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Les Grands Récits - Paul Hunter, la tragédie du "Beckham du snooker"

Laurent Vergne

Mis à jour 27/04/2022 à 15:30 GMT+2

LES GRANDS RÉCITS - Beau gosse, charismatique, apprécié de ses adversaires et aimé du public, Paul Hunter était devenu une star du snooker au début des années 2000. Il aurait pu, il aurait dû devenir le grand rival de Ronnie O'Sullivan. Triple vainqueur du Masters, le gamin aux faux airs de David Beckham a été emporté par un cancer à quelques jours de son 28e anniversaire.

Paul Hunter - Grand Récit (Visuel par Quentin Guichard).

Crédit: Eurosport

La scène se passe à l'Alexandra Palace de Londres, théâtre du Masters, au mois de janvier dernier. Lors d'une pause dans le quart de finale entre Mark Selby et Barry Hawkins, la caméra se fixe sur un homme dans le public. L'image passe aussi bien à la télévision que sur l'écran géant situé dans la salle. En quelques secondes, le public se met à applaudir. Quand l'homme comprend, il se lève et, visiblement ému, dresse ses deux pouces en l'air pour remercier la foule. La séquence est forte et spontanée. Elle est forte parce que spontanée.
Ce spectateur pas comme les autres s'appelle Alan Hunter. A travers lui, c'est son fils, Paul, que ces applaudissements honorent. Plus de quinze années ont passé depuis sa disparition. Mais dans le monde du snooker, personne ne l'a oublié. Surtout pas au Masters, un des trois plus grands tournois du monde, là où sa naissante légende de champion avait écrit ses pages les plus mémorables. Il y a conquis ses trois plus grands titres. C'était à ce point devenu "son" tournoi qu'au dixième anniversaire de sa mort, il a été décidé que le trophée du Masters, une élégante sculpture en cristal, porterait désormais son nom : The Paul Hunter Trophy.
Il est de bon ton de ne pas dire trop de mal de ceux qui sont partis. De ceux qui s'en vont trop tôt, ce serait même une forme de sacrilège. Mais la convention n'a pas sa place ici. Paul Hunter était apprécié de tous. Il était jeune. Il était beau. Il souriait toujours. Il était talentueux. Il était amoureux et aimé. Il venait d'être père. Il était riche et célèbre. Il était un garçon plein de présent et d'avenir. Sa vie était un conte de fées. Celles-ci avaient dû se pencher plus longtemps sur son berceau que sur d'autres. A croire que le destin, s'il existe, s'est rendu compte qu'il avait peut-être trop chargé la barque. Alors il a tout repris. Il était Paul Hunter. Il est mort à 27 ans.

La vie longtemps rêvée de l'ange Hunter

"Only the good die young" ("Seuls les bons meurent jeunes"), chantait Billy Joel, l'année de la naissance de Paul Hunter. Pour être honnête, il y était davantage question de sexe que de snooker, mais le titre lui sied bien. Quand la faucheuse passe à cet âge-là, la tragédie se double d'une forme d'incompréhension. D'absurdité, même.
Ce fut d'autant plus frappant dans son cas que, même devenu adulte, il avait conservé une bouille ronde, presque juvénile, sur laquelle trônait sa mèche blonde et ses deux grands yeux bleus. Son état d'esprit était au diapason. La vie, pour lui, n'était qu'un jeu d'enfant. "En réalité, Paul n'avait jamais vraiment grandi", selon Lindsey Hunter, son épouse, dont le témoignage sobre et émouvant (1) retrace la vie longtemps rêvée de l'ange Hunter.
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Ronnie O'Sullivan aux obsèques de Paul Hunter.

