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Les Grands Récits : Mikaela Shiffrin, triomphes et fêlures d'une reine

Laurent Vergne

Mis à jour 18/03/2023 à 00:23 GMT+1

LES GRANDS RÉCITS - Elle a tout gagné. En Coupe du monde, personne n'a gagné davantage qu'elle. Skieuse de rêve, souvent proche de la perfection, Mikaela Shiffrin fut d'abord un phénomène de précocité, une surdouée, avant de s'imposer durablement au sommet. Mais au-delà de la machine à succès, l'Américaine a connu son lot de doutes et même de drames.

Les Grands Récits - Mikaela Shiffrin

Crédit: Quentin Guichard

Le samedi 11 mars 2023 restera une date à marquer d'une pierre blanche dans l'histoire du ski alpin. Ce jour-là, sous le soleil d'Are, Mikaela Shiffrin a fait ce qu'elle sait faire de mieux. Gagner. Mais certaines victoires portent en elles une force supérieure. C'était la 87e de l'Américaine en Coupe du monde. 87, soit une de plus que la légende Ingemar Stenmark, seul détenteur du record, hommes et femmes confondus, depuis plus de quatre décennies.
Trois jours avant ce succès historique, elle postait un message sur ses réseaux sociaux : "Ça aurait été ton 69e. Bon anniversaire papa." Elle ne manque jamais d'honorer la mémoire de son père, Jeff, si proche d'elle et dont le vide omniprésent remplit son quotidien depuis sa mort accidentelle le 2 février 2020. Lors des derniers Championnats du monde disputés au mois de février à Méribel, ceux de la rédemption après le fiasco des Jeux de Pékin, Shiffrin arborait à côté de sa médaille d'or lors de la cérémonie protocolaire du géant un petit pendentif où figuraient deux photos de Jeff.
Les triomphes, les fêlures, les drames. Si Mikaela Shiffrin transcende sa discipline, c'est à la fois pour l'immense championne qu'elle est, mais aussi pour sa personnalité et son parcours de vie, celui de madame tout le monde, avec ses doutes passagers, ses faiblesses, et ses douleurs ineffaçables.
Pour les livres d'or de la grande histoire du sport, elle restera avant tout une championne comme chaque sport en connaît une ou deux fois par demi-siècle. Pour le monstre de précocité qu'est Shiffrin, le record de Stenmark n'était qu'une question de temps. Elle n'avait que 17 ans quand, à Are, déjà, elle avait ouvert son compteur de victoires lors d'un slalom, la discipline qui l'a révélée. Quelques mois plus tôt, à 16 printemps, la gamine du Colorado avait fait parler d'elle en montant sur la troisième marche du podium à Lienz, malgré son dossard 40.
"Je me souviens de son premier podium et de sa première victoire, avec sa bouille de gamine", nous confie Florence Masnada. Pour notre consultante, l'émergence de Mikaela Shiffrin dessinait une forme de révolution :
"Il y a dix ans, beaucoup de filles skiaient encore sur l'arrière, avec le bassin derrière. Elle, au contraire, amenait quelque chose de différent. Un ski très moderne. On voit beaucoup de filles skier comme ça aujourd'hui, mais elle, elle avait ça il y a dix ans, alors que c'était encore une adolescente. Ça se rapprochait déjà du ski masculin, même si elle n'avait évidemment pas la même puissance. Sa qualité de courbes m'impressionnait, aussi. Il y avait quelque chose de différent, quelque chose en plus. Et puis cette technique..."
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Lienz, 29 décembre 2011 : Le premier podium de sa carrière, à seulement 16 ans.

