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GRANDS RECITS - 6 décembre 1956, du sang dans la piscine

Laurent Vergne

Mis à jour 24/09/2021 à 13:50 GMT+2

LES GRANDS RECITS – Au mois de novembre 1956, l'URSS déploie une force de frappe hallucinante pour réprimer dans le sang l'insurrection populaire de Budapest. Le 6 décembre, le sang va à nouveau couler, dans la piscine olympique de Melbourne cette fois, lorsque Hongrois et Soviétiques s'affrontent en water-polo.

Ervin Zador.

Crédit: Eurosport

La photo a fait le tour du monde. Une des images les plus fortes et les plus célèbres de l'histoire des Jeux olympiques. Elle peut trôner sur ce podium-là, aux côtés des poings dressés et gantés de noir de Tommie Smith et John Carlos dans le ciel de Mexico ou du tableau d'affichage de Montréal en panique devant la révolution Comaneci. Sur ce cliché, un visage, un peu hagard, et un long et large filet de sang partant du coin de l'œil droit pour ne plus s'arrêter. Image figée depuis le 6 décembre 1956 dans la légende olympique, l'Histoire du sport, l'Histoire tout court.
Ce visage et ce regard amochés, d'une étonnante douceur tranchant avec la violence du contexte, appartiennent à Ervin Zador. A 21 ans, le jeune Hongrois va devenir le symbole de cette équipe de surdoués en passe de décrocher l'or en water-polo dans ces Jeux de Melbourne, mais dont l'engagement dépasse de très loin le cadre du sport.
Métaphoriquement, ce sang est celui de tout un peuple épris d'émancipation et de liberté, velléités que l'Armée rouge est, au même moment, en train d'étouffer de manière brutale. Politique et sport font rarement bon ménage. Géopolitique et olympisme pas davantage. Mais par une double onde de choc résonnant d'un bout à l'autre de la planète, ils vont se percuter en cette fin d'année 1956.
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Ervin Zador, l'air un peu hagard...

Crédit: Getty Images

"Les Soviétiques ont oublié de faire une chose : rentrer chez eux"

Le 23 octobre, Budapest se soulève. Mouvement initié, comme souvent, par la jeunesse. 22 000 étudiants défilent dans les rues. La foule gonfle et, à 19 heures, ce sont 200 000 personnes qui manifestent devant le Parlement pour réclamer des réformes démocratiques. Dès ce premier soir, l'AVH, la police politique du régime, ouvre le feu. Premières d'une interminable série de victimes.
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la Hongrie est entrée dans le giron des états-satellites de l'Union soviétique, le libérateur de 1945 devenu oppresseur. A l'occupation nazie s'est substituée une autre forme de tyrannie avec la mise en place du régime du parti unique dès 1947.
"Oui, nous avons été libérés de cette dévastatrice, dictatoriale, extrémiste et horrible créature appelée nazisme, mais dans le même temps, beaucoup de gens ont été 'libérés' de leurs biens, de leurs droits et de leurs vies, rappelle le sociologue hongrois Karoly Nagy dans le documentaire Freedom's Fury, co-produit en 2006 par un certain Quentin Tarantino. Les Soviétiques ont oublié de faire une chose : rentrer chez eux. Ils appelaient ça la démocratie populaire mais chaque mot était un mensonge. Ce n'était pas le peuple et ce n'était pas la démocratie."
Comme dans toutes les dictatures du bloc de l'Est naît une société de la crainte et de la paranoïa. "Tout le monde avait fini par avoir peur de tout le monde, rappelle Ervin Zador. Car vous ne saviez pas si votre voisin, ou même votre meilleur ami, n'avait pas été contraint de travailler pour le régime ou de lui donner des informations."
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2011 : Un mémorial près de la tombe d'Imre Nagy, à Budapest.