Crédit: Getty Images

Le 19 octobre 2006, dix jours après sa mort et cinq après ce qui aurait dû être son 28e anniversaire, tout le gratin du snooker est présent à la Parish Church de Leeds pour lui dire adieu. Stephen Hendry. Ken Doherty. Steve Davis. Mark Williams. Shaun Murphy. Willie Thorne. Et tous les autres, dont Ronnie O'Sullivan, effondré. Il y a surtout Jimmy White et Matthew Stevens, ses deux plus proches amis sur le circuit. Jimmy la tornade, de 18 ans son aîné, était le grand frère. Stevens, le pote d'enfance et des confidences.
Ils se sont croisés pour la première fois en 1990, lors d'un tournoi de jeunes. Ils n'avaient pas 13 ans. Ces deux-là ne se sont plus quittés. "Gamins, sur les tournois, on partageait la même chambre. On est devenus amis, presque frères. Puis nos pères sont devenus amis. Nos femmes sont devenues amies. On s'appelait quasiment tous les jours quand on ne se voyait pas", témoignera Stevens avant le Masters 2007, où le sort, maladroit et pas fûté, a cru subtile l'idée de mettre aux prises dès le premier tour Matt Stevens et Jimmy White. "Vous comprendrez que ce n'est pas facile pour nous, mais on va faire de notre mieux et quoi qu'il arrive, le vainqueur rendra hommage à Paul", soupirera le premier.
Je ne laisserai jamais le snooker diriger ma vie
Alors que le snooker a consumé tant de ses stars pour les plonger dans la dépression, Paul Hunter ne l'a jamais pris au sérieux plus que de raison. Non qu'il ne fut un redoutable compétiteur. Mais contrairement à un Ronnie O'Sullivan, il avait su conserver une forme de pureté, presque de naïveté, dans l'approche de son métier. "J'adore le snooker et j'y jouerai toute ma vie, avait-il dit un jour. Je suis doué, c'est devenu mon travail, mais il faut garder le plaisir. Je ne m'entraîne pas de la façon dont Steve Davis ou Stephen Hendry le faisaient. Je m'amuse. Je ne laisserai jamais le snooker diriger ma vie. C'est ma façon d'être, de vivre. Et je ne la changerai certainement pas pour le snooker."
De Paul Hunter, on disait qu'il était impossible après un match de savoir s'il l'avait gagné ou perdu. Son pire moment à la table, il l'a probablement vécu en demi-finale du Championnat du monde 2003, lorsqu'il avait mené 15-9 puis 16-14 face à Ken Doherty, avant de s'incliner 17 frames à 16. Cela n'avait pas suffi à lui faire perdre le sourire. Deux mois plus tard, il en plaisantait : "Le snooker est un jeu et ce n'était simplement pas mon jour. J'avais oublié ce match dès le lendemain... sauf quand quelqu'un m'en parle, ce qui arrive souvent".
Telle était sa philosophie et il l'appliquait depuis un match perdu à l'âge de 10 ans. Du fait de son évidente précocité, il s'alignait alors face à des adolescents de 15 ou 16 ans. Après un échec en finale d'un tournoi, il entre dans une rage folle. Le petit Paul est alors traité comme un prince par ses parents. Peut-être parce qu'ils ont cru le perdre avant même qu'il n'arrive. Enceinte de trois mois, sa mère, Kristina, pense faire une fausse couche. Elle a perdu beaucoup de sang. Hospitalisée en urgence, elle n'a aucun espoir. Une fausse alerte, heureusement. "Un miracle", selon les médecins.
Mais après son coup de colère en forme de caprice où il hurle sur son père 'Tu m'avais promis que je pouvais gagner !', Alan le prévient : si telle est sa façon d'aborder le snooker, autant arrêter. Paul va retenir la leçon. Plus jamais il ne laissera une défaite altérer son comportement. "J'ai connu Paul quand il avait 18 ans. Il était déjà professionnel et je l'ai toujours vu se comporter avec classe après une victoire ou une défaite", témoigne Lindsey. La vie ne lui avait pourtant pas encore montré de façon concrète que l'essentiel n'était pas là. Démonstration inutile, il l'avait compris tout seul.
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1997 : A 18 ans, Paul Hunter commence déjà à se faire un nom sur le circuit.

