii Bua a évoqué sa découverte du personnage dans ses notes : "En 1968, nous avons commencé à voir un certain homme blanc à nos sessions d'entraînement. J'ai gardé mes distances. Après tout, je n'étais pas une star. Son nom était difficile à prononcer alors on l'a simplement appelé 'Mzungu', un terme swahili pour 'homme blanc'."
A 27 ans, Malcolm Arnold manque d'expérience mais pas d'idées. Mzungu peine d'abord à se faire accepter. Du bord de la piste, où il se contente d'observer les premiers jours, on le regarde du coin de l'œil. Chiens et chats. Certains déconseillent même à Akii Bua, l'élément le plus prometteur, d'écouter ses conseils. Il lui faut convaincre et, en quelques semaines, un rapport de confiance mutuelle s'installe. Jusqu'à un certain point : athlète complet (il est un bon décathlonien), John Akii Bua s'est surtout spécialisé sur le 110 mètres haies. C'est dans cette discipline qu'il veut décrocher son billet pour le Mexique. Mais avec un meilleur chrono en 14"30, il échoue dans la course aux minimas.
Il lui manque la vitesse pure du sprinter. Mais sa vélocité, doublée d'une phénoménale résistance naturelle à l'effort et d’un gabarit idéal (1,88m, 78 kilos), le destine au tour de piste plus qu'à la ligne droite. Arnold en est vite persuadé et l'incite à grimper sur 400 haies. Akii Bua rechigne, pensant l'épreuve trop dure pour lui, mais finit par se laisser convaincre.
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John Akii-Bua.

Crédit: Imago

Le 400 haies, épreuve ultime et subtil dosage

Le 400 mètres haies est sans doute une des épreuves les éprouvantes et les plus complexes de l'athlétisme. Bien que disputé sur une courte distance, il combine aérobie et anaérobie avec un même degré d'exigence. L'épreuve implique vitesse, endurance, technique, stratégie, précision, un contrôle total de la foulée et une grande connaissance soi.
Un tour de piste au millimètre, comme une course automobile où les voitures n'auraient pas une goutte d'essence en trop pour franchir la ligne. Tirez trop sur le moteur et vous serez à sec dans l'ultime ligne droite. Préservez-le et vous manquerez de la vitesse requise. Un subtil dosage, un numéro d'équilibriste dans la gestion de deux données antinomiques pour l'oxymore suprême de l'athlétisme : s'économiser en se donnant à fond. Les dernières haies virent au supplice, quand l'acide lactique transforme le franchissement en torture. Bref, un peu plus de trois-quarts de minute d'une rare brutalité.
On comprend les réticences de John Akii Bua. Mais après des mois de tergiversation, il va écouter son coach et ne le regrettera pas. L'Ougandais dispute son premier 400 haies au niveau international lors des Jeux du Commonwealth, en 1970. A Edimbourg, sous les yeux du Prince Philippe, il termine à la 4e place, en 51"10. Rien de faramineux à première vue. Sa performance passe d'ailleurs inaperçue, mais compte tenu de sa totale inexpérience, elle confirme l'intuition de Malcolm Arnold et finit de convaincre son protégé. "J'ai dit au coach que j'étais très relax, je ne me sentais pas fatigué à la fin, j'avais encore plein d'énergie'", racontera Akii Bua. Mzungu a vu juste : il est né pour cette épreuve.
Sa progression est météorique. En mai 1971 il brise la barre des 50 secondes. Puis s'impose en 49"00 quelques semaines plus tard lors d'une rencontre Etats-Unis / Afrique organisée à l'Université de Duke, en Caroline du Nord. Le voilà à moins d'une seconde du record du monde, établi lors des Jeux de Mexico par David Hemery en 48 secondes et un dixième. A un an du rendez-vous olympique, la concurrence commence à la prendre au sérieux. Jusqu'alors, les performances de l'homme des hautes plaines ougandaises étaient entourées d'un halo mystérieux. On parlait de chronos peu fiables, voire bidonnés.
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John Akii-Bua en grande discussion avec David Hemery.