Crédit: Getty Images

Elle faisait et maîtrisait des choses que j'avais encore besoin de travailler à la fin de ma carrière professionnelle
Chez elle, tout a toujours relevé de l'évidence. A 5 ans, elle participe à une sortie scolaire avec ses camarades de classe à Vail, où elle est née en 1995. Sur la Bunny Hill, la piste réservée aux cours donnés aux enfants, elle est déjà dans son propre monde. Les mômes ont pour consigne de faire ce qu'ils peuvent. En bas, un moniteur les attend pour les répartir par groupes selon leurs capacités. Ils descendent les uns après les autres, prudemment, en chasse-neige. Tous, sauf Mikaela, laquelle descend plus vite et mieux que tout le monde, dessinant des courbes soyeuses. A son arrivée, l'instructeur est sidéré : "Désolé, mais je n'ai pas de groupe pour toi."
La neige est déjà son univers. Ses parents, Jeff et Eileen, sont tous deux d'anciens très bons skieurs. Mikaela suit les traces de son frère aîné, Taylor, futur entraîneur de ski chargé de la détection des jeunes talents. Spatules aux pieds, chez les Shiffrin, tout le monde est donc à son affaire. Mais la cadette affiche très vite des aptitudes naturelles largement supérieures au reste de la famille ou de n'importe quel autre être humain de son âge.
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Mikaela Shiffrin en compagnie de sa mère, Eileen, et de son père, Jeff, en 2017.

Crédit: Getty Images

Chip Knight n'a jamais oublié le jour où il a vu pour la première fois Mikaela à l'œuvre. C'était au cours de l'hiver 2006-2007. Knight est un jeune retraité. L'ancien membre de l'équipe américaine de slalom, qui a participé trois fois aux Jeux Olympiques à Nagano, Salt Lake City et Turin, amorce sa reconversion dans le métier d'entraîneur. "Je l'ai regardée skier et c'était tout simplement incroyable, a-t-il raconté à Sports Illustrated en 2014. Elle faisait et maîtrisait des choses que j'avais encore besoin de travailler à la fin de ma carrière professionnelle." Elle a à peine 11 ans.
Dans son club de ski, quand on demande aux enfants de dire au début d'un stage quel est leur rêve dans la vie, la jeune Shiffrin répond : "Faire les Jeux Olympiques à 16 ans". Elle n'est pas la seule à répondre ce genre de choses sauf que, chez elle, c'est déjà une ambition, plus qu'une utopie. Elle ne fera pas les Jeux à 16 ans pour la simple et bonne raison qu'il n'y a pas eu de J.O. l'année de ses 16 ans. Elle devra attendre d'en avoir 18. Mais à 17, elle sera déjà championne du monde de slalom. Son avance sur le reste du monde était telle dès l'adolescence qu'elle aurait sans doute pu intégrer la Coupe du monde avant ses 15 ans. Mais les règles strictes de la FIS l'en ont empêché.
A son arrivée sur le circuit, sa compréhension de la course fascine sa compatriote Sarah Schleper. Proche de la fin de sa carrière, l'Américaine, qui aurait pu être la mère de la débutante Shiffrin, est marquée par une scène dans la cabane de départ du slalom de Spindleruv Mlyn, en République tchèque. Mikaela, dont c'est la deuxième course en Coupe du monde à 16 ans moins un jour, regarde le passage de toutes les concurrentes. Elle commente tout : "Voilà ce qu'il faut faire à cet endroit, ici, et ici, non là il ne faut pas passer comme ça."
Schleper, à ses côtés, n'en revient pas. Elle déteste observer les autres. "Même à ce stade de ma carrière, je n'avais pas assez confiance pour ça, a-t-elle expliqué. Mais là, j'ai appliqué tout ce que Mikaela avait dit et j'ai fait une des meilleures manches de ma carrière. J'avais 34 ans et une petite fille de quatre ans. Mikaela était plus proche en âge de ma fille que de moi, mais j'avais l'impression qu'elle était déjà plus mûre que moi en tant qu'athlète."
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Mikaela Shiffrin en 2011, à ses débuts sur le circuit.