Crédit: Getty Images

Paul Hunter a 14 ans quand, en dépit des craintes de sa mère, il quitte définitivement l'école pour se consacrer à son sport favori. Craintes justifiées car, avant de se ranger une fois Lindsey Fell entrée dans sa vie, il va connaître quelques errements. L'argent et les filles deviennent trop faciles, la drogue trop tentante. Heureusement, ça ne durera pas.
A 16 ans, il passe professionnel. Dès ses débuts, les coups d'éclat se multiplient. Lors du UK Championships 1995, qui compose avec le Championnat du monde et le Masters la triple couronne du snooker, il élimine le N°6 mondial, Allan McManus. Un an plus tard, il atteint les demi-finales de l'Open du pays de Galles et les huitièmes du Championnat du monde. Puis en janvier 1998, à 19 ans, le gamin du Yorkshire ouvre son palmarès en remportant le Welsh Open. Quelques années à peine après Ronnie O'Sullivan, le Royaume voit débouler un autre phénomène de précocité.

La trilogie du Masters

C'est donc le Masters qui façonnera sa gloire. Trois titres en quatre ans, en 2001, 2002 et 2004. Trois finales plus cultes les unes que les autres, surtout, qui vont établir sa réputation de "comeback kid", amoureux des situations désespérées. 10-9 à chaque fois.
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Paul Hunter avec le trophée du Masters, qui porte aujourd'hui son nom.

Crédit: Getty Images

Lors de sa première finale, mené 7-3 par Fergal O'Brien, il remporte sept des neuf dernières frames. Pour signer son doublé, il fait encore plus fort contre Mark Williams, qu'il n'avait jamais réussi à vaincre jusqu'ici. Le tenant perd les cinq premières manches avant d'arracher à nouveau le titre. Enfin, en 2004, le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre, face à Ronnie O'Sullivan, l'homme qui ne perdait jamais une fois aux commandes.
A nouveau, Hunter, mené 6-1 puis 7-2, se place au bord du précipice. Dans cette finale où il ne va jamais être devant au score, il revient encore de nulle part, achevant sa symphonie par trois dernières manches royales pour passer de 7-9 à 10-9. "Sous pression, Paul était le meilleur, jugeait en 2020 l'ancien numéro 3 mondial Neal Foulds sur Eurosport. Parce qu'il avait un certain détachement, dans le bon sens du terme, par rapport à la pratique du snooker, il était capable de jouer une manche décisive de la même façon que la toute première."
Disputé dans une ambiance proche du délire au Conference Center de Wembley, ce match, aussi connu sous le nom de "Battle of the headbands" (le brun O'Sullivan et le blond Hunter portaient tous les deux un serre-tête pour maintenir leur chevelure) est considéré comme un des plus grands de l'histoire du snooker.
A 25 ans, Paul Hunter s'inscrit pour de bon parmi les très grands. Au moins autant que ce troisième sacre dans le tournoi des Maîtres, c'est cette victoire sur un Ronnie O'Sullivan au sommet de sa gloire qui le fait changer de dimension. "Pour moi, c'est l'âge d'or de ma carrière et peut-être celui du snooker, estime O'Sullivan. Il y avait encore Stephen Hendry, le trio que nous composions avec John (Higgins) et Mark (Williams) et le grand Paul Hunter."
Car Hunter, le plus jeune de la bande, n'est pas seulement un champion en train de s'affirmer. C'est, aussi, une authentique star. Malgré O'Sullivan, le snooker connaît une chute d'attention médiatique en ce début de millénaire. L'émergence de Hunter tombe à pic pour attirer un public plus large, plus jeune et plus... féminin. Avec son physique imparable, il gagne le surnom qui lui collera à la peau : The Beckham of the Baize. Le Beckham du tapis, en référence à la star d'un autre rectangle vert, celui du football, avec laquelle il partage une certaine ressemblance physique et, pendant quelques années, la même coupe de cheveux. On le baptise aussi "Sexpot" (le pot, en snooker, est l'empochage des billes).