Crédit: Getty Images

Espoir en trompe-l'œil

La mort de Staline, en 1953, et l'arrivée au poste de Premier ministre du réformateur Imre Nagy, offrent une bouffée d'oxygène aux Hongrois. Pendant deux ans. Après quoi Nagy, démis de ses fonctions, verra ses principales mesures d'assouplissement du régime supprimées. C'est dans ce contexte qu'éclate l'insurrection d'octobre 1956. Octobre rouge, celui du sang et de l'armée du même nom.
Les Hongrois traversent alors des journées de frénésie et de confusion mêlées d'espoir. Le 24 octobre, le gouvernement tombe. Imre Nagy est rappelé au pouvoir pour apaiser la situation. Nous sommes à 28 jours de l'ouverture des Jeux olympiques. La situation reste tendue jusqu’au 28 octobre. Budapest entre ensuite dans un intermède plus calme, marqué par le retrait des troupes soviétiques, lesquelles viennent se poster en dehors de la capitale.
Jusqu'au 3 novembre, les combats cessent. A tort, les insurgés pensent alors avoir gagné la partie. Profitant du détournement des yeux de la communauté internationale, focalisée dans le même temps sur l'autre crise géopolitique majeure, celle du canal de Suez, qui éclate au même moment, Moscou prépare sa réplique, cinglante et sanglante.
Dans la nuit du 3 au 4 novembre, l'Armée Rouge pénètre dans Budapest avec 17 divisions blindées. 200 000 hommes ont été mobilisés. Une puissance de feu sidérante au vu de la "menace". En quelques heures, la révolution est écrasée, même si les combats vont se prolonger plusieurs semaines. Environ 2 600 Hongrois périssent, parmi lesquels de nombreux civils. Les troupes soviétiques déplorent, elles, un peu plus de 700 morts.
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Novembre 1956 : Budapest en ruines après l'intervention des chars soviétiques.

Crédit: Getty Images

La gifle à la Ventura de maman Zador

Les membres de l'équipe nationale de water-polo sont regroupés pour un stage préparatoire à une vingtaine de kilomètres de Budapest, sur les hauteurs. De là, ils ont entendu les coups de feu et aperçu des nappes de fumée monter de la capitale. Leur départ pour l'Australie est prévu pour le 6 novembre. Ervin Zador prend alors une décision folle : dans la nuit du 4 au 5, il décide de quitter le camp d'entraînement. "Je ne savais pas si mes parents étaient encore en vie, explique-t-il dans Freedom's Fury. Nous n'avions que des bribes d'informations et, souvent, elles étaient contradictoires. Alors j'ai décidé de rentrer chez moi. J'avais très peur, j'étais même terrifié, mais j'ai marché, marché."
Les balles sifflent, les chars canonnent, mais il finit par atteindre le 6e arrondissement de Budapest et le 60 Rue Aradi, où habitent ses parents. Ils vont bien, eux aussi. Mais l'accueil n'est pas celui qu'escomptait Zador. En le voyant arriver, sa mère, Joséphine, lui colle une gifle à la Lino Ventura. "Idiot, pourquoi as-tu pris un tel risque ?", lui lance-t-elle. "Maman, je devais venir, je risque de ne pas rentrer avant longtemps". Il ne croit pas si bien dire.
Après avoir effectué le chemin inverse, soit plus de 40 kilomètres au total aller-retour, le jeune Zador rejoint ses coéquipiers. Le cœur un peu plus léger. Les autres n'ont pas cette chance. "Comment vont mes parents ?", s'interroge dans son journal Istvan Hevesi à la date du 7 novembre, alors que l'équipe est en transit en Tchécoslovaquie sur la "route" de Melbourne. Nous partons pour les Jeux olympiques, mais tout cela semble avoir perdu de sa beauté, de son importance, à cause de ce qui arrive à la maison." Pourtant, l'Australie, tous en rêvent depuis des mois.