Crédit: Getty Images

Les cerises débordent du gâteau

Plus d'une décennie après son entrée fracassante dans le monde du Cirque blanc, Mikaela (à la slave, avec un "K", et non à l'américaine, en hommage à ses grands-parents paternels venus de Biélorussie) a écrit l'Histoire de son sport dans des proportions inimaginables. Elle est double championne olympique, une fois en slalom, une autre en géant, septuple championne du monde dans quatre disciplines distinctes et totalise désormais cinq gros globes de cristal en Coupe du monde. Puis, bien sûr, il y a ce record de victoires. Tout ça à tout juste 28 ans.
Que lui reste-t-il à accomplir, alors qu'elle a déjà tout gagné ? Aller chercher les 100 victoires, pour briser une barrière mythique qui semblait inatteignable. Et les huit gros globes de Marcel Hirscher. L'Autrichien est convaincu qu'elle y parviendra. "Elle peut réduire en charpie tous les records qui existent", prédit le Britannique Dave Ryding.
Chez elle, la chasse au record est pourtant loin de constituer une obsession. "Ce qui me motive, ce ne sont pas les records et les résultats, mais ce qu'il y a derrière", confiait Shiffrin à Eurosport en 2020. Je pense que si j'étais seulement motivée par les succès et les résultats, j'aurais arrêté il y a bien longtemps ! Il y a un petit côté motivant dans ces records, forcément, mais je vis avec ce sentiment que je peux être encore une meilleure skieuse. Pas sur les palmarès, mais sur mon niveau réel, sur les skis".
Elle développe : "Chaque fois que je monte sur les skis, je cherche et trouve des choses nouvelles techniquement. Je réalise des meilleurs virages que la veille ou l'année d'avant. Je sens les progrès, je les vois à la vidéo et le chrono le confirme. C'est ce qui fait que j'aime mes journées. Je suis toujours excitée à l'idée de retourner sur la neige et d'y travailler. Ce qui me motive, ce n'est pas la course, c'est l'entraînement. Progresser. La course reste une course, et la victoire la cerise sur le gâteau." Aujourd'hui, les cerises débordent de son gâteau.
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Mikaela Shiffrin, la skieuse parfaite.

Crédit: Getty Images

"Je crois qu'au fond, elle adore foncièrement le ski et c'est pour ça qu'elle continue de gagner autant et qu'elle a même étendu son champ d'action. Elle s'éclate à tout faire", juge Florence Masnada. De fait, de pure slalomeuse à ses débuts (elle a décroché ses neuf premières victoires en Coupe du monde entre les piquets), Shiffrin s'est muée en technicienne complète via le géant, avant de se mettre à la vitesse. Elle a aujourd'hui gagné dans toutes les disciplines possibles et imaginables : slalom, géant, descente, super G, combiné et même le parallèle. N'en jetez plus.
"Mikaela ne cesse de m'impressionner, avoue son agent, l'ancien slalomeur Kilian Albrecht, dont Shiffrin fut la première "cliente" alors qu'elle n'avait que 14 ans. Elle est la plus grande. Ce qui me fascine, c'est la façon dont elle arrive à rester au top en permanence en étant sur tous les fronts depuis des années. Son programme est monstrueux comparé aux autres filles."
"Pour n’avoir même pas fait 0,0001% de ce qu'elle accomplit, je sais ce que c'est d'aller s'entraîner sur différents terrains, confirme Florence Masnada, médaillée de bronze du combiné aux Jeux comme aux Mondiaux et grande polyvalente dans les années 90. Faire toutes les épreuves, c'est changer de matériel, de chaussures, de combinaisons, de protections, de skis, de bâtons, de gants, de casque. Tu changes tout. De rythme, de virages. Puis la vitesse, ça demande aussi une énergie et une concentration différentes parce qu'il y a une prise de risques. Tina Maze l'a fait aussi, quand elle avait signé le record de points, mais Mikaela, elle le fait depuis longtemps. Sa technique est tellement stable qu'elle commet peu d'erreurs, notamment en vitesse. Ça aide."

Ski d'école et supplément d'âme

Ah, la technique de Mikaela Shiffrin... Tout semble si simple, si fluide, si "facile", en la voyant évoluer. "Elle a un équilibre parfait, une stabilité exceptionnelle, décrypte la consultante d'Eurosport. Un haut du corps qui ne vient jamais perturber le bas. C'est très rare chez elle que le bras dépasse le bassin ou le buste et parte en carrière. A chaque fois, l'énergie qu'elle met au niveau des jambes, parce que tout part de là, est transmise à 100% à l'appui. C'est comme s'il n'y avait jamais de perte d'énergie dans ses virages. C'est d'une efficacité redoutable."
L'Américaine tutoie donc la perfection d'un point de vue technique. Mais elle a la bonne idée de transcender cette excellence, selon Masnada : "C'est un ski d'école, mais avec quelque chose en plus. Je parle souvent de l'école autrichienne, qui est remarquable, mais parfois un peu dans un carcan. C'est posé, mais presque un peu scolaire, pour caricaturer. Shiffrin, non. Elle a un petit truc en plus, plus 'américain' peut-être. Une sorte de supplément d'âme. Ce mélange de technique de base impeccable avec un peu d'esprit un peu plus aventureux donne une combinaison parfaite."
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Une manche de slalom pour l'Histoire : la 87e victoire-record de Mikaela Shiffrin en vidéo