Le plan B

C'est l'époque où les t-shirts "I love Paul Hunter" s'écoulent par milliers dans une Chine en train de s'enticher de ce sport dont la popularité n'a cessé de croître depuis. S'il est important au Royaume-Uni, le snooker a du mal, même là-bas, à franchir le seuil de la presse généraliste.
C'est en cela que Paul Hunter, peut-être le plus bankable de tous les joueurs dans une optique grand public, marque une petite révolution. Surtout depuis le 12 février 2001, au lendemain de sa première victoire au Masters. Ce jour-là, une photo s'étale à la une des plus grands journaux. Elle va faire jaser et faire le tour du pays, donnant au personnage Paul Hunter une envergure inédite.
Toute cette histoire peut se résumer d'une formule : le plan B. A l'issue de la première session de sa finale contre Fergal O'Brien, Hunter, mené 6-2, est au fond du seau. Il affiche surtout une nervosité extrême qui ne lui ressemble pas. L'effet de sa première grande opportunité de titre, sans doute.
L'après-midi, il retrouve sa compagne dans sa chambre d'hôtel. "J'en ai marre, Linz. Je suis en train de tout foutre en l'air." "Il avait l'air tellement triste que, pour moi, il n'était plus Paul Hunter le champion de snooker. Il était juste mon mec et il n'allait pas bien", raconte Lindsey Hunter. Elle lui propose de manger un morceau. Il l'envoie balader. "Il était comme ces gosses qui sont de mauvaise humeur et qui ont décidé qu'ils resteraient de mauvaise humeur." Finalement, le couple fait l'amour. Meilleur moyen d'oublier le reste.
Lorsqu'il retourne à la table le soir, Paul Hunter n'est plus le même. Il enchaîne les centuries et les frames jusqu'à arracher le titre à la manche décisive. Lors de la conférence de presse, alors qu'on lui demande comment il a pu retourner une situation aussi compromise, il se livre : "J'ai activé le plan B." Tout le monde s'interroge du regard. Il poursuit : "Je n'avais pas vu ma petite amie depuis longtemps. Mais elle est venue de Leeds pour la finale. Il fallait que je fasse baisser la pression. Alors on a activé le plan B, si vous voyez ce que je veux dire." Cette fois, oui, ils voient.
A quel point faut-il être ravagé pour croire que j'allais faire l'amour avec Paul sur ordre de son manager ?
En snooker, les dimanches de finale, deux types de médias sont présents : les journalistes spécialisés dans la couverture de l'actualité sportive, et les autres, en quête d'une histoire sans trop y croire. La plupart du temps, ils reviennent bredouilles. Après la tirade du vainqueur, ils quittent le fond de la salle pour se rapprocher et demander le micro. "Paul, est-ce que vous êtes en train de nous dire que vous avez fait l'amour ?" "Où est votre petite amie ?" "Peut-on la voir ?" "Comment s'appelle-t-elle ?"
Lindsey est là. Elle attend dans le lounge VIP que son homme en termine avec ses obligations, de la remise du trophée au contrôle antidopage sans omettre la conférence de presse. On lui demande de venir pour poser avec Paul. Prises classiques, sympathiques, jusqu'à ce que le photographe Eric Whitehead ne réclame un dernier cliché. Il raconte la suite : "J'ai demandé à Lindsey si elle pouvait embrasser Paul pour avoir quelque chose de plus intime. Elle a accepté. Je me préparais ensuite à les remercier tous les deux quand Lindsey, en rigolant, a donné un coup de langue sur la joue de Paul. J'ai pu prendre le cliché, in extremis."
C'est cette photo-là qui, le lendemain matin, fera la une d'une grande partie de la presse britannique. Pas la une des pages sports, mais bien celle des journaux. Rarissime pour du snooker, même s'il n'était pas question que de cela. Il y a l'image. Puis il y a le texte. Les tabloïds ne reculent devant rien, le Sun allant jusqu'à raconter que tout cela était une demande du manager de Hunter, Brandon Parker, pour faire de la pub à son joueur. "A quel point faut-il être ravagé pour croire que j'allais faire l'amour avec Paul sur ordre de son manager ? C'était humiliant pour moi, pour lui, pour nous", écrit Lindsey Hunter.
Tous deux ont péché par naïveté. Lui, heureux. Elle, gaie (elle avait bu quelques verres au lounge pour fêter la victoire de Paul en attendant ce dernier). On ne les y reprendra plus. Elle, surtout. "Je n'arrêtais pas de me dire 'Mon dieu, mon père va voir et lire tout ça', avoue-t-elle. J'avais été incroyablement stupide ce soir-là mais ce fut une leçon. Je ne poserai plus jamais en photo avec Paul sans avoir le contrôle total de la situation. Paul n'a jamais voulu faire de media training et il est toujours resté un peu naïf par rapport à ça, mais je serai méfiante pour deux par la suite."

