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Les Grands Récits - Wimbledon 2003 : La marche triomphale du "loser" Roger Federer

Laurent Vergne

Mis à jour 21/09/2022 à 17:34 GMT+2

LES GRANDS RÉCITS - Le 6 juillet 2003, Roger Federer coiffait à moins de 22 ans la première de ses 20 couronnes en Grand Chelem. A Wimbledon, temple du tennis qui deviendrait son royaume préféré. Un sacre relevant de l'évidence tant le talent du Suisse était grand et connu de tous. Pourtant, à force d'échecs, le scepticisme avait gagné le monde du tennis. Et si ce surdoué était un loser ?

Les Grands Récits - Roger Federer.

Crédit: Quentin Guichard

Roger Federer n'est qu'un loser. Un surdoué, peut-être, mais à force d'échecs, les doutes sont nés, bientôt transformés en certitude chez certains : il n'y arrivera jamais. Il a de l'or dans les mains, mais pas assez d'acier dans la tête. Certes, le Suisse est encore jeune. Pas encore 22 ans.
Mais depuis un an, il y a eu trop de couacs. De fiascos, même. Sur ses cinq derniers tournois du Grand Chelem, c'est la troisième fois qu'il disparaît dès le premier tour. Roland-Garros 2002. Wimbledon 2002. Roland-Garros 2003. Son dernier naufrage en date est le pire de tous. Porte d'Auteuil, il a été essoré en trois sets par Luis Horna (7-6, 6-2, 7-6).
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Mai 2003 : Roger Federer arrive à Roland-Garros avec de l'ambition. Une énorme désillusion l'attend.

Crédit: Imago

Un match affreux. 82 fautes directes. En trois sets. Le Péruvien, 88e mondial, n'a ni le talent ni les références de Federer, mais là n'est pas le problème. N'importe qui aurait pu se poster de l'autre côté du filet que le résultat eut été le même. Le principal souci de Federer, c'est Roger. "Des articles m'ont décrit comme un éternel espoir. Je l'ai assez mal vécu. Brusquement, j'ai commencé à ressentir une pression énorme", expliquera-t-il fin 2003 dans le quotidien Le Temps.
L'impatience est à la hauteur de l'attente générée par ce garçon dont le talent saute aux yeux depuis son apparition. En 1998, il n'a que 17 ans quand la chaîne de télévision suisse RTS lui consacre un reportage. On peut y voir Stéphane Oberer, l'entraîneur national suisse, évoquer son revers, "une pure merveille", son jeu "très complet, capable d'accélérer des deux côtés". "Il n'est pas seulement un espoir du tennis suisse, mais aussi un espoir pour le tennis mondial", ajoute Oberer. C'est peu dire que l'avenir lui donnera raison à long terme. Mais à la fin de ce printemps 2003, l'armée des sceptiques recrute à tour de bras.
Federer donne le sentiment d'avoir stagné depuis deux ans et l'enchaînement de ses deux quarts de finale en Grand Chelem, à Roland-Garros et surtout à Wimbledon, où son succès épique face à Pete Sampras en huitièmes a fini de placarder dans son dos l'étiquette du "Futur grand, héritier naturel de l'Américain". "Roger, qu'as-tu fait de cette victoire", a-t-on alors envie de lui hurler ? D'autant que, dans le même temps, ses comparses de la génération née au début des années 2000 avancent plus vite que lui.
Hewitt, c'était pratiquement un produit fini à 20 ans
Lleyton Hewitt, surtout. Né en 1981, comme Federer, la teigne d'Adélaïde compte déjà deux titres du Grand Chelem, deux autres au Masters et il s'est installé à la première place mondiale. Quand tout le monde débarque à Wimbledon en 2003, l'Australien n'incarne pas seulement l'avenir. Il est déjà le présent.
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A 21 ans, Lleyton Hewitt décroche son 2e titre du Grand Chelem en étrillant David Nalbandian en finale de Wimbledon en 2002.