Crédit: Imago

Amin Dada, le fou sanguinaire

Cette même année 1971, l'Ouganda connait un tournant dans son histoire. Idi Amin Dada prend le pouvoir le 25 janvier à la faveur d'un coup d'Etat. L'accession au pouvoir de ce militaire quadragénaire est alors plutôt bien accueillie au pays comme à l'étranger. Une note interne des Services secrets britanniques révélée plus tard le confirmera, décrivant Amin comme "un type splendide et un remarquable joueur de rugby".
Sportif accompli, nageur de très bon niveau, ancien champion de boxe, passionné de course automobile, le nouvel homme fort du pays est un dingue de sport. A ses athlètes, il confère des moyens et des avantages. A charge pour eux de promouvoir le pays, donc le régime et sa personne, à l'échelle internationale. John Akii Bua se moque bien de la politique. Il ignore que son pays s'engouffre dans une décennie destructrice. Amin Dada, bientôt transformé en dictateur fou, assoiffé du sang de ses opposants, entrainera l'Ouganda dans l'abime.
En attendant, Akii Bua aussi voit plutôt d'un bon œil l'arrivée de ce colosse qui considère les champions de son rang. Les Jeux Olympiques arrivent. A 23 ans, John compte désormais parmi les meilleurs spécialistes mondiaux. Mais à Munich, il s'inscrit davantage parmi les outsiders que les favoris. Pourtant, personne ne le sait, mais il a battu le record du monde lors d'une session d'entraînement au stade Wankulukuku de Kampala. Malcolm Arnold n'en dit rien à personne. Qui les croirait, de toute façon ? Qui pourrait courir en 48 secondes sur une piste en terre ?
Munich, 2 septembre 1972. Vainqueur de sa série puis de sa demi-finale en 49"25, John Akii Bua mène sa barque en douceur. La seconde demi-finale est marquée par une image restée célèbre : l'Allemand de l'Est Christian Rudolph, victime d'une rupture du tendon d'Achille en pleine ligne droite, chute et entraîne au sol dans son infortune son voisin de l'Ouest, Dieter-Wolfgang Büttner. Aucun des deux ne franchira la ligne d'arrivée. Rudolph, candidat à l'or, ne remettra jamais les pieds sur une piste. Sa carrière va s'arrêter là.
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John Akii-Bua lors des demi-finales du 400m haies à Munich, en 1972.

Crédit: Imago

Si tout se passe bien en apparence pour Akii Bua, il traverse ces Jeux dans une certaine anxiété. Incapable de trouver le sommeil, le soir, il sort, direction la discothèque du Village Olympique. On y croise des sportifs dont les Jeux sont déjà terminés. Ceux de John n'ont pas encore commencé qu'il écume le dancefloor. Il y rencontre une de ses idoles, John Carlos, un des deux hommes au poing ganté sur le podium de Mexico. Il faut que Malcolm Arnold sorte son poulain de boite pour le remettre au lit à minuit.
L'énormité de l'enjeu et du contexte met les nerfs du jeune Ougandais à fleur de peau. Arnold doit le rassurer. Il lui rappelle ses chronos, et sa préparation de forçat au stade ou dans les collines pentues de Kabale où, lesté d'une veste de 10 kilos sur le dos, il s'est infligé des aller-retours d'une violence inouïe. John sait tout cela, mais à Munich, il oscille entre émerveillement et panique. La veille de la finale, un dernier élément va achever de le tester.