Sa tête n'a jamais grossi d'un millimètre

Le "Plan B" fera parler dans les journaux pendant une bonne semaine. Un débat est même organisé à la télévision pour savoir si le sexe au milieu d'une compétition est une bonne chose pour les sportifs. L'expression est définitivement accolée au nom de Paul Hunter. Lui-même la mentionnera après ses deux autres victoires au Masters en 2002 et 2004, fruits de nouveaux comebacks mémorables. "Entre nous, nous avions fini par en rire, mais ce fut d'abord un souvenir assez désagréable pour tous les deux", selon Lindsey.
Si la carrière du "Beckham of the Baize" a décollé avec ce succès au Masters, sa vie a changé avec le plan B. Devenu une star, il attire les magazines les mois suivants, fait la couverture de FHM ou de Esquire. Mais au-delà des résultats et de sa trogne, médias et public aiment sa personnalité naturellement amicale et sa simplicité. Sa tête n'a jamais grossi d'un millimètre. Pas un joueur ne donnait autant que lui aux fans. Dans son livre, son épouse narre une anecdote qui résume bien le personnage :
"Un soir, en Ecosse, la veille d'un tournoi, un gars l'attend devant l'hôtel. Paul est arrivé tard, il tombe des cordes. Le type l'arrête. Paul le fait rentrer dans le hall et discute pendant une éternité avec lui. Il n'était pas du genre à signer un autographe et s'en aller. Il voulait savoir comment il s'appelait, d'où il venait. Le lendemain, lorsqu'il est arrivé à la salle pour son match, alors que le public l'accueillait en applaudissant, Paul a reconnu dans les tribunes le fan avec lequel il discutait la veille. Il a hurlé son nom et lui a demandé comment il allait. Les spectateurs n'en revenaient pas. C'était ça, Paul. Il avait autant de considération pour le fan de base que pour les millionnaires parfois prêts à le payer très cher pour des parties privées de snooker."
En 2004, désormais numéro 4 mondial et triple vainqueur du Masters, le Beckham du snooker nage dans le bonheur, d'autant que Lindsey et lui se marient à l'intersaison à la Jamaïque. Dans le journal qu'elle tient presque au quotidien, elle écrit : "Je n'ai jamais été aussi heureuse de ma vie. Paul et moi sommes amoureux, sans le moindre souci. Nous devons être les personnes les plus chanceuses au monde."
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Paul Hunter en 2002.