Crédit: Getty Images

"Mais Hewitt, c'était pratiquement un produit fini à 20 ans, tempère Marc Rosset. Physiquement, c'était déjà hyper costaud. Un tennis ultra solide. Sauf qu'on ne voyait pas une énorme marge de progression. Tandis que quand vous avez un type hyper doué, mais avec plein de choses à améliorer, là, vous êtes confiant, à condition que ça bosse. Et Roger, ça bossait. Le problème, c'est qu'il est tellement facile qu'on a l'impression qu'il n'a jamais travaillé de sa vie. Vous voyez Nadal, vous vous dites : 'Putain, y a du boulot derrière'. Roger, on pense que c'est venu tout seul. Mais c'est un type qui a beaucoup bossé."
Rosset a un lien particulier avec Federer, de onze ans son cadet. Le Bâlois a 16 ans quand il le croise pour la première fois. De l'adolescent timide à l'icône planétaire, le double mètre genevois aura toujours une profonde affection pour son jeune compatriote. "Il y a le joueur de tennis et en tant que fan de tennis, forcément, j'aime Roger, nous dit-il. Mais dès la première fois que je l'ai vu, à Genève, j'ai adoré le mec. C'est plus devenu une relation d'amitié, un rapport humain. Je voulais qu'il se sente bien, s'il avait besoin de moi, j'étais là."
Auprès de lui, Marc Rosset joue le rôle du grand frère, sans jamais se prendre pour ce qu'il n'est pas. "Quand il est arrivé sur le circuit, on parlait beaucoup, mais je n'ai jamais cherché à m'immiscer dans son tennis, explique-t-il. En revanche, ce qui était bien avec Roger, et il n'a jamais changé là-dessus, c'est que c'est quelqu'un qui écoute. Ça, c'est cool avec lui. Même si vous aviez un truc pas forcément hyper sympathique à lui dire, une critique, il la prenait, il n'allait pas se vexer."
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Rosset - Federer : "Big Brother et "Rodgeur".

Crédit: Getty Images

Contrairement à beaucoup, Rosset n'a "jamais douté" de la capacité de Federer à atteindre les sommets. Même dans sa période creuse en Grand Chelem entre Wimbledon 2001 et Wimbledon 2003. Il le compare à l'époque à un "puzzle, dont toutes les pièces avaient besoin de s'imbriquer." Parmi elles, Pierre Paganini, qui va façonner physiquement le Bâlois selon Rosset : "On ne peut pas dissocier les victoires de Roger Federer de ce que lui a apporté son préparateur physique. A force de travailler son petit jeu de jambes avec Paganini, il est devenu beaucoup plus précis, notamment côté revers. Le talent plus la précision des jambes, ça a fait la différence. Pierre a eu énormément de poids."

Perdu et démuni

Restait donc à gérer ces attentes, légitimes mais pesantes. Le cas de Federer est à distinguer de celui d'un Richard Gasquet. S'il était né aux Etats-Unis, ou en France, sans doute aurait-il été davantage exposé bien plus tôt encore. "La Suisse, c'est un petit pays qui n'a pas le même rapport au tennis, donc on n'en parlait pas comme d'un Gasquet en France, qui faisait la Une des journaux et que l'on baptisait le Mozart du tennis, souligne Marc Rosset. On savait qu'on avait un jeune prometteur, ultra-talentueux. Mais on n'avait jamais eu un immense champion comme ça en Suisse, donc c'était difficile de se projeter."
En revanche, dès son apparition sur le circuit professionnel à 17 ans, Roger Federer relevait d'une forme d'évidence qui a généré de fortes attentes. Kim Clijsters peut comprendre ce qu'a vécu son illustre confrère. La Belge a gagné son premier titre sur le circuit WTA à 16 ans et joué sa première finale de Grand Chelem au lendemain de son 18e anniversaire. Mais elle devra attendre quatre années de plus pour ouvrir son palmarès majeur.
"Mais vous ne pouvez pas devenir un joueur comme Roger Federer tant que tout n'est pas en place, évoque-t-elle, reprenant à son compte la théorie du puzzle de Marc Rosset. Il faut comprendre certaines choses pour en arriver là. Il ne s'agit pas d'appuyer sur un bouton 'on' ou 'off' pour dire 'Voilà, je suis prêt, je suis professionnel.' C'est un apprentissage, un style de vie à appréhender en dehors du tennis, ne pas se laisser distraire, toutes ces choses-là."
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Lleyton Hewitt et Roger Federer en 2002. L'un est déjà au sommet, l'autre pas encore.