Une équipe d'artistes

Le water-polo, en Hongrie, incarne à la fois une tradition populaire et d'excellence. Tradition née dès les années 30 et qui perdure aujourd'hui encore au XXIe siècle. Avec l'escrime, et particulièrement le sabre, c'est l'autre grande école du sport magyar. Dans aucun autre pays cette discipline ne tient une place aussi importante. "Chez nous, confiait en 2008 Miklos Martin, un des membres de l'équipe de 1956, le water-polo est le deuxième sport le plus populaire et le plus important, juste derrière le football."
Depuis les Jeux de 1928 à Amsterdam, la Hongrie a toujours décroché l'or ou l'argent olympique. Sacrée en 1932 et 1936, elle a reconquis le titre à Helsinki en 1952. Quatre ans plus tard, elle brigue donc un nouveau doublé et personne ne doute de sa capacité à y parvenir.
L'immense majorité de l'équipe tenante du titre a rempilé. Miklos Martin, Gyorgy Karpati, Istvan Szivos, Antal Bolvari, le maître tacticien Kalman Markovits, alias "Le Professeur", et, surtout, Dezso Gyarmati. Souvent considéré comme le plus grand joueur de l'histoire du water-polo, ce génial gaucher est alors au sommet de son art à 29 ans. Pour Martin, "la plupart des membres de cette équipe n'étaient pas seulement des grands joueurs, ils étaient aussi des artistes absolus et le plus grand de tous était Gyarmati". En cela, la Hongrie du water-polo ressemble de près dans ces années 50 à sa cousine footballistique, celle de Puskas, Kocsis ou Czibor.
A cette scintillante brochette sont venues se greffer quelques jeunes pousses. Parmi elles, le gardien à l'envergure phénoménale, Otto Boros, d'ores et déjà le meilleur cerbère de la planète, ou Ervin Zador. Le gamin de la bande, né en 1935. "A 12 ans, raconte-t-il, je marchais le long de la piscine olympique et j'ai vu le nom des champions olympiques gravés sur une immense plaque. Je me suis dit 'un jour, moi aussi j'aurai mon nom ici.'"
L'ambition enfantine se doublera ensuite d'une autre forme de motivation : "Plus tard, j'ai compris que le water-polo serait ma seule chance de sortir de Hongrie, de découvrir autre chose. Seuls les grands champions ou les artistes reconnus avaient cette opportunité." Zador effleure la sélection avant sa 20e bougie. Non sans mal. Au milieu des stars, Ervin, issu d'un petit club, peine à se faire accepter. Mais lorsqu'arrivent les Jeux de Melbourne, il est devenu à son tour incontournable.

Enjeu philosophique et affaire personnelle

Après leur périple, ce n'est qu'en arrivant aux Antipodes que les membres de la délégation hongroise découvrent l'ampleur du drame qui s'est noué dans leur pays. Miklos Martin, que tout le monde appelle "Nick", est le seul à lire et parler l'anglais. A Melbourne, il sert de traducteur au reste de l'équipe. Les 5 000 civils tués. La répression permanente. Les arrestations. Le 22 novembre, jour de la cérémonie d'ouverture, Imre Nagy est arrêté par le KGB. Incarcéré, il sera exécuté un an et demi plus tard au terme d'un simulacre de procès.
Horrifiés, les athlètes hongrois décident de retirer leur drapeau frappé du symbole communiste pour hisser une bannière "Hongrie libre". La centaine d'athlètes qui compose la délégation magyare aborde les compétitions sans savoir le sort réservé à leurs familles, à leurs amis.
C'est dans ces conditions, pour le moins pénibles, que la sélection de water-polo débute son tournoi. La tête ailleurs, la bande à Zador possède néanmoins une marge si importante sur la concurrence qu'elle avance sans heurts. Lors de la première phase, la Hongrie écrase la Grande-Bretagne (6-1) puis les Etats-Unis (6-2). Il n'y a pas de matches à élimination directe à Melbourne. Le titre et les médailles sont décernés à l'issue d'une seconde phase de poules entre les six meilleures équipes. Le champion sortant y balaie encore l'Italie (4-0) et l'Allemagne sur le même score.
En tête du groupe, les Hongrois sont maintenant à deux matches du sacre. S'ils battent l'URSS, il leur restera une rencontre pour l'or, contre la Yougoslavie. L'enjeu du duel face aux Soviétiques se suffit toutefois à lui-même. Il n'est pas ici question que de victoires ou de médailles, mais de fierté et de conscience. Un enjeu presque philosophique. Et une affaire personnelle. Avant ce choc du 6 décembre 1956, le CIO peine à masquer son inquiétude. Elle sera justifiée.