Crédit: Imago

Poignante ignorance

Seule minuscule ombre au tableau, Paul ressent dans les derniers mois de 2004 sur le côté droit du ventre une gêne récurrente, bientôt devenue douleur. Il y prête à peine attention mais devant sa persistance, il décide de consulter son médecin. Celui-ci, alarmé par une possible rupture de l'appendice, décide de lui faire passer un scanner.
Le lendemain, le couple revient à l'hôpital pour avoir les résultats. Dans son journal du 3 mars 2005, jour du rendez-vous, Lindsey a écrit deux choses qui, avec le recul, lui laissent un rictus amer et ironique :
. "Paul a dû boire de l'eau pendant une heure avant le scanner et ensuite ils lui ont fait une injection. Le pauvre !"
. "Résultats du scanner cet après-midi. J'espère qu'il n'aura pas besoin de se faire opérer de l'appendicite..."
"Quand j'y repense, dit-elle, il est poignant de mesurer à quel point nous étions ignorants. Une piqûre, voilà l'étendue de mes préoccupations. Bientôt, les veines de Paul seraient amochées de partout à force d'être piqué, au point de lui donner l'allure d'un drogué."
"L'appendice de Paul n'a aucun problème", leur annonce le professeur qui les reçoit. Leur soulagement ne durera pas plus d'une poignée de secondes, celles de la pause marquée par le docteur entre cette première phrase et la suivante : "En revanche, nous avons repéré six kystes et nous souhaitons faire une biopsie."
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Jimmy White et Paul Hunter en février 2005, quelques semaines seulement avant que Hunter n'apprenne qu'il souffre d'un cancer.

Crédit: Getty Images

Les souffrances du jeune Hunter

Le 23 mars, le verdict tombe : ce ne sont pas six kystes mais bien six tumeurs malignes qui peuplent déjà le corps de Paul Hunter. Il souffre d'un cancer. Le début d'un combat de dix-huit mois, inégal, injuste et cruel où chaque étape de la maladie creuse un peu plus le sillon de la peur, de la souffrance et du dépérissement. Quelques lueurs d'espoir, de plus en plus rares et espacées les unes des autres, systématiquement balayées par l'acharnement des mauvaises nouvelles.
"Tout m'a d'abord semblé surréaliste, relate Lindsey Hunter. Quand nous sommes allés à l'hôpital ce 23 mars, nous avions très peur, mais le mot que nous redoutions n'avait pas encore été prononcé. Quand ce fut le cas, nos objectifs, nos rêves et nos vies ont volé en éclats. Comme dans un deal absurde et vain, nous avions d'abord prié pour que ce ne soit pas une appendicite aiguë. Puis nous aurions été heureux que ce soit ça. Ensuite nous aurions accepté que l'appendice de Paul éclate. Ce jour-là, nous avions prié pour que les kystes ne soient que des kystes. Mais cette fois, il n'y avait plus rien à dealer. Et j'allais vite découvrir que l'on peut encore et toujours tomber plus bas."
A ce stade, le corps médical n'est pas encore certain de la nature du cancer dont souffre le jeune Hunter. Ils hésitent entre un cancer des testicules ou des tumeurs neuroendocrines, des TNE. Le premier offre des chances élevées de guérison. Les secondes, plus rares et plus agressives, beaucoup moins. Après de nouveaux examens plus poussés, le verdict tombe : TNE. Dans son malheur, le jeune Hunter n'aura aucun répit.
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Fin mars 2005. Paul Hunter dispute l'Open de Chine. La tête déjà un peu ailleurs. Bouffé par l'inquiétude.

Crédit: Getty Images

En privé, au quotidien, Paul est "effrayé comme un enfant", selon les mots de son épouse. Il reporte sur Lindsey ses angoisses et ses colères. Elle sera son déversoir et son rempart. Il sera injuste, parfois, comme le jour où, alors qu'elle lui dit de s'accrocher pour la millième fois, il finit par craquer et lâcher "Facile à dire quand ce n'est pas à toi que tout ça arrive". "Je lui ai pris la main mais j'avais envie de hurler 'Non, Paul, ce n'est pas facile et si je pouvais, je donnerais tout pour sortir cette saloperie de ton corps et la mettre dans le mien", dit-elle. Il faut être passé par là, d'un côté ou l'autre de la barrière, pour comprendre ces réactions tellement humaines.
Le reste du monde sera épargné. Ses parents et sa sœur, devant lesquels il ne pleurera jamais. Le monde du snooker, aussi. "Jamais je ne l'ai entendu se plaindre, ni sur son sort ni sur ses souffrances, que je devinais terribles", assure son ami Matt Stevens. Mais dans l'intimité du couple, Lindsey voit un autre Paul. Une nuit, en larmes, il la réveille : "Tout le monde me croit fort, Linz, mais je ne le suis pas. J'ai peur, j'ai tellement peur."