Crédit: Getty Images

L'impatience a l'égard de Federer a été décuplée par l'écho retentissant de sa victoire contre Sampras à Londres en 2001, qui tétanise le protégé de Peter Lundgren. Face à Luis Horna, il apparaît perdu sur l'immense Chatrier soudain trop grand pour lui. Perdu, et démuni. "Après avoir perdu le premier set, c'était comme être face à une montagne gigantesque, a-t-il témoigné. Tout à coup, je me suis rendu compte que le chemin était long. Même si je m'en sors, il faudra encore que j'aligne 18 sets pour gagner le tournoi. C'est impossible. Et au lieu d'avoir cette mentalité d'avancer point par point, tout ce que je voyais était une tâche impossible et cela m'étouffait."
Le futur vingtuple vainqueur en Grand Chelem a souvent mentionné ce match qui marque un point bas dans sa carrière. Ce fut sa dernière défaite au premier tour d'un tournoi majeur. Lors des 66 Grands Chelems qu'il disputera après ce Roland-Garros 2003, il perdra une fois au deuxième tour et deux fois au troisième, mais plus jamais d'entrée de jeu. C'est tout le paradoxe. C'est au moment où il a touché le fond qu'il s'apprête à devenir l'ogre que l'on sait, le tout sans la moindre transition. En apparence, tout du moins.

Un drame pour grandir

En réalité, le puzzle évoqué par Marc Rosset finit de se mettre en place. Roger Federer est en phase de transition à tous points de vue. La mue du joueur doit s'achever. Le diamant brut n'a pas encore fini d'être poli. En dehors du court, il devient aussi un homme et il a fallu un drame pour accélérer ce processus-là. A l'été 2002, son ancien entraîneur, Peter Carter, trouve la mort à 37 ans dans un accident de voiture en Afrique du Sud lors de sa lune de miel. Ils avaient mis fin à leur collaboration trois ans plus tôt, tout en restant très proches.
Le jeune Roger n'a pas 10 ans quand Carter le rencontre pour la première fois. Le coach australien appelle son père : "J'ai un gamin avec moi qui va faire parler de lui. Il est très prometteur." De 1991 à 1995, puis de 1997 à 1999, soit à l'aube du passage de Federer chez les pros, l'Australien va s'occuper du jeune Roger. "Il n'a pas été mon premier coach, mais il a été mon vrai coach", a expliqué le recordman des victoires en Grand Chelem il y a quelques années au quotidien The Australian. C'est lui qui va poser les fondations du jeu de Federer tel que nous le connaîtrons. Federer, encore : "Il est celui qui a eu le plus d'impact sur ma technique et sur mon style de jeu. Tactiquement, techniquement. Il a construit mon service, mon coup droit, ma volée, mon revers aussi."
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Roger Federer et Peter Carter