Le couloir 1, ce cauchemar

En début de soirée, son coach vient le retrouver dans sa chambre. Arnold a une bouteille de champagne à la main. Un papier dans l'autre. C'est le tirage au sort des couloirs. Il lui fait d'abord boire une coupe, pour que la pilule passe. John Akii Bua a hérité du couloir 1, à la corde. Sur 400 mètres haies, presque une condamnation à mort. "J'étais mort de trouille quand je l'ai su, avouera-t-il. Le couloir 1, c'est synonyme de défaite. Je n'en ai pas dormi de la nuit." Le lendemain matin, il ne peut rien avaler de solide au petit déjeuner du jour le plus important de sa vie.
"La tendance, c'est souvent de se dire ‘c'est foutu, je suis au 1, je n'ai aucune chance’", nous explique Stéphane Caristan. Le consultant d'Eurosport a disputé une finale olympique sur 400 mètres haies, vingt ans après celle de Munich. Lui aussi était au couloir 1, à Barcelone, en 1992. Et s'il n'a terminé qu'à la 7e place cette course mythique, magnifiée par le record du monde de Kevin Young, il y a tout de même signé le meilleur chrono de sa carrière, en 48"86. "Il y a un aspect psychologique indéniable, reprend-il. Il faut se détacher psychologiquement de la légende noire du couloir 1 et de rester dans son trip. Le risque est de s'en faire une trop grosse montagne. Il faut être un sacré compétiteur, le prendre comme un défi."
Car courir au 1 change tout. Et pas seulement dans la tête, comme l'explique Stéphane Caristan :
"En étant à la corde, on a des haies en plein virage alors que la deuxième haie, en sortie de virage, est déjà un peu moins importante pour les autres. Ça tourne plus, entre guillemets. Impulser en virage, ça a aussi son importance. Quand on est au 1, il vaut mieux avoir une impulsion jambe droite pour essayer de tenir sa corde alors qu'une impulsion jambe gauche a tendance à emmener vers l'extérieur du virage. C'est un handicap supplémentaire d'avoir une impulsion jambe gauche au 1. Ce n'est plus tout à fait la même chose."
Caristan nous confie qu'à Barcelone, il avait même modifié sa façon de courir. "A cette époque, dit-il, je courais en 13 (foulées, NDLR) à la 6e haie. Là, je savais qu'il fallait que je le fasse à la 5 pour essayer de garder du rythme dans le virage et ne pas allonger pour prendre l'impulsion jambe gauche sur la 6, car ça m'aurait emmené vers l'extérieur. Donc il y a un côté psychologique bien sûr, mais aussi un aspect technico-tactique. On n'est pas obligé de changer sa façon de courir mais, pour moi, c'était simplement du bon sens."

47"82

Toutes ces considérations, John Akii Bua les a bien en tête le jour de sa finale, mais la tâche lui semble insurmontable. Jusqu'à ce que Malcolm Arnold trouve les mots pour l'apaiser : "Dix minutes avant la finale, Mzungu m'a dit une phrase que je n'oublierai jamais. Presque un ordre, qui a éradiqué toutes mes peurs et mon stress. Il m'a dit 'Tu es en finale. Il y en a une pour toi.' Je savais ce que ça voulait dire, mais il n'a jamais prononcé le mot médaille, et cela m'a fait du bien."
En moins de 50 secondes, John Akii Bua va découvrir qui il est vraiment. Le talent, la technique, le travail. Voilà ce qui fait courir vite. Mais pour conquérir un titre, surtout le plus grand de tous, il faut autre chose. Ce que les Anglais appellent le "Man killer". Cette capacité, une fois sur la piste, le jour de finale, d'avoir cette envie, cette rage, cette détermination qui fait avancer plus vite que les autres. Akii Bua, en se présentant sur le tartan de l'Olympiastadion, ignore encore s'il a ça en lui. A Munich, il ne doit pas seulement se révéler au monde, mais à lui-même.
Champion olympique en titre et recordman du monde, David Hemery part comme une balle, sur des bases plus élevées encore que sa finale de Mexico, celle de l'or et du record. L'Anglais passe aux 200 mètres en 22"8. Mais à la sortie du dernier virage, avant les 100 derniers mètres, Hemery a un choc : Akii Bua est là, à sa hauteur.
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John Akii-Bua semble presque perdu dans son lointain couloir 1. Mais à la sortie de ce dernier virage, il va surgir irrésistiblement.

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Puis, entre la huitième et la neuvième haie, l'Ougandais prend les devants, donnant l'impression, trompeuse, qu'il accélère encore. Trompeuse car personne ne gagne de la vitesse dans une dernière ligne droite de 400 haies. Mais Akii Bua conserve toute sa fluidité quand Hemery se crispe. Loin du doublé espéré, le Britannique va même échouer à la troisième place pour un centième derrière l'Américain Ralph Mann. Devant, seul sur sa planète, Akii Bua vole jusqu'à la ligne.
Le chrono s'affiche et s'affole : 47"82. Record du monde. La barrière des 50 secondes avait été brisée en 1956. Il avait ensuite fallu attendre douze ans pour faire tomber celle des 59. Akii Bua, qui n'a découvert la discipline que deux ans et demi auparavant, devient le premier homme à descendre sous les 48 secondes. "Je savais qu'il pouvait gagner. Mais j'étais sidéré de la marge avec laquelle il s'était imposé. Surtout au couloir 1. Il était simplement proche de la perfection", témoigne Malcolm Arnold dans le documentaire de la BBC.
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47"82 : le panneau géant de l'Olympiastadion immortalise le record du monde de John Akii-Bua.