La stratégie de la provocation

"Les matches face à l'URSS étaient traditionnellement tendus. Mais à Melbourne, c'était une autre dimension. Nous ne jouions pas seulement pour nous, mais pour nos frères, pour nos familles qui souffraient au pays. Il nous fallait absolument gagner l'or et punir les Russes", se souvenait Zador en 1996. Face à eux, ils ne voient pas sept joueurs, comme eux, mais "ces salauds qui avaient mis notre pays à feu et à sang et massacraient les nôtres", résume Markovits.
Avant chaque rencontre, les arbitres réunissent les deux capitaines pour un petit briefing. Traditionnellement, il se conclut par une poignée de mains. Cette fois, elle n'aura pas lieu. Les supporters hongrois, nombreux dans les tribunes, trouvent des alliés de circonstance, le public australien prenant fait et cause pour eux. L'hymne soviétique, couvert par les sifflets, est à peine audible. La rencontre débute dans un climat délétère.
Sportivement, la confrontation ne présente qu'un attrait limité. La supériorité hongroise, incontestable, tue tout suspense. A deux minutes de la fin, les Magyars, dont la défense de zone étouffe les Soviétiques, mènent 4-0, avec deux buts de Zador. Mais l'évolution du score est éclipsée par les coups. Ils pleuvent. Des deux côtés. Au-dessus et en-dessous de l'eau.
Les Hongrois ne sont pas les derniers à jouer la carte de la provocation. C'était même une stratégie bien réfléchie, comme l'avouera Zador à la BBC en 2011 : "L'idée, c'était 'si on les énerve, ils commenceront à vouloir se battre. Et s'ils pensent à se battre plutôt qu'à jouer, ils rateront leur match. Et s'ils ratent leur match, nous le gagnerons.' On leur disait 'espèces de salauds, vous tuez nos frères, vous bombardez notre pays.' Ils nous traitaient de traitres. Les coups pleuvaient. C'était incroyablement violent."
Le public en rajoute, à coups de "go home", adressés aux joueurs soviétiques et de "Budapest ! Budapest !". Les arbitres ne maîtrisent plus rien. La piscine est devenue une cocotte-minute. Elle va exploser pour de bon à moins d'une minute de la fin.
J'ai entendu un grand 'crac' et j'ai commencé à voir des étoiles partout
Toute la partie, Antal Bolvari a été le chien de garde de Valentin Prokopov. A l'approche du dénouement, il cède ce rôle à Ervin Zador. "Pas de problème, je m'occupe de lui". En réalité, c'est surtout Prokopov qui va s'occuper de Zador.
Un coup de sifflet retentit. Le jeune Hongrois a tourné la tête un instant vers l'arbitre pour contester la décision. Il n'aurait pas dû. Il n'a pas le temps de voir Prokopov surgir de l'eau droit comme un I. Avec le revers de sa main droite fermée, il lui assène un violent coup de poing qui transpire la colère et la frustration. Dans son dos, Zador a "senti" que quelque chose se tramait : "Quand je me suis retourné, j'ai juste eu le temps de le voir, le bras tendu, et ce bras qui arrive sur mon visage. Alors j'ai compris que j'avais commis une grave erreur. J'ai entendu un grand 'crac' et j'ai commencé à voir des étoiles partout."
Si Zador est devenu la cible, ce n'est pas un hasard. Il avait 10 ans en 1945. Il a largement grandi dans le système éducatif communiste et a très vite appris le russe, qu'il parlait mieux et depuis plus longtemps que la plupart de ses coéquipiers. Le "privilège" de sa jeunesse. A la différence des autres, quand il chambre, insulte et provoque les joueurs soviétiques, c'est donc dans leur langue maternelle. Zador avouera d'ailleurs avoir évoqué "la maman" de Prokopov, peu avant de se faire frapper.
Le sang coule dans le bassin, teintant le bleu chloré d'un rouge brunâtre. Un simple filet, d'abord, puis une guirlande, perceptible depuis les tribunes. Des supporters hongrois descendent alors et menacent directement des membres de l'équipe soviétique. La scène est surréaliste. Le match est interrompu avant son terme. "Si la police australienne n'avait pas été aussi bien préparée, je ne sais pas comment tout cela se serait terminé", confie Gyorgy Karpati dans le documentaire Freedom's Fury. Il faut une escorte de police pour ramener les Soviétiques jusqu'à leur vestiaire et éviter le lynchage collectif. Déchaînée, la foule se "contentera" de jeter des objets divers sur Prokopov et les siens.
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L'oeil salement amoché, Ervin Zador ne jouera pas le match pour l'or.