Crédit: Eurosport

La disparition brutale de Carter le plonge dans un désarroi profond. Marc Rosset parle d'un "traumatisme." Yves Allegro, ancien joueur suisse et ami de Federer, l'a évoqué dans le livre du journaliste du New York Times Christopher Clarey, The Master : The Long Run and Beautiful Game of Roger Federer : "Je crois que Roger est devenu un homme avec la mort de Peter. C'est plus ou moins la première fois qu'il a eu à affronter une épreuve aussi atroce. Il avait rapidement fait son trou dans le Top 100, s'était vite fait beaucoup d'argent. Sa famille était en bonne santé. Ses parents étaient ensemble (...) Il avait rencontré Mirka, là aussi, il était heureux. Puis il a perdu une des personnes les plus importantes dans sa vie."
S'il aura du mal à digérer cette perte, et si elle va contribuer à ses difficultés sur le court pendant quelques mois, la disparition de Peter Carter aura d'une certaine manière un effet bénéfique sur la carrière du jeune Federer. "Après coup, ça l'a peut-être fait mûrir indirectement, juge Marc Rosset. Il a compris qu'il fallait changer certaines choses. Il ne voulait pas être le mec pétri de talent qui ne gagne rien. Je crois que ça a agi comme un déclic. Après la mort de Peter, il était en mission." "Je ne peux pas dire que sa mort m'a fait du bien. Mais tennistiquement, ça m'a rendu plus fort, a confirmé RF. Il était dans mes pensées et je suis devenu plus fort mentalement à partir du moment où j'ai voulu gagner pour lui."
Le mec m'a fait un récital et en sortant du court, je me souviens avoir dit : 'Ah ouais, là, il est en forme'
Il n'empêche. A la sortie de son gros couac parisien contre Horna, Roger Federer demeure un mystère. Brillant, parfois génial, mais capable à tout moment de dérailler. Surtout en Grand Chelem. Il était arrivé à Roland-Garros fort d'une solide saison sur terre. "Je ne comprends pas, sa préparation avait été bonne et à l'entraînement, tout se passait bien", se lamente Peter Lundgren. Alors, même après la victoire de son protégé à Halle, où il a détruit Nicolas Kiefer en finale, dévoilant encore son effarant potentiel, le doute subsiste et l'encombrante étiquette du loser menace de lui retomber dessus.
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Roger Federer remporte le premier de ses 10 titres à Halle, juste avant de débuter son règne à Wimbledon.

Crédit: Imago

Ce titre sur le gazon allemand témoigne pourtant à la fois de la capacité de rebond du jeune Helvète, mais aussi de sa formidable polyvalence. A mi-saison, il a déjà remporté un tournoi en indoor (Marseille), un autre sur dur extérieur (Dubaï), sur terre battue (Munich) et désormais sur herbe. Un carré d'as inédit sur le circuit masculin depuis Pete Sampras en 1998. Forcément significatif.
Ce Wimbledon sera le dernier Grand Chelem de la carrière de Marc Rosset. Il n'a pas grand souvenir de son élimination dès le 1er tour contre le qualifié sud-africain Wesley Moodie. En revanche, le Genevois n'a rien oublié de ce qu'il a vécu quelques jours plus tôt : "La veille du tournoi, je me suis entraîné avec Roger. Je me suis pris une bonne branlée. C'est simple, je n'ai pas vu une balle. Le mec m'a fait un récital et en sortant du court, je me souviens avoir dit : 'Ah ouais, là, il est en forme.'"
En forme et dans un esprit commando. Il est vexé, Roger. Juan Carlos Ferrero a soulevé la Coupe des Mousquetaires à Paris. Encore un jeune qui met dans le mille. Après Safin. Après Hewitt. Et lui qui passe pour un con, celui du talent inabouti. Ras le bol. Il n'a pas voulu écouter mais il a forcément entendu les commentaires peu amènes. Alors, lui qui était plutôt disert dans les médias s'est isolé, réduisant ses interviews au strict minimum entre Roland-Garros et Wimbledon. A Londres, après avoir loué une maison de luxe l'année précédente, il se contente d'un logement plus modeste en compagnie de Mirka et Peter Lundgren.

Hewitt K.O.