Pour ne rien gâter, ses qualités physiques dépassent l'entendement. La nature l'a bien servie. Elle possède ce que Florence Masnada appelle "une grande intelligence musculaire". "Chez elle, prolonge-t-elle, elle est naturellement hors normes. J'avais discuté à Courchevel avec un entraîneur de ski français que je connais depuis longtemps. Il l'avait observée dans la cabane de départ et il me disait 'Elle a une capacité physiologique assez phénoménale, elle arrivait à contracter de manière dissociée ses quadriceps et ses ischios.' J'ai essayé, je n'y arrive pas. Sa vitesse de contraction pour stimuler les fibres musculaires est incroyable."
Si Mikaela Shiffrin a tout du prodige doté d'aptitudes naturelles très au-dessus de la moyenne, c'est aussi une énorme bosseuse. Y compris sur le plan physique. Or, comme le rappelle Masnada, en ski, "la prépa physique c'est 60 à 70% du boulot". "Je l'avais vue il y a quelques années faire des exercices de proprioception, où elle est en équilibre, va chercher une balle devant elle, ou en jonglant, poursuit la Française. Tout ce travail de proprioception renforce cette intelligence musculaire. Elle est naturelle chez elle, mais elle travaille aussi énormément dessus. Technique parfaite, intelligence musculaire, passion, mental, tout ça donne Mikaela Shiffrin."
Son intelligence va bien au-delà du seul physique. L'Américaine a aussi su s'entourer et prendre les bonnes décisions au bon moment. La présence de sa mère, qui fut longtemps sa coach principale, a été déterminante dans son évolution. Eileen l'a toujours poussée, sans jamais l'étouffer. "Une des différences entre ma carrière et celle des autres, confiait la championne à CNN il y a deux ans, c'est le fait d'avoir eu ma mère à mes côtés, pour m'aider à rester saine en tant que personne, être ma maman, ma meilleure amie, mon coach." "Certaines skieuses américaines ont dit 'Je ne pourrais jamais avoir ma mère comme entraîneur, je deviendrais folle, sourit Eileen Shiffrin. Mais Mikaela aime ça, elle est très famille."
Si le monde me regarde ainsi, c'est génial. Je pense que c'est faux, mais merci !
En débutant sur le circuit aussi jeune, Mikaela Shiffrin avait besoin de la présence maternelle, bien au-delà de l'aspect purement sportif. C'est elle et son père qui l'ont posée sur des skis à deux ans et lui ont tout appris. Entre eux, une confiance totale. Surtout, elle ne voulait pas prendre le risque de changer, de perdre contact avec la réalité une fois le succès, l'argent et la gloire venus.
Regan Dewhirst la connaît depuis qu'elle a neuf ans. En 2018, elle a rejoint son staff en tant que physiothérapeute. Elle confirme que Mikaela est restée la même : "Enfant, elle était souriante, gaffeuse, et dansait tout le temps. Malgré tous ses succès, elle est toujours cette personne pétillante. Sa gentillesse et son humour font d'elle une athlète avec laquelle il est très facile de travailler."
"Je travaille avec Mikaela depuis neuf saisons maintenant et je peux honnêtement dire que je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi bon dans son métier et en même temps d'aussi vrai, gentil et attentionné envers autant de personnes, confiait de son côté l'an dernier au site Olympics.com sa conseillère et responsable de ses relations publiques, Megan Harrod. C'est un équilibre presque impossible à trouver, et pourtant, comme pour la plupart des choses qu'elle fait, elle trouve un moyen d'y parvenir."
Même au-delà de son cercle, il est de fait difficile de trouver quelqu'un pour dire du mal de Mikaela Shiffrin. Elle doit bien avoir quelques défauts (son frère, en plaisantant à moitié, la décrit boudeuse à ses heures) mais sa simplicité ne s'est jamais démentie depuis ses débuts et l'arrogance lui est totalement étrangère. Shiffrin est devenue une star, une icône, un modèle pour beaucoup, mais elle-même se considère comme n'importe quelle "girl next door". Être inaccessible, très peu pour elle.
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Mikaela Shiffrin.