Crédit: Getty Images

Zador, symbole malgré lui

Pendant ce temps, Zador, est sorti de la piscine, le visage en sang. L'image immortalise cette folie, où le sport et l'esprit olympique ont volé en éclats devant les pesanteurs du contexte politique. Dès le lendemain, elle sera à la Une des journaux un peu partout à travers le monde. Ce Hongrie - URSS, pour le meilleur ou pour le pire, s'ancre d'emblée dans l'Histoire du sport et des Jeux.
Zador se transforme malgré lui en symbole de la répression. Mais quand il tente de retrouver ses esprits au bord du bassin, la tête et une partie du torse rougis par son propre sang, il apparaît loin de ces considérations. "A cet instant, avouera-t-il plus tard, je ne pensais pas à la postérité. Je m'en foutais. Je me demandais simplement si j'allais être en état de jouer le match suivant."
Une crainte justifiée. Le lendemain, l'œil complètement fermé, il ne pourra tenir sa place lors de l'ultime rencontre, celle du titre, face à la Yougoslavie. "J'ai tout essayé, dira-t-il. Je suis allé voir le coach, les médecins. Je m'en foutais, qu'on m'arrache l'œil, qu'on me mette un énorme bandeau dessus, je voulais jouer à tout prix. Mais personne n'a rien voulu savoir." C'est en tenue de ville que celui qui est devenu en une photo le héros de tout un peuple monte sur le podium, au milieu de ses partenaires, qui le portent en triomphe après une dernière victoire contre la Yougoslavie (2-1). Zador se met alors à trembler de tout son corps, avant de fondre en larmes.
L'émotion des derniers jours et celle de la victoire y sont pour quelque chose. Mais s'il craque à cet instant, c'est parce que Zador sait qu'à 21 ans, il ne retournera pas chez lui. L'onde de choc provoquée par la tragédie de leur pays frappe de plein fouet les Hongrois à la fin des Jeux. L'équipe, en tant qu'entité, redevient une somme d'individus, tous confrontés au choix d'une vie : rentrer ou ne pas rentrer.
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Les joueurs hongrois viennent de recevoir leur médaille d'or. Tous, en sortant de la piscine, sont en peignoire. Sauf Ervin Zador, en tenue de ville...

Crédit: Getty Images

Quand Sports Illustrated œuvre pour l'exfiltration

Les Etats-Unis seront la terre d'accueil de nombreux fuyards de Melbourne. Pour les épauler dans leur quête, le tout jeune magazine Sports Illustrated, fondé deux ans plus tôt, va jouer un rôle non négligeable. L'épouse d'un de ses journalistes, Whitney Tower, est d'origine magyare et issue de l'ex-famille royale hongroise. Le beau-père de Tower, Anthony Szapari, installé à New York, n'est autre que l'un des fondateurs de la fédération des sports hongrois. C'est lui qui souffle à son gendre l'idée d'une exfiltration massive.
Dès avant les Jeux, Tower entame la rédaction d'un memo qu'il actualise chaque jour. Il ne couvre pas ces Jeux, mais son point d'appui à Melbourne est André Laguerre, journaliste à SI lui aussi et futur rédacteur en chef du journal. Ancien chef de presse du Général de Gaulle et éminent spécialiste des questions internationales (Winston Churchill en personne l'avait qualifié de "plus fin connaisseur de la géopolitique du Royaume-Uni"), Laguerre oeuvre discrètement. Il transmet au fur et à mesure à Tower les noms des athlètes hongrois ne souhaitant pas rentrer au pays. Tous sont affublés d'un alias, par souci de discrétion. Après tout, la Guerre Froide bat son plein. Laszlo Tabori, le recordman du monde du 1 500m, devient ainsi Len Turner. Gyorgy Karpati, lui, est rebaptisé George Kramer.
Dans un article publié le 17 décembre 1956 dans Sports Illustrated, Laguerre parlera d'une "responsabilité morale" vis-à-vis de ces jeunes hommes et de ces jeunes femmes. Au total, 34 sportifs de la délégation hongroise de Melbourne vont émigrer aux Etats-Unis, arrivant par bateau à San Francisco jusqu'à la fin du mois de décembre. 44 autres obtiennent l'asile politique en Australie.