L'obsession des marqueurs

Paul Hunter tente de reprendre le cours de sa carrière. Fin mars 2005, il dispute l'Open de Chine, à Shanghai. Il sait alors qu'il a un cancer, sans en connaître encore l'exacte gravité. Malgré tout, il atteint les quarts de finale, battant au passage son pote Jimmy White. Le 6 avril, dix jours avant le Championnat du monde, il rend publique la nouvelle. Le choc est à la hauteur de l'affection que porte le public et ses collègues au joueur du Yorkshire. Au Crucible, il s'incline dès le premier tour contre Matthew Holt, non sans avoir reçu une ovation immense à son arrivée et un soutien massif durant le match.
Son passage à Sheffield lui a fait du bien, mais il en gardera un souvenir amer. Juste après sa défaite, alors qu'il est dans le vestiaire, deux officiels frappent à la porte. Paul a été tiré au sort pour le contrôle antidopage. Brandon Parker, son manager, fait un scandale : "Vous ne pouvez pas avoir un peu d'humanité ? C'est trop vous demander ? Laissez-le rentrer chez lui."
Un mois plus tard, alors qu'il est au milieu de son premier cycle de chimio, il reçoit un courrier annonçant une possible procédure disciplinaire à son encontre pour s'être soustrait au contrôle. Ce n'est qu'en juillet que World Snooker mettra fin à cette pathétique procédure.
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Paul Hunter face à Matthew Holt en 2005 lors du Championnat du monde.

Crédit: Getty Images

Tous ceux qui ont souffert d'un cancer ou accompagné un proche malade le savent : mener ce combat, c'est aussi entrer dans un monde régi par un vocabulaire inconnu, comme une langue étrangère que vous vous devez de maîtriser du jour au lendemain. Pour Paul et Lindsey Hunter, le mot-clé, celui qui va rythmer leur quotidien, c'est Alpha-foetoprotéine. AFP, pour les intimes que sont les malades.
Ces marqueurs sanguins, mesurés régulièrement, permettent de connaître l'évolution de la maladie et l'efficacité du traitement. Plus le chiffre est élevé, plus grosse est la tumeur. Chez une personne en bonne santé, l'AFP oscille et 0 et 5. Lorsqu'il entame son traitement, celui de Paul Hunter s'élève à 24000. "Nous sommes devenus complètement obsédés par ces chiffres, avoue Lindsey. Ils étaient notre guide, le thermomètre de nos espoirs ou de nos peurs."