Crédit: Getty Images

"Ça me rappelle une discussion, a-t-elle raconté à Eurosport. Nous parlions d'un champion, je ne sais plus lequel. J'exprimais mon admiration à son égard, et cette personne me disait qu'il connaissait cet athlète, que ses performances étaient évidemment admirables... mais que lorsqu'on connaissait l'homme, subitement, tout cela devenait moins héroïque. J'ai l'impression d’être cet athlète-là. Ce que je fais ne me semble pas héroïque. Cela peut sembler bizarre, mais c'est presque impossible pour moi de prendre du recul et de réaliser tout ce que j'ai accompli. Les éloges, les comparaisons flatteuses, je les prends, mais ça ne m'ajoute même pas de la pression. Tout ce que je peux dire, c'est merci. Si le monde me regarde ainsi, c'est génial. Je pense que c'est faux, mais merci !".
Pour un peu, elle manquerait même de confiance en elle. Elle en a longtemps manqué en tout cas. Lors de ses premières victoires, tout lui paraissait trop beau, trop haut, trop tôt, au point d'avouer qu'il lui a fallu du temps pour se convaincre que chacun de ses succès ne relevait pas du "coup de chance". Elle n'en est probablement plus là, mais ça n'en reste pas moins révélateur.

Ni Vonn ni Hirscher

Pourtant, au fil des ans, sans changer sa personnalité, elle a appris à assumer son statut pour devenir autre chose qu'une machine à gagner. Elle n'hésite plus à prendre position sur des sujets forts, comme l'égalité hommes-femmes, notamment sur le plan salarial, en usant de sa notoriété, de son envergure sportive et médiatique et même d'une certaine manière de son pouvoir. Elle n'a pas peur de s'exprimer. Quand, en 2020, Forbes publie son classement des sportifs les mieux payés de la planète et qu'une seule femme, Serena Williams, apparaît à une "modeste" 62e place, Mikaela sort de ses gonds : "C'est vraiment ridicule."
"Je hais cette idée que les athlètes doivent se la fermer. Shiffrin a changé les règles, glisse Charlie Guest. Presque anonyme, la skieuse britannique, dont le meilleur résultat est une 29e place en Coupe du monde, est l'anti-Shiffrin, mais elle apprécie ses prises de positions : "Quand quelqu'un comme elle transcende son sport, l'effet est puissant, profond. Des portes s'ouvrent soudainement. Elle a la possibilité de promouvoir son sport et montrer à chacun comment l'utiliser à son propre bénéfice. L'égalité des sexes ne s'atteindra pas du jour au lendemain. Et sans doute pas en fonction de ce que dit ou fait Shiffrin. Mais comme pour chacun d'entre nous, et un peu plus que les autres, elle a un rôle à jouer. Elle montre qu'on peut être influent sans forcément s'appeler Kardashian."
Bardée de sponsors, ultra-bankable, l'Américaine est devenue en 2019 la skieuse avec les plus gros revenus cumulés, devant même un certain Marcel Hirscher. Aux Etats-Unis, elle a pris une place inimaginable il y a peu pour un représentant des sports d'hiver, suivant ainsi les traces de Lindsay Vonn.
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Mikaela Shiffrin et Lindsey Vonn, les deux reines du ski US.

Crédit: AFP

"Ce n'était pas forcément facile pour elle de passer après Lindsey Vonn, qui avait tracé une voie particulière et atteint un niveau de notoriété important aux Etats-Unis et une image très glam, notamment pour son histoire avec Tiger Woods, relève Florence Masnada. Mais Vonn avait une image un peu 'drama queen' sur la fin. Shiffrin, je trouve qu'elle est restée en adéquation avec sa personnalité tout en parvenant à se libérer en même temps. Au début, elle avait un côté Marcel Hirscher. Je fais ma course, je rentre, merci et au revoir."
Ce n'est plus le cas. Sans doute parce qu'elle a pris conscience de l'impact de sa parole. "Récemment, ajoute Masnada, elle a parlé des règles, du cycle des femmes et de l'influence que cela peut avoir sur la fatigue. C'est un sujet dont il faut parler, et elle le fait de manière hyper naturelle. Elle touche toutes les femmes en parlant de ça."
D'une manière générale, elle s'est épanouie et ouverte, année après année. "Sur le circuit, elle parlait peu avec les autres, analyse la consultante d'Eurosport. Je pense que sa mère avait aussi monté une barrière autour d'elle pour la protéger, parce qu'elle était très jeune. Mais elle a fini par s'ouvrir. Le fait de sortir avec Mathieu Faivre, puis avec Kilde, l'a ouvert à d'autres cultures. Sa réaction quand (Paula) Moltzan est avec elle sur le podium (à Semmering, en décembre), elle balance ses gants, ses skis, lui saute dans les bras. Honnêtement, je ne suis pas sûre qu'elle aurait fait ça il y a cinq ou six ans. Je la trouve simple, nature. Et touchante aussi face aux drames de la vie."
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Mikaela Shiffrin.