Crédit: Getty Images

L'inventeur du tour d'honneur

En même temps qu'il nous parle, Stéphane Caristan revoit la finale de Munich. Il n'en revient pas : "Il a impulsion jambe gauche, il est incroyable. C'est une course hyper fluide. Effectivement, on ne sent pas qu'il est handicapé par ce couloir. Il est dans son truc." Stéphane Diagana, lui, estime que, même s'il est difficile à quantifier avec précision, le couloir N°1 représente un handicap chronométrique de deux à trois dixièmes, ce qui rend la performance du champion de Kampala plus sidérante encore. Son chrono munichois, établi qui plus est avec une paire de chaussure vieille de deux ans, lui aurait encore assuré un podium lors des Mondiaux 2019. Idem pour neuf des onze finales olympiques qui ont suivi son sacre en Bavière.
Au-delà de la performance, John Akii Bua trouve le moyen d'épater encore la course achevée. Tout sourire, sans la moindre provocation, il continue sa route, en trottinant et... enchaine encore les haies, les unes après les autres. Et il salue le public, encore et encore.
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John Akii-Bua ne peut plus s'arrêter et invente sans le savoir le tour d'honneur.

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Sans le savoir, il créé un précédent et invente le tour d'honneur. Oui, cette tradition sur les stades d'athlétisme, c'est à John Akii Bua que nous la devons et elle a pris sa source ce 2 septembre 1972. Après son deuxième tour de piste, il retrouve enfin Malcolm Arnold. "En le voyant, je me suis mis à pleurer", racontera-t-il dans ses carnets. A Munich, c'est encore le temps de la joie et de l'innocence. Dans 72 heures, le sang coulera sur les anneaux olympiques lors de la tragique prise d'otage des membres de la délégation israélienne.
Dans son immense majorité, la presse internationale découvre son nom et son visage. Face à un auditoire ébahi, John raconte tout. Les huit femmes de son père, ses 42 frères et sœurs, dont, assure-t-il, "une dizaine environ a disparu aujourd'hui". Son entraînement martial, aussi : "Pour me préparer, de décembre à avril, j'ai couru entre 10 et 15 kilomètres par jour en cross-country pour travailler mon endurance. Puis, en mai, je suis revenu à la piste. Des sessions de 1000m haies, avec un gilet qui pesait plus de 10 kilos."
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John Akii-Bua en 1976.

Crédit: Imago

Le héros sous surveillance

Non content d'avoir cassé le seuil des 48 secondes sur sa distance, Akii Bua devient aussi le tout premier champion olympique ougandais de l’histoire. Sa fierté, c'est la sienne, mais aussi celle de son pays. "J'ai gagné pour l'Ouganda, dit-il. Quand les gens regarderont le tableau des médailles, il n'y aura pas marqué 'Or, John Akii Bua', mais 'Ouganda, une médaille d'or'". A son retour au pays, il est accueilli en héros. Idi Amin Dada organise des festivités, lui offre une prime et une voiture, baptise une avenue à son nom. Comme dans toute dictature, le champion est un enjeu, qu'il faut, par intérêt, couver pour mieux le surveiller.
C'est à la fois une autre vie et une autre carrière qui s'amorce pour le héros de Kampala. Il est rentré seul, orphelin de son mentor. Malcolm Arnold a préféré retourner au Royaume-Uni. Un peu le mal du pays, et beaucoup de crainte de voir son pays d'adoption sombrer dans une incontrôlable violence. La suite lui donnera raison.
Le départ d'Arnold est une des raisons pour lesquelles John Akii Bua peinera à briller après Munich. Il n'a pourtant encore que 22 ans quand il décroche l'or olympique, mais sa technique demeure imparfaite. S'il avait pu la peaufiner, jusqu'où serait-il allé ? Il n'améliorera jamais sa marque des Jeux de 1972. Au cours de l'Olympiade suivante, ses meilleurs chronos se heurtent même à un mur, au-dessus des 48"50 : 48"54 en 1973 lors de son titre aux Jeux Africains, 48"67 en 1975 et 48"58 avant les Jeux de Montréal en 1976. Des marques plus que respectables, mais la magie n'opère plus tout à fait.
Le contexte ougandais ne lui fait guère de faveurs non plus. Amin prend ombrage de la popularité du hurdler. A l'étranger, quand quelqu'un dit "Je viens d'Ouganda", il s'entend le plus souvent répondre "Ah, le pays de John Akii Bua". Le dictateur n'aime pas ça. Le pouvoir impose au champion olympique une pression psychologique, entre menaces voilées et promotions, comme lorsqu'il est nommé Superintendant de la police en 1974. "Je pense qu'Amin a voulu me mettre en prison plusieurs fois, mais il ne l'a pas fait parce que j'étais devenu une personnalité trop importante", écrira-t-il.
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Idi Amin Dada, le fou sanguinaire de l'Ouganda.