La Boxing day girl à son papa

L'été 2005 est celui de l'espérance. Sous l'effet du traitement, ses marqueurs tombent à 590 en juin puis 18 fin juillet. Mais le remède est aussi punitif que le mal. Avant d'entamer sa chimiothérapie, les docteurs ont remis à Paul Hunter une liste des potentiels effets indésirables, de la chute de cheveux aux nausées, les plus fréquents et les plus connus, en passant par la perte partielle du goût, la fièvre, les problèmes rénaux ou les problèmes de peau. Il y en a 19. Il va en subir 18. Ce même été, Paul, constamment malade, doit renoncer à assister au mariage de sa sœur à Chypre.
Le seul effet secondaire dont ne souffrira pas le triple vainqueur du Masters touche à la fertilité. Ironiquement, alors que, avant qu'il ne tombe malade, le couple avait essayé sans succès pendant plusieurs mois d'avoir un enfant, Lindsey tombe enceinte au printemps. La petite Evie Rose débarque le 26 décembre 2005. La "Boxing day girl à son papa", comme le disait Paul. Dans l'attente de sa naissance comme dans les premiers mois de sa vie, elle sera sa raison de sourire et de s'accrocher.
"A la maternité, tenant ce petit bout de vie dans mes bras et regardant Paul en train de la regarder, j'ai trouvé le moment absolument parfait. Au milieu de ce long tunnel noir rempli de douleurs et de peurs, surtout celle de la mort, nous avions créé ensemble une nouvelle vie", évoque Lindsey Hunter.
La vie a donc donné l'illusion de pouvoir gagner à l'été 2005, entre la maladie qui régresse et l'effervescence de l'arrivée prochaine de Evie Rose. Jamais la ligne d'arrivée de la guérison ne lui a semblé si proche. Elle était là, devant lui, il pouvait la voir mais n'allait jamais l'atteindre. En septembre, nouvelle claque. Ses marqueurs sont remontés à 500. La maladie se répand à nouveau. Il faut tenter un nouveau type de chimio. Puis un autre en janvier, devant l'inefficacité du précédent, avant le traitement de la dernière chance au printemps 2006. En vain. Le 27 juin, ses marqueurs ont grimpé à 40000.
Linz, je vais mourir
Tout ce temps, Paul Hunter a pourtant continué à jouer au snooker avec un courage inouï. Il avait perdu du poids. Marcher plus de deux minutes l'épuisait. Il restait rarement plus de deux heures sans vomir et jamais plus d'une heure endormi avant d'être réveillé par les douleurs ou les nausées. Il avait des pertes de sensations au bout des doigts, handicap certain dans la pratique de son sport. Malgré cela, il écumera le circuit jusqu'au bout. Il franchit même un tour au UK Championship fin 2005. Son ultime victoire. Le 17 avril 2006, Paul Hunter joue le dernier match de sa vie. Au premier tour du Championnat du monde, il s'incline contre l'Australien Neil Robertson.
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Jusqu'au bout, Paul Hunter continuera de jouer, effectuant la majeure partie de la saison 2005-2006.

Crédit: Getty Images

Au cours des derniers mois, la peur, toujours présente, a fait un peu de place à l'acceptation. Longtemps, Lindsey a cherché les mots pour le réconforter et le rassurer. Pour se réconforter et se rassurer elle-même sans doute, aussi. Jusqu'à ce que tous les deux n'acceptent l'inévitable.
La jeune femme se souvient de ce jour de début septembre 2006 où Paul lui a dit : "Linz, je vais mourir". Plutôt que de mentir, pour lui, pour elle, pour deux, elle a juste répondu : "Je sais, chéri." "C'est la première fois que je ne lui répondais pas 'Mais non bébé, tu vas t'en sortir'", avoue-t-elle. Paul Hunter est hospitalisé en ce même mois de septembre. Il s'y éteint le 9 octobre, peu avant vingt heures.
Pour le grand public, ses fans, ses anciens rivaux, ce surdoué laisse un grand point d'interrogation. Jusqu'où serait-il allé ? "Il est difficile de ne pas penser à Paul sans une grande émotion, confiait Neal Foulds lors du dernier Masters. Tout cela n'est que théorie bien sûr, mais il serait sûrement devenu champion du monde. Il avait tout et, avec son style de jeu et son look, il était en train de faire entrer le snooker dans la modernité."
Pour ses proches, la donne est bien sûr différente. Ils ont perdu un mari, un fils, un frère. "J'aimerais que Paul sache que, même si j'avais su avant de le rencontrer tout ce par quoi nous allions passer, je le choisirais à nouveau, écrit Lindsey Hunter dans son livre. Je veux le remercier pour la vie avec lui. Pour les amis qu'il m'a donnés. Pour les souvenirs qu'il me laisse et pour tout ce qui vit encore à travers eux. Surtout, je veux le remercier pour Evie. Elle saura tout de lui."
Evie, dont l'innocence tapie derrière l'ignorance de la notion de deuil avait bouleversé tout le monde le jour des obsèques. Le chagrin viendrait bien assez tôt. Elle a grandi avec, sur sa table de nuit, une photo de ce père dont elle ne se souvient pas mais qu'elle n'oubliera jamais.
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19 octobre 2006. La petite Evie Rose Rose et sa maman, Lindsey, lors des funérailles de Paul Hunter.

Crédit: Getty Images

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