Le tournoi débute le lundi 23 juin 2003 par une violente secousse. Ouvrant le bal sur le Centre Court en tant que tenant du titre, Lleyton Hewitt, tête de série numéro un, chute en quatre sets contre un illustre inconnu de 24 ans perché à 211 centimètres. Serveur diabolique, Ivo Karlovic dispute pourtant ce jour-là le tout premier match de sa carrière en Grand Chelem. La sensation est gigantesque. Jamais un vainqueur sortant de Wimbledon n'avait trébuché au premier tour.
Lorsqu'il rentre sur le court pour affronter le Coréen Lee-Hyung-Taik, Roger Federer vient d'apprendre l'élimination de Hewitt. De son côté, il l'emporte en trois sets et pousse un ouf de soulagement. Un quatrième échec d'entrée en Grand Chelem en un peu plus d'un an aurait fait tâche. Hewitt out, son tableau s'ouvre. Les deux hommes étaient supposés se retrouver en demi-finale. Mais le Suisse refuse de voir aussi loin. "Peut-être qu'avec la défaite de Lleyton, qui était le grand favori, cela laisse plus de chances à d'autres, insiste-t-il en conférence de presse. Mais je ne peux pas me permettre de penser au titre, pas plus que je ne pouvais me projeter sur la demie contre Hewitt. C'était tellement loin encore."
Cette fois, il est bien décidé à prendre match par match et même point par point. Son premier horizon ne dépasse pas les quarts de finale, où on ne l'a plus vu depuis deux ans en Grand Chelem. Il domine Stefan Koubek au deuxième tour puis Mardy Fish en 16es de finale.
Lorsque Roger Federer a annoncé son départ à la retraite, l'Américain a livré sur Twitter une confidence qui en dit long sur la manière dont était perçu le Suisse à l'époque : "Wimbledon 2003. Au troisième tour, je joue ce mec, Federer. Après ma victoire au deuxième tour, j'ai appelé un ami et je lui ai dit 'Je pense que j'ai un bon tableau maintenant. Je ne pense pas que ce gars soit si fort que ça'. J'ai été balayé et il a gagné le tournoi (rires)." Balayé, peut-être, mais Fish restera le seul joueur dans cette quinzaine à chaparder un petit set au futur numéro un mondial.
Voilà le jeune "Rodge" en seconde semaine, sans se départir de son mantra : chaque chose en son temps. "Je suis content d'avoir évité les pièges des premiers tours. Mais je ne veux pas regarder plus loin que mon prochain adversaire. Il n'y a pas de place pour autre chose dans ma tête et je ne veux pas commettre cette erreur", dit-il.

Au bord de l'abandon

Son prochain adversaire se nomme Feliciano Lopez. Ce match, Federer le remporte en trois sets (7-6, 6-4, 6-4), mais la sécheresse du score ne dit rien de ce qu'a traversé le Bâlois ce jour-là sur le court numéro 2, le champêtre mais célébrissime cimetière de Wimbledon, où de multiples champions ont bu la tasse. Federer a eu trois jours pour préparer ce match. Le premier dimanche est chômé au All England Club et ce n'est que lors du "Manic Monday" au cours duquel se tiennent tous les huitièmes de finale, que Federer revient sur le court. Tous les voyants sont au vert pour lui, jusqu'à l'échauffement, où il ressent une violente douleur au dos en frappant un service.
Quinze ans plus tard, dans une longue vidéo publiée sur Facebook où il revenait sur sa carrière, RF confiait que la rencontre contre Lopez restait le moment dont il se souvenait spontanément en pensant à cette édition 2003 de Wimbledon. "J'ai pensé : 'Mon dieu, c'est quoi ce truc ? C'était comme si on me plantait un couteau dans le dos", avait-il déjà raconté dans le livre de René Stauffer, The Roger Federer Story. Tout aurait pu s'arrêter là. Dès la fin du deuxième jeu, le Suisse retourne sur sa chaise et fait appel au kiné. Allongé sur le gazon, il se fait manipuler et badigeonner de pommade pour enrayer la douleur.
"J'ai pensé à abandonner, avoue-t-il dans le livre de Stauffer. Je me suis donné quelques jeux pour voir mais je ne pouvais presque plus bouger. Même aux changements de côté, j'avais de la peine pour m'asseoir. J'espérais un miracle, je scrutais le ciel en quête d'un gros nuage noir qui enverrait la pluie et interromprait le match." Lopez a breaké le premier et sert pour le set à 5-4. Si l'Espagnol avait remporté ce jeu, Federer aurait peut-être (sans doute ?) abandonné (rappelons qu'il n'a jamais renoncé en plein match dans sa carrière, ne serait-ce qu'une toute petite fois) et jamais gagné ce Wimbledon. Il était trop doué pour ne pas ouvrir son palmarès plus tard mais qui sait comment ce crève-cœur aurait impacté la suite de l'histoire ?
Question vaine. Il a débreaké, arraché le premier set au tie-break avant de remporter les deux suivants, malgré un break d'entrée de troisième set où il a été mené 3-0. Sorti miraculeusement vivant du cimetière du court 2, Federer apparaît exténué après la rencontre. La peur, presque la panique, plus que l'effort physique, l'a vidé de ses forces.
"Je suis épuisé avec tout ce qu'il s'est passé aujourd'hui, glisse-t-il. Il y a deux heures, je ne pensais pas venir ici en tant que vainqueur. J'ai eu beaucoup, beaucoup de chance aujourd'hui. La douleur s'est estompée petit à petit et j'ai réussi à m'en sortir." "Lopez a eu toutes les occasions du monde de gagner en trois sets, se souviendra-t-il quelques années après, toujours un peu incrédule de s'en être tiré. Heureusement pour moi, il manquait de patience et cherchait à finir vite le point, ce qui m'a aidé à gérer mes déplacements."
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Roger Federer vient de battre Feliciano Lopez et la douleur en huitième de finale.