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Montréal, le rendez-vous manqué

Son nouvel horizon, c'est Montréal et la défense de son titre olympique. Les Championnats du monde n'existent pas encore (ils ne seront créés qu'en 1983) et les Jeux demeurent plus encore que de nos jours le rendez-vous incontournable. Mais il ne verra pas la piste au Québec. John Akii Bua ne s'intéresse guère à la politique internationale, mais c'est elle qui va le sevrer d'un potentiel doublé.
Moins célèbre que celui de Moscou ou Los Angeles en 1980 et 1984, le boycott des Jeux de Montréal va priver les sportifs de 22 nations africaines de cet évènement. Ces pays protestent contre la présence de la Nouvelle-Zélande, lui reprochant d'avoir envoyé son équipe de rugby participer à une tournée en Afrique du Sud, où l'apartheid est en vigueur. L'Ouganda se joint au mouvement alors que sa délégation est déjà arrivée au Canada. Aussi détestable fut le régime sud-africain, voir le sanguinaire Idi Amin Dada déplorer des manquements au droit humain dans un autre pays relevait d'une certaine ironie.
Akii Bua absent, c'est peut-être le duel le plus formidable de l'histoire du 40 mètres haies qui s'évapore : John Akii Bua contre Edwin Moses. Bien qu'Américain, le jeune Edwin, 20 ans, possède lui aussi une trajectoire originale. Une tête bien faite. A l'université, où il est entré grâce à une bourse pour ses résultats scolaires et non athlétiques, il étudie la physique et rêve de devenir ingénieur.
Sportif surdoué, Moses s'entraîne seul, et n'a participé qu'à un seul 400 mètres haies lorsqu'il arrive à Montréal. Jusqu'alors, il pratiquait le... 120 yards haies et le 440 yards haies. Peu importe. Au Canada, il casse la baraque, survole la finale et bat le record du monde de John Akii Bua, en 47"75. C'est la naissance du plus grand spécialiste du 400 haies de l'histoire. Sans doute aurait-il dominé le tenant du titre, mais ce duel-là aurait valu le détour. Si, pour l'Ougandais, Montréal restera une ineffaçable blessure, pour Moses, ce sera un regret éternel : ne pas avoir croisé le fer avec celui qui l'avait tant inspiré.
Au moment où Moses triomphe, John Akii Bua est à 10 000 mètres d'altitude dans un avion le ramenant en Ouganda. Un ami lui apprend à son arrivée à l'aéroport que Moses a battu son record du monde. Il n'a encore que 26 ans, mais sa carrière est derrière lui. Il se met à fumer. Il boit, aussi, allant jusqu'à siffler le whisky à la bouteille. Au fond, il ne s'est remis ni de sa plus grande heure de gloire ni de sa plus grande déception, dont il n'était pas responsable.
Peu à peu, le champion olympique de Munich tombe dans une forme d’oubli. Même dans son propre pays, il est vrai soumis à d'autres préoccupations. Erratique et incontrôlable, Amin Dada, autoproclamé maréchal puis président à vie en 1975, sombre dans la folie. Ses escadrons de la mort, regroupés sous le nom pompeux de State Research Bureau, multiplient les massacres. En moins d'une décennie de règne, on estime le nombre des victimes du régime à environ 300 000.

