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Noah, l'homme qui avait la rage au fond de lui

Rémi Bourrières

Mis à jour 19/05/2020 à 00:13 GMT+2

Yannick Noah a 60 ans aujourd'hui, dont désormais 37 passés en tant que dernier vainqueur français d'un tournoi du Grand Chelem masculin. C'était à Roland-Garros, en 1983. En gagnant moins grâce à sa technique qu'à la rage qu'il avait au fond de lui, Noah aura bousculé les croyances établies en matière de performance tennistique. Et la secousse se fait encore sentir aujourd'hui...

1983 Roland-Garros Yannick Noah

Crédit: AFP

Les amateurs de numérologie l'ont peut-être noté. La France a attendu 37 ans entre la victoire de Marcel Bernard à Roland-Garros en 1946 et celle de Yannick Noah en 1983. En 2020, cela fait également 37 ans qui se sont écoulés depuis la victoire de Yannick Noah. On ne va pas se mentir : la probabilité pour que le tennis masculin tricolore batte son "record" du plus grand espace temporel sans remporter son fleuron national est relativement forte...
A chaque édition qui passe la rengaine revient, accompagnée de son cortège d'explications plus ou moins valables. Il y en a sans doute beaucoup. Une génération moins forte par ci, un manque de réussite par là, une concurrence devenue exponentielle au fil des années... Mais ce n'est sûrement pas un hasard non plus. Si l'on ne peut refaire l'histoire, il est intéressant en revanche de décrypter celle de Noah et de comprendre, à travers celle-ci, les mécanismes qui ont pu le conduire à un succès d'une telle ampleur.
"La qualité première d'un champion, c'est l'ambition. Une ambition qui doit venir du plus profond de lui. C'est ça qui va faire la différence entre le très bon joueur de celui qui va gagner un Grand Chelem." La phrase est de Patrice Hagelauer, coach des grandes années de Yannick, qu'il a commencé à entraîner en 1977 au Sophia-Antipolis Country Club (où est désormais implantée l’académie Mouratoglou), prenant le relais de Patrice Beust qui avait passé 5 ans à polir le diamant au tennis-études de Nice. Une phrase qui paraît pleine d'évidence aujourd'hui. Mais qui ne l'était pas tant que ça à une époque où le tennis français baignait dans sa culture très forte - sans doute trop - de la technique dominante.
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Yannick Noah avec Patrice Beust et Pascal Portes lors d'un tournoi à Miami en décembre 1977

Crédit: Getty Images

"Si je jouais, c'est d'abord pour impressionner les filles"

"Moi, je n'étais pas doué. Mes coups étaient arrachés. Quand je faisais des séries de coup droit et de revers avec mes potes du sport-études, je n'en gagnais pas une, explique l'ancien joueur dans un entretien passionnant diffusé sur Echange, le podcast tennis d'Eurosport. Mais j'avais un autre talent. J'étais enragé. J'avais vraiment cette envie d'être un très bon joueur de tennis. Et ça, les deux Patrice, Beust et Hagelauer, l'avaien senti."
Reste l'éternelle question. D'où vient-elle, cette rage du champion ? A la base, c'est peut-être une histoire de gènes ou d'éducation. "Mon père était un guerrier, ma mère (basketteuse de bon niveau, Ndlr) était une guerrière. Mon fils Joakim a ça aussi. Le point commun entre Joakim, papa et moi, c'est qu'au départ, on n'est pas doués, on est plutôt outsiders. Mais on est des enragés", martèle Yannick.
Il serait tentant aussi de faire un raccourci vers son enfance à la dure, au Cameroun. Malgré le passé de footballeur professionnel du "paternel", vainqueur de la Coupe de France 1961 avec Sedan, la famille Noah ne roulait pas sur l'or. Une maison en pleine brousse, sans eau ni électricité. Des débuts au tennis en mode "système D" total, sur un terrain de boules, avec des raquettes sculptées dans des planches de bois, des chambres à air en guise de grip...
Mais l'explication de l'intéressé est un peu moins romanesque. "Moi, j'ai joué au tennis d'abord parce que je n'étais pas assez fort au foot. Ensuite, parce qu'il y avait mes potes. Et puis, surtout, pour impressionner les filles ! C'était ça, ma vraie motivation..." Elle s'enrichira un peu au fil du temps mais pas tant que ça, on va le voir.