Crédit: Getty Images

Tu ne peux pas abandonner. Papa aurait voulu que tu continues
LE drame, surtout. La carrière et la vie de Mikaela Shiffrin ont basculé le 2 février 2020. Ce jour-là, elle participe à une séance photo avec le magazine Sports Illustrated. "Les photos sont superbes, je suis heureuse, j'ai l'impression d'être sur le toit du monde à cette période", a-t-elle confié à NBC juste avant les Jeux de Pékin. Une des rares fois où elle s'est exprimée sur le sujet. "Au moment même où on me montre les photos, j'ignore que mon père est en train d'être amené à l'hôpital."
Victime d'un accident domestique, Jeff a été sévèrement blessé à la tête. Il meurt quelques heures plus tard. Il avait 65 ans. Mikaela aura juste eu le temps de venir à son chevet. Le 2 février 2023, au troisième anniversaire de sa mort, elle a publié une photo bouleversante : on la voit, tête posée sur Jeff, lui tenant la main.
"Ma famille a le cœur brisé au-delà de la raison à la suite du décès soudain de mon adorable, aimant, attentionné, patient, extraordinaire papa.Il nous a enseigné de nombreuses leçons, mais par-dessus tout cette règle d'or : sois gentille, et réfléchis avant d'agir", écrit la championne sur ses réseaux sociaux en annonçant la triste nouvelle.
A 24 ans, le monde parfait de Mikaela Shiffrin vole en éclats. Si Eileen était davantage impliquée au quotidien de par son rôle de coach, Jeff était son épaule, son point d'ancrage. Sa béquille, au besoin. Face à la mort, le chagrin subi est toujours à la hauteur de l'amour porté. Ensevelie sous une montagne de douleur, elle envisage sérieusement de prendre sa retraite. "Elle pleurait tout le temps, elle était dévastée", se souvient Eileen. L'idée traînera dans sa tête pendant des mois. Il faudra les mots de son frère, Taylor, pour la convaincre de remonter sur des skis. Pour elle. Pour lui, aussi, un peu. "Il a pris sa sœur dans ses bras et lui a dit 'Tu ne peux pas abandonner. Papa aurait voulu que tu continues'", raconte sa mère.
Alors elle va reprendre la compétition. Pas comme si de rien n'était puisque rien ne sera plus comme avant. Mais elle reprendra. Péniblement. La saison 2020-2021 reste la moins bonne de toute sa carrière, avec "seulement" trois victoires. Son rapport à son sport est à ce point chahuté que, pour la première fois depuis cinq saisons, elle fait même l'impasse sur les épreuves de vitesse.
Peu après avoir repris l'entraînement, après une descente, elle dit avoir réalisé qu'elle avait skié une fois arrivée en bas. Un vrai blackout. "Je me souviens avoir dit à ma mère, 'je ne peux plus faire ça'", dit-elle. "Il y a eu des moments, après la mort de mon père, où j'avais des problèmes de mémoire. Des absences. Je ne me souvenais même pas de mes courses." Par sécurité, elle décide donc de se concentrer uniquement sur la partie technique du calendrier.
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Mikaela Shiffrn est passée par des périodes sombres ces trois dernières années.