1979 : La guerre et la fuite

En 1979, l'Ouganda est un pays en ruine. L'Occident lui a coupé les vivres, le cours du café s’est effondré et Amin a chassé des dizaines de milliers d'Asiatiques, qui tenaient l'essentiel des entreprises. Le tyran, dans une dernière lubie, décide d'envahir la Tanzanie, dont la contre-attaque, avec l'aide des exilés ougandais, écrase l'armée d'Amin Dada, lequel est contraint de fuir au mois d'avril.
Craignant d'être assimilé au régime malgré son appartenance à l'ethnie Iango, persécutée par la dictature, John Akii Bua décide de partir lui aussi. Il s'enfuit en compagnie de son cousin, le footballeur Denis Abua, international ougandais. Cap sur Tororo, à la frontière kenyane, où sa femme, enceinte de sept mois, et leurs deux enfants, sont arrivés deux semaines plus tôt. Leur voiture se cale derrière deux berlines de l'ambassade allemande. Ils sont arrêtés à plusieurs barrages par l'armée tanzanienne. John Akii Bua croit sa dernière heure arrivée : "Je commençais à visualiser la façon dont j'allais mourir. Allaient-ils me jeter à l'eau, pieds et poings liés ? Personne ne retrouverait jamais mon corps, ne saurait comment je suis mort. Je me demandais comment ma femme et mes enfants allaient faire sans moi."
Ils atteignent finalement Tororo où John retrouve son épouse et ses enfants. La famille parvient à franchir la frontière. Là, sa femme accouche et le bébé, né prématuré, ne survit pas. Sans argent ni perspective, John Akii Bua est filmé quelques semaines plus tard dans un camp de réfugiés. "Je suis un athlète. Vous n'imaginez pas à quel point la situation est grave dans mon pays", dit-il à une télévision britannique. Ces images, largement diffusées à l'époque, provoquent un choc et vont le sauver.
Mis au courant, Armin Dassler, le patron de la firme Puma, son ancien sponsor, décide de lui venir en aide. Il va le sortir de là, en le faisant venir jusqu'en Europe et en lui donnant du travail au service marketing de Puma à... Munich, où l'exilé s'installe avec sa famille. On le reverra encore en 1980 aux Jeux de Moscou où, après une préparation minimaliste et la tête ailleurs, il disparait dès les demi-finales, avec un chrono, 51"10 à des années-lumière de son lustre passé. Pour lui, l'athlétisme, c'est terminé.
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Puma a "sauvé" John Akii-Bua.

Crédit: Imago

En 1983, il regagne un Ouganda apaisé. Il travaille à nouveau dans la police, et devient entraîneur national de l'équipe d'athlétisme. Son dernier lien avec son glorieux passé. La dernière fois que Malcolm Arnold l'a vu, son ancien protégé avait un cadeau pour lui, comme il l'a confié dans L'histoire de John Akii Bua, une tragédie africaine : "Il est venu au pays de Galles et m'a donné ses douze carnets. C'était écrit au stylo, et brillamment rédigé". Il y a là toute sa vie, de son enfance dans son village à sa fuite au Kenya.

Moses : "Sans lui, je n'aurais pas fait cette carrière"

John Akii Bua est mort en 1997, à seulement 47 ans. Malade depuis de nombreux mois, il pleurait la disparition de sa femme, partie deux ans avant lui. Il a laissé onze enfants derrière lui. L'Ouganda lui a réservé des funérailles nationales. Il a fallu attendre 2012 et le sacre de Stephen Kiprotich sur le marathon des jeux de Londres pour que l'Ouganda décroche la deuxième médaille d'or de son histoire olympique. Le nom de John Akii Bua a alors rejailli, comme il avait resurgi quatre ans plus tôt à la sortie du docu-fiction de Daniel Gordon.
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Changement de vie, et de climat : John Akii-Bua débarque en Allemagne avec femme et enfants et découvre le glacial hiver bavarois.

Crédit: Imago

Il a fallu ce film pour le sortir d'un oubli regrettable, y compris dans son pays. Surtout dans son pays, même, à en croire son premier entraîneur, George Udeke : "Ça me rend triste, parce que tout le monde devrait vouloir devenir John Akii Bua. Mais à mesure que le temps passe, les gens ont tendance à oublier. Ils oublient très vite. C'est triste de penser que l'on parle plus et que l'on connaisse plus John Akii Bua à l'étranger, dans beaucoup de pays, que chez nous. Je voudrais que les gens se rappellent la gloire que John a apporté à l'Ouganda."
Edwin Moses, lui, n'a jamais oublié. La finale de Munich, qu'il a regardée en boucle l'année de ses 17 ans, y puisant ses futurs rêves. Sa première rencontre. Et ce meeting de Londres, le 31 août 1979, celui où John Akii Bua avait repris la compétition. Evidemment hors de forme, il avait terminé 7e, à trois secondes d'Edwin Moses, vainqueur. Mais c'est à lui et personne d'autre que l'Américain avait donné l'accolade après la course, le prenant par l'épaule et échangeant quelques mots. Moses, lui, savait, et n'oublierait jamais : "J'avais le plus grand respect pour lui. Sans lui, je n'aurais pas fait cette carrière. Il est pour l'éternité une figure historique de l'athlétisme."
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