"Je m'entraînais en "loucedé", 12 heures de plus que les autres"

Un événement a ensuite soufflé puissamment sur les braises de sa flamme intérieure : sa rencontre avec Arthur Ashe, alors qu'il était âgé d'une dizaine d'années. L'ancien grand homme et grand joueur l'avait repéré lors d'un "clinic" organisé à Yaoundé, puis convaincu Philippe Chatrier, le président de la Fédération française, de l'enrôler en sports-études. C'est lui aussi qui lui donna sa première vraie raquette, la fameuse Head Arthur Ashe, d'une valeur équivalente à deux mois de salaire de ses parents. Longtemps, peut-être même toujours, les actions de Noah furent guidées par l'inspiration du champion afro-américain. Sur le court, bien sûr, mais peut-être encore plus en dehors.
Et puis vint donc le grand départ pour Nice, l'arrachement au pays, à la famille, aux copains. A 12 ans... Inutile de dire que les premières semaines furent un peu rudes. Plus d'une fois, Yannick songea à tout quitter. Et qu'est-ce qui le sauva encore ? Une fille, pardi ! "Au club, il y avait une petite super mignonne. Là, c'était vraiment trop pour moi. J'étais hyper timide. Mais tout de suite, ça a été mon objectif. Je me disais : "un jour, Sylvie, elle va me voir. Pour cela, il faut que je me défonce." Et voilà comment je me suis mis à m'entraîner comme un taré. Pour une fille. Et puis pour oublier, aussi, parce que je me faisais chier..."
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Yannick Noah en avril 1979, à Nice

Crédit: Getty Images

"Yann'" se faisait "chier", surtout les week-ends, quand ses copains rentraient chez eux pendant que lui restait tout seul à la pension. Alors, pour tromper l'ennui, il se mit en tête de tous les dépasser. Et commença à s'entraîner en "loucedé", le week-end donc mais également en semaine, le matin quand les autres dormaient encore, ou le soir quand ils étaient déjà sous la douche. "Je comptais mes heures d'entraînement et je les comparais avec les leurs. A la fin de la semaine, ça me faisait quand même 12 heures d'entraînement en plus. J'ai avancé comme ça. Je n'avais peut-être pas le meilleur coup droit ou le meilleur revers mais sur tous les secteurs que je pouvais travailler seul, notamment le service et le physique, là oui, j'étais bon. Et à la fin, Sylvie a accepté de jouer le double mixte avec moi..."

"C'était une bête d'entraînement, une bête de match"

La rage, elle, n'a pas quitté Noah pour autant. Pas plus que sa capacité hors-norme de travail, qui frappe encore les souvenirs de Patrice Hagelauer. "Rien ne m'énervait plus que les joueurs qui me demandaient, en début de séance, combien de temps on allait s'entraîner. Yannick, en revanche, c'est moi qui était obligé de le freiner, de peur qu'il ne finisse par se blesser. Il n'avait absolument aucune limite dans l'effort. Je lui infligeais des séances de malade, j'avais presque mal pour lui. Mais lui en réclamait encore. C'était presque une forme de masochisme mais je savais que c'était sa grande force. Il voulait tout le temps faire plus, faire mieux, il me questionnait sans cesse. C'était une bête d'entraînement, une bête de match."
Une bête qui, à force de travail, finit par développer de grandes qualités tennistiques qu'il ne faudrait pas lui ôter non plus. Certes, son coup droit n'a jamais été le meilleur du circuit, son revers encore moins. "Mais son service et son smash étaient fantastiques, et il était 'impassable' à la volée", tient à rappeler "Hagel", selon qui le jeu de fond de court de son ancien poulain n'était pas si mauvais que ça. "Il n'avait pas de coups destructeurs mais des coups de remise et de construction. Son sens tactique était important, il savait très bien où mettre la balle et comment se mettre en position de monter."
Plus haut, Hagelauer parlait de l'importance fondamentale, chez le sportif, de s'approprier son projet. Sur ce plan, Noah avait donné de belles garanties, à Nice, en réclamant la possibilité d'arrêter sa scolarité, à 16 ans. "Or la formule Tennis-Etudes était claire et nette : un redoublement scolaire entraînait l'expulsion du centre. Je décroche le téléphone et je lui dis : 'Tu continues ou je te fiche dehors !', racontait dans un entretien à l'Express le DTN de l'époque, Jean-Paul Loth. Réponse de Yannick : "Je comprends, mais ce que je comprends aussi, c'est que j'ai plus envie d'être un champion qu'un bon élève. Mes parents ne sont pas d'accord, vous non plus. Mais c'est moi qui prends la décision." A 16 ans... Extérieurement, pour la forme, Loth fulminait. Intérieurement, il jubilait. Il avait compris, lui aussi.