Crédit: Getty Images

Le bal des puceaux

Tout aurait donc pu s'arrêter à cause d'un nerf coincé. Federer apprendra à vivre avec un dos récalcitrant, mais à l'été 2003, c'est la première fois qu'il passe à deux doigts de la catastrophe pour ce motif. Heureusement pour lui, quarante-huit heures de traitement à la pommade analgésique et sa douleur ne sera plus qu'un mauvais souvenir. C'eût été d'autant plus frustrant pour lui que ce tournoi est désormais indécis comme jamais. Après les éliminations en huitièmes de Juan Carlos Ferrero et, surtout, Andre Agassi, il n'y a aucun ancien vainqueur de Grand Chelem en quarts de finale. Du jamais vu depuis le début de l'ère Open trente-cinq ans plus tôt. C'est le bal des puceaux.
En fait d'ouverture, cette fin de tournoi sera verrouillée par le talent de Roger Federer, qui va éclabousser de toute sa classe enfin libérée la dernière ligne droite. Il expédie d'abord Sjeng Schalken (6-3, 6-4, 6-4, sur le court numéro 2 à nouveau, la pluie ayant fait prendre du retard au programme) pour atteindre sa première demi-finale. Il y retrouve Andy Roddick, dans le match le plus attendu de toute la quinzaine. Le Suisse s'est imposé à Halle, l'Américain au Queen's. Le premier n'a pas encore 22 ans, le second s'apprête à fêter ses 21 printemps. C'est le duel des "Young Guns" comme on disait alors, quand personne ne parlait encore de "NextGen".
On ne peut encore parler de rivalité, mais en dépit de leur jeune âge, ils se sont déjà croisés à trois reprises, pour trois victoires de Federer, comme une bande-annonce de ce que sera leur relation dans les années à venir, l'un tenant le rôle du bourreau, l'autre de la victime. Au-delà du résultat de ces trois premières confrontations, il subsiste surtout un coup de génie de Federer. C'était chez lui, à Bâle, à l'automne 2002, quand il a répondu à un smash de son adversaire par un... smash-passing long de ligne sorti d'on ne sait trop où. Roddick en était resté bouche bée. Mais il n'a pas tout vu. Ce 4 juillet 2003, jour de la fête nationale américaine, A-Rod va goûter au génie naissant de Federer jusqu'à l'écœurement.
C'est peut-être le premier chef-d'œuvre de "Rodgeur" en Grand Chelem. Bien sûr, il y avait eu la victoire contre Sampras. Mais c'était un autre registre. Cinq sets. Un duel épique. Là, il s'agit d'autre chose, d'une de ces implacables démonstrations de force (et de finesse). Un formidable cavalier seul de l'artiste. Roddick n'aura qu'une ouverture dans cette demi-finale : à 6-5 en sa faveur dans le jeu décisif du premier set, l'Américain, mini-break en poche, a un coup droit penalty à jouer qui achève sa course dans le filet. Deux points plus tard, il a perdu ce tie-break et le match avec. Derrière, il ne verra plus le jour.