Un sacrifice mais pas de regrets

Un choix douloureux, quel qu'il soit. Certains, comme Ervin Zador, ont pris leur décision très tôt. Avant même de quitter Budapest pour l'Australie, il était déterminé à ne pas rentrer. Pour d'autres, tout s'est parfois joué à la dernière minute. Les gymnastes hongroises décrochent l'or par équipes dans l'épreuve des finales par appareil, le 7 décembre, jour de la cérémonie de clôture. Descendues du podium, elles doivent trancher leur avenir en une poignée de secondes.
Au-delà de la déchirure personnelle, au plan sportif, Ervin Zador va payer un lourd tribut. Son départ aux Etats-Unis l'oblige à mettre un terme à sa carrière. Un sacrifice immense. "Je lui ai conseillé de rentrer au pays, expliquait Nick Martin en 2006. Il avait 21 ans et je pense qu'il serait devenu le plus grand joueur de tous les temps." "Il aurait pu devenir une immense star pendant de nombreuses années. La plupart d'entre nous étions en fin de carrière. Le plus grand sacrifice, c'est Ervin qui l'a fait", renchérit Laszlo Jenei, un des deux gardiens de but de cette équipe de légende.
S'il a pu ressentir un manque en pensant à ce qu'il avait perdu, Ervin Zador a pourtant toujours assuré ne jamais avoir eu le moindre regret. Ou plutôt un seul : être entré dans la légende pour de mauvaises raisons. "J'aurais tellement aimé que l'on se souvienne de moi comme d'un des meilleurs joueurs du monde, pas comme le gars qui s'est fait frapper par un Soviétique", confiait-il en 2006 pour le 50e anniversaire du "Bain de sang de Melbourne." Etabli à San Francisco, il n'a plus quitté "The City by the Bay"'.
L'ancienne idole exercera divers métiers avant de trouver son bonheur comme professeur de natation. Beaucoup de parents ayant vent de son histoire personnelle iront lui confier leurs bambins dans les bassins. Parmi eux, Mr and Mrs Spitz, le papa et la maman du jeune Mark, dont Zador sera le coach, une dizaine d'années avant qu'il ne rafle sept médailles d'or à Munich. Le water-polo, sport inexistant à l'époque aux Etats-Unis, restera en revanche attaché à sa vie d'avant. Jusqu'à un bonheur par procuration. En 1999, sa fille, Christine, qui avait suivi ses pas dans la piscine ballon en main, inscrira le but du titre NCAA pour USC lors de la finale universitaire contre Stanford.
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Ervin Zador en 2006 à côté de son fameux "portrait" de Melbourne.

Crédit: Getty Images

Agnes Keleti, l'exemplaire

Le temps a estompé sa cicatrice, même si, tout en se faisant plus discrète, elle n'a jamais totalement disparu sous son œil droit. Il a aussi apaisé les colères de l'automne 1956. Dans Freedom's Fury, Zador se montrait même compréhensif envers les joueurs soviétiques. Ils n'étaient évidemment pas les vrais ennemis, même s'il lui a fallu des années pour l'admettre : "Les joueurs de cette équipe étaient victimes des circonstances, autant que nous." Un avis partagé par Deszo Gyarmati : "Ce n'était pas aussi terrible que les médias ont pu le laisser croire. Les Soviétiques ont été traités de 'barbares' après la rencontre. Ils s'étaient comportés comme des barbares d'une autre façon, en Hongrie, et avaient terni leur image, mais pas dans ce match."
Ervin Zador aurait aimé prendre un tel recul dans le feu de l'action. Que la grandeur d'âme soit plus forte que la haine, et suivre l'exemple d'Agnes Keleti. La gymnaste hongroise a été la reine de ces Jeux de 1956 avec six médailles et quatre titres. Sur le podium, entourée de ses deux rivales soviétiques, Keleti se tourne vers Larissa Latynina, lui sourit et lui prend la main. Morte d'inquiétude, elle était pourtant sans nouvelles de sa mère et de sa soeur depuis des semaines. Mais Keleti, au prix d'une formidable force de caractère, n'avait pas voulu mélanger les genres et tenir ses rivales sportives pour responsables des atrocités d'un conflit politique et d'une répression armée.
Agnes Keleti a reconstruit sa vie, elle aussi. En Australie, brièvement, avant de migrer en Israël dès 1957. A bientôt 100 ans, elle est la plus vieille championne olympique en vie. Ervin Zador, lui, est mort en 2012. Le XXIe siècle a fini de décimer un à un les héros de l'équipe de 1956, jusqu'au dernier de la bande, Gyorgy Karpati, disparu le 17 juin dernier. Le temps les a emportés. Sans pouvoir atténuer la force de cette histoire, de ces histoires.
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