"La gagne, c'est d'être ici et maintenant"

Un champion est quelqu'un qui, à un moment donné, est toujours emmené à s'écarter des règles établies à destination de la "masse" pour mieux s'imposer en tant qu'individu. Cela suppose une confiance en soi et une capacité à s'affranchir du regard et du jugement des autres qui, là encore, ne sont pas données à grand monde. Dans le milieu du tennis et même du sport français en général, Yannick Noah, sur ce plan, n'a peut-être pas d'égal.
Dans l'expression de lui-même, comme dans l'effort, il ne s'est jamais fixé aucune limite, aucune barrière intérieure. C'est peut-être cette qualité avant tout qui lui a permis de réussir ses plus beaux accomplissements, dans sa carrière de joueur comme dans celle de chanteur ou de capitaine. C'est peut-être aussi ce qui lui a valu quelques inimitiés. Car l'homme n'a pas de filtre, et la diplomatie n'a jamais été sa vertu première.
Certains lui ont donc reproché un côté donneur de leçons, et puis aussi le fait d'être un homme de coups, surtout de coups de gueule, plus fort pour parler que pour agir en profondeur, sur la durée. Des critiques qui se sont aiguisées lors de son troisième et dernier mandat de capitaine de Coupe Davis, entre 2016 et 2018. On lui a reproché de suivre ça de trop loin, depuis son bateau, sur lequel il aime à passer le plus clair de son temps.
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Yannick Noah en avril 1979, à Nice

Crédit: Getty Images

Et c'est vrai qu'il était loin, Yannick. Mais loin surtout dans sa tête, déconnecté d'une génération qu'il avait de plus en plus de mal à comprendre : "C'est compliqué avec les jeunes d'aujourd'hui parce qu'ils ne sont jamais vraiment là, toujours sur leur téléphone ou leur ordinateur, un peu ailleurs. Or, la base même de la gagne, c'est d'être ici et maintenant. A 100%. Tu ne peux pas être à l'entraînement à 80%. A ce niveau-là, ce n'est pas possible."

Une présence fraternelle, rassurante

Discours du passé ? A chacun son avis. Yannick Noah, lui, s'en fout un peu désormais. La terre peut s'arrêter de tourner, lui restera toujours aussi habité dans tout ce qu'il fait, dans tout ce qu'il dit. L'écouter parler de sport, parler de vie, raconter ses histoires, est à chaque fois un véritable shot d'adrénaline mêlé d'une salutaire cure de jouvence. C'est ce qui a toujours fait sa force, d'ailleurs, dans les fonctions de "coach-préparateur mental" qu'il a aussi occupées, ne l'oublions pas, au sein de l'équipe du PSG vainqueur de la Coupe des Coupes de football en 1996.
Alors certes, on l'a souvent entendu : un shot, c'est intense mais c'est court. N'empêche que... Yannick Noah a 60 ans. Il a fait le tour d'à peu près tout et il est encore là, immense figure tutélaire du sport français dont la présence charismatique, les apparitions contestataires et enflammées, ont toujours cet indicible quelque chose de fraternel, de rassurant. D'indispensable, aussi. Et d'entraînant. Plusieurs fois, lassé des critiques ou d'avoir l'impression de prêcher dans le désert, Yannick Noah a voulu quitter la scène – sportive. Il est toujours revenu, trahi par sa passion. Il a ça en lui, tout simplement. Car la rage, au fond, il l'a toujours...
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Yannick Noah le 5 juin 2019 à Paris

Crédit: Getty Images

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