Les coups qui ne s'apprennent pas

De la folle cavalcade helvétique, l'histoire a surtout retenu un point, la balle de deuxième set. Le plus long échange du match. 17 coups de raquette et, pour finir, une demi-volée de coup droit jouée dans le carré de service, savamment enroulée, à une vitesse folle. Au micro sur NBC, John McEnroe lâche un "Oh, non..." admiratif. Le public du Centre Court laisse échapper un murmure de sidération. En regagnant sa chaise, Federer, presque bluffé par sa propre insolence, ne peut s'empêcher de sourire. Ces coups-là ne s'apprennent pas.
Roddick n'en revient pas. Il reste un moment planté sur le court. Puis, en retournant s'asseoir, arbore lui aussi un sourire aux lèvres. On le voit parler, sans distinguer ses mots. L'intéressé ne s'en souvient pas avec exactitude non plus mais, selon lui, cela ressemblait à quelque chose comme : "Arrête, fous-moi la paix sinon je m'en vais." "Je ne sais pas s'il y a un autre joueur au monde capable de jouer un coup comme ça, juge-t-il après le match. Cette demi-volée, c'est presque absurde comme geste. Je pouvais juste dire : 'OK, trop fort'."
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Andy Roddick et Roger Federer après leur demi-finale de Wimbledon en 2003.

Crédit: Imago

Au fond, ce match, cette balle de set peut-être même, a scellé d'une certaine manière tout ce qui séparera les deux hommes tout au long de leurs vingt-quatre confrontations. Roddick en remportera trois, mais aucune des huit dans le cadre du Grand Chelem. Dont quatre finales. Pauvre Andy.
S'il ne sera sacré que quarante-huit heures plus tard, Federer est définitivement adoubé par le All England Club à l'issue de cette demi-finale. La foule lui réserve une standing ovation, fait rarissime après une victoire en trois sets comme celle-ci. "C'est un immense honneur", réagit le Suisse, qui ajoute : "Ça m'a touché. Aujourd'hui, j'ai joué des coups incroyables et c'est une telle satisfaction de réussir ça dans un match aussi important." La chrysalide a achevé sa mue. Tout le monde est persuadé que ce Federer-là joue trop bien pour ne pas aller au bout. Tout le monde aura raison.

L'hypersensible qui se contrôle

S'il n'entretient pas le même rapport avec Mark Philippoussis qu'avec Andy Roddick, le tarif sera à peu près le même en finale. Le grand serveur australien, tombeur notamment d'Agassi en huitièmes, n'a pas la panoplie suffisante pour battre Federer, ni même pour l'inquiéter. Comme en demi-finale, le destin de cette pièce se noue dès le premier acte. Aucune balle de break lors des douze jeux de service, puis la confiance et la maestria de celui que l'on n'appelle pas encore "Rodge", fait la différence dans le tie-break. C'est le 47e match de la saison 2003 où il remporte le premier set. Il a gagné 45 des 46 premiers. Autant dire que...
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Wimbledon, finale 2003 : Roger Federer vient de remporter le premier set. Il s'apprête à réussir le premier break du match. La messe est dite.