Crédit: Getty Images

Le cauchemar de Pékin

A Pékin, lors des J.O. 2022, d'autres larmes vont couler. La star du Colorado vit une quinzaine apocalyptique, multipliant les fautes et les sorties de piste, loin de ses habitudes. Slalom ? Dehors. Géant ? Dehors. Combiné ? Dehors. En descente comme en super G, elle voit le bout, sans se mêler de près ou de loin à la lutte pour le podium. C'est un fiasco monumental. Pour la première fois, elle achève une édition des Jeux Olympiques ou des Championnats du monde sans médaille.
"Je sais qu'il va y avoir cet amas de mauvais commentaires sur la façon dont j'ai lamentablement échoué ici, lâche la reine sans couronne. C'est étrange, mais je n'en ai même pas peur parce que je n'ai plus aucune énergie à y consacrer. Là, je me sens ridicule. Je me pose beaucoup de questions. Je suis déçue et frustrée."
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La détresse de Shiffrin après sa chute : "La pression a été écrasante"

Elle n'en parle pas, mais l'absence de son père, disparu deux ans moins deux jours avant la cérémonie d'ouverture pékinoise, a sans doute pesé. "Chacun fait le deuil à son rythme, témoigne alors son coach, Mike Day, dont elle s'est séparée depuis lors des Mondiaux 2023. Je pense que Mikaela est loin d'en avoir fini avec le deuil. Elle a beaucoup progressé pour retrouver le chemin de sa vie d'avant, mais des choses sont ineffaçables. Le chagrin peut venir vous toucher à n'importe quel moment." Et la championne d'expliquer qu'il suffit parfois d'un rien pour la rendre morose, comme une chanson que son père aimait qui passe à la radio.
Au moment des Jeux de Pékin, elle a pourtant déjà commencé à se reconstruire. Sur les pistes, cet hiver est nettement plus prolifique que le précédent et à son issue, elle décrochera son quatrième gros globe de cristal en Coupe du monde. La parenthèse maudite des Jeux s'apparente donc davantage à une anomalie qu'autre chose. Sa relation avec Aleksander Aamodt Kilde, amorcée à l'été 2021, lui a fait du bien, comme en témoigne Eileen Shiffrin : "Alex est arrivé au meilleur moment possible dans sa vie. C'était la première fois que je le voyais sourire de cette façon. C'est quelqu'un de très positif et son optimisme a agi comme un médicament pour soigner Mikaela."
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Mikaela Shiffrin et Alex Kilde en 2022.

Crédit: Imago

Le premier hiver du reste de sa carrière ?

En dehors de son palmarès et de son ego, elle n'a pas eu à souffrir en termes d'image de sa faillite olympique en Chine. Au contraire. Les fêlures l'éloignent de l'étiquette de machine à gagner trop robotique dont elle ne veut surtout pas. "Oui elle écrase le ski, oui elle écrit l'histoire, mais il y a aussi des failles malgré tout, et c'est très beau", estime Florence Masnada. Elles donnent encore plus envie de l'admirer.
"J'ai découvert que l'on pouvait s'en remettre", a dévoilé l'intéressée quelques mois plus tard. Impossible de ne pas lire dans cet aveu une comparaison avec la mort de son père. Comme pour hiérarchiser l'importance des choses, et celles des pertes. "C'est terrible à dire mais la mort de son papa l'a peut-être aussi aidé à envisager sa carrière différemment, note Florence Masnada. Ça lui a fait prendre conscience de la valeur de la vie et du fait qu'il fallait en profiter."
Les claques, surtout les plus violentes, vous aident à prendre du recul. A Méribel, lors des derniers Mondiaux, où elle se savait très attendue, l'Américaine a semblé apaisée, qu'elle rafle l'or ou non. "Je l'ai trouvée zen, nous dit Masnada. Par exemple, elle était contente de sa médaille d'argent sur le slalom. Elle l'a acceptée tout de suite, malgré sa déception."
Jeff Shiffrin est plus que jamais présent. Trois ans après sa mort, sa fille semble avoir retrouvé son équilibre. "Les dernières années ont consisté en un processus pour revenir pleinement au ski après la mort de mon père, expliquait-elle en février dernier sur la BBC. Je crois que c'est la première saison où, mentalement, je me sens capable d'endurer davantage de choses, peut-être même plus que je ne l'ai jamais été dans ma carrière. Je crois que je n'ai jamais été aussi forte mentalement." Cet hiver, avec la symbolique du record de Stenmark devenu pour très longtemps le record de Shiffrin, est peut-être le premier du reste de sa carrière.
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Mikaela Shiffrin, la skieuse de - presque - tous les records.

Crédit: Getty Images

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