Crédit: Getty Images

7-6, 6-3, 7-6. Le Suisse s'est montré à peine moins brillant que l'avant-veille. Lorsque Philippoussis expédie son dernier retour de revers dans le filet, Roger Federer s'est agenouillé pour fondre en larmes. C'est une des images iconiques de sa carrière. Lors de la cérémonie protocolaire, il apparaît presque timide, mal à l'aise face à ce nouvel exercice. Il apprendra vite. Il pleure encore, beaucoup et lorsque sa voix se brise d'un dernier sanglot lorsqu'il dit "Merci à tous, c'est super", l'interview doit s'arrêter.
La force de l'habitude n'y fera rien. Cette émotion très marquée après une victoire majuscule deviendra une autre de ses marques de fabrique. "Je pleure souvent dans les moments forts, s'excuse-t-il presque. Je crois toujours que je vais arriver à me retenir mais...". "C'est un hypersensible, un hyperémotif, estime Marc Rosset. On l'a souvent vu fondre en larmes tout au long de sa carrière. C'est quelqu'un qui contrôlait ses émotions tant qu'il le fallait et une fois que le truc était fini, il y avait un lâcher-prise."
"J'aime le fait qu'il ait pleuré comme ça après des grandes victoires, des grands matches, dans ses discours, témoigne l'ancienne N°1 mondiale Kim Clijsters. Ce sont même sans doute mes souvenirs préférés de Roger Federer. Au-delà de tous les superbes moments de tennis, c'est ce côté très humain du personnage qui restera pour moi. Une façon de toucher les gens."
A 21 ans et 11 mois, Roger Federer entre dans le cercle des vainqueurs majeurs et pour son coach suédois Peter Lundgren, "il n'y avait pas de meilleur endroit pour intégrer ce cercle prestigieux. C'est l'idéal." Il est aussi temps de réaliser que, même si dans un passé récent, Kuerten, Safin, Hewitt ou Ferrero ont été plus précoces que lui, il est encore tout jeune. Il avait encore tout le temps et il allait le mettre à profit.
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Roger Federer et ses larmes.

Crédit: Getty Images

"C'est une grande joie et un immense soulagement, car il y avait de la pression de tous les côtés et j'avais l'impression de devoir sans cesse prouver des choses", avoue-t-il. Il serait exagéré de dire qu'il a pris son temps pour accéder au sommet et s'il avait remporté Wimbledon dès 2001, sa carrière n'aurait pas forcément été plus glorieuse.
"Si je prends mon exemple, nous souffle Kim Clijsters, je suis heureuse avec le recul de ne pas avoir gagné la finale contre Jennifer Capriati (Roland-Garros 2001, NDLR), parce que c'était trop tôt pour moi. Je n'aurais pas été prête à gérer la folie qui entoure une victoire comme celle-ci. Mentalement, émotionnellement, physiquement, il faut être capable d'assumer sur tous les plans. Derrière, vous êtes dans la lumière en permanence, dans tous les tournois. Je n'étais pas prête." Roger Federer était lui aussi probablement mieux armé avec deux années de plus, deux années de carrière et de vie. En 2003, le voilà fin prêt à devenir Roger Federer. "Maintenant qu'il est lancé, je pense qu'il sera dur à arrêter", prophétise ainsi John McEnroe après cette finale 2003.

Wimbledon 2003, ce point de rupture

Dans le hall du Centre Court, avant de pénétrer dans l'arène, les joueurs passent sous les célèbres mots extraits d'un poème de Kipling : "Si tu peux rencontrer l'échec et le succès et traiter ces deux imposteurs de la même manière." Un an auparavant, le jeune champion suisse disparaissait dès le premier tour ici-même, face à Mario Ancic. Six semaines avant son triomphe londonien, il connaissait le même sort à Roland-Garros. Sur le chemin vers les sommets, il a rencontré l'échec et dompté cet imposteur. Il en fera de même avec le succès, même s'il lui faudra quelques mois pour digérer son premier titre majeur, avant une prise de pouvoir incontestable début 2004.
Rarement un tournoi aura marqué à ce point un avant et un après dans l'histoire du tennis. Ce Wimbledon 2003 était le premier depuis des lustres sans Pete Sampras. Il a entériné le début de la fin pour Lleyton Hewitt. Arrivé en tant que tenant du titre, rayé du tableau dès le premier tour, l'Australien ne remportera plus jamais de titre du Grand Chelem. Le sacre du Suisse entérine donc un double passage de témoin, à la fois historique et intragénérationnel. Le loser s'apprête à devenir le patron.
L'ère Federer, bientôt celle de Federer et Nadal, puis celle de Federer, Nadal et Djokovic, va changer la donne dans des proportions inimaginables. Presque de quoi sourire en repensant à ces mots du futur recordman des titres à Wimbledon, quelques minutes après sa première finale victorieuse : "Sampras ? Il a gagné sept fois, moi je n'ai qu'un titre. Je suis tellement loin de lui."
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Roger Federer soulève le trophée de Wimbledon pour la première fois. 15 ans plus tard, il deviendra seul recordman des victoires au All England Club.

Crédit: Imago

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