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L’Espagne se réinventera, comme toujours

Romain Molina

Mis à jour 14/07/2016 à 12:46 GMT+2

EURO 2016 - Historiquement connue comme une équipe robuste et adepte des longs ballons, la sélection espagnole s’est transformée au fil des décennies pour devenir cette équipe maître de la conservation et du contrôle de la balle. Après deux déconvenues au Mondial et à l’Euro, l’heure est néanmoins venue pour quelques modifications.

Iniesta training

Crédit: Eurosport

"Nous ne sommes plus les meilleurs." Au lendemain de l’élimination à l’Euro, la couverture de Marca sonnait juste ; il faut une première à tout. AS était plus sobre, évoquant une "fin de cycle". Si Del Bosque était évidemment visé, il en allait de même pour ce qui avait fait de l’Espagne – ou du Barça diront les Culés - le modèle à suivre : forte conservation de balle, redoublement de passes courtes et pressing haut. Mais sans le jeu sans ballon de David Villa, le contrôle du tempo de Xavi ou la justesse de Xabi Alonso, les efforts d’Iniesta ou Silva étaient inutiles.
Si certains définissaient cette équipe comme celle du tiki-taka, un terme honni par de nombreux coachs espagnols - "cela ne veut rien dire à part si on veut en faire un slogan. Mais alors on parle de publicitaires, pas d’entraîneurs", dixit Unai Emery -, il s’agissait plus simplement de l’époque de la Roja, en opposition à la Furia qui a construit l’essence et les bases du football espagnol.

Le pistolet du sélectionneur et un séjour en prison

Si les premières traces du football en Espagne sont apparues sous l’impulsion de travailleurs anglo-écossais en Andalousie dans les années 1870 (1), c’est le Pays Basque qui a eu le plus d’emprise et d’influence sur le ballon rond à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Outre les quatre clubs membres de la première Liga officielle de 1929 (Irun, Arenas, Athletic Bilbao, Real Sociedad), les Basques représentaient 13 des 19 joueurs du groupe sélectionné pour les Jeux Olympiques d’Anvers en 1920.
Obtenant à la surprise générale la médaille d’argent grâce à la disqualification de la Tchécoslovaquie en finale (2), ce sont eux qui ont mythifié la Furia, un terme employé originellement dans un journal néerlandais après la victoire des Espagnols contre les Pays-Bas pour la seconde place ; le journaliste compara leur jeu à la cruauté de la bataille du "sac d’Anvers" en 1576, aussi connue comme "la furie d’Anvers", où une mutinerie des soldats espagnols coûta la vie à 20 000 locaux. Bravoure, courage, densité physique et longs ballons : le jeu était rustique, comme la plupart des gabarits basques.
Le sélectionneur, Paco Bru, un Madrilène ayant joué au Barça, n’était pas en reste dans la métaphore de la Furia puisqu’il était connu pour être également arbitre. La légende raconte qu’il avait l’habitude de porter un étui de revolver lorsqu’il officiait car il "voulait être tranquille…" Un autre temps, où les blagues entre coéquipiers ne s’arrêtaient pas à une photo compromettante mais à un séjour en prison.
Sur le train du retour, les joueurs dérobèrent la valise de Ricardo Zamora, considéré comme le meilleur gardien du monde à l’époque, pour placer de l’alcool et des cigarettes de contrebande, deux de ses péchés préférés. En passant la frontière pyrénéenne, la police française se saisit de la cargaison et arrêta Zamora. Il passa la nuit en cellule avant que les autorités espagnoles n’intervinrent en jouant la carte du canular pour celui qui fut l’une des stars des Jeux Olympiques.
Cet esprit revêche et dur au mal caractérisa le jeu espagnol jusqu’au Franquisme, qui utilisa la sélection comme étendard de son idéologie : virilité, force, sacrifice, combat. Des termes guerriers qui allaient parfaitement à José Villalonga, militaire de formation (lieutenant-colonel) sélectionneur de 1962 à 1966 et vainqueur du premier trophée de l’Espagne avec l’Euro 1964 à domicile.

La Movida madrileña comme étape intermédiaire entre Furia et Roja

"La furie espagnole est enfin revenue. La victoire a démontré au monde que la Furia est invincible quand elle jouit de la passion, l’agressivité, le courage et la virilité." Les mots d’Arriba, le journal officiel du franquisme fondé par José Antonio Primo de Rivera (sa fiche Wikipedia pour ceux ne le connaissant pas), ne trompaient pas. Le sacre de 64 contre l’URSS fut l’exaltation de la puissance physique espagnole contre le communisme soviétique dont avait horreur le Généralisme.
Cette finale, remportée 2-1 au Bernabeu, reste l’un des matchs les plus politiques de l’histoire où les murmures les plus fous se racontent par dizaines. "Un membre officiel de la Phalange (le parti de Franco), un anti-communiste fanatique depuis la Guerre Civile complotait secrètement pour droguer les joueurs russes, un plan auquel Franco a opposé un véto en fin de compte", relate l’excellent écrivain anglo-espagnol Jimmy Burns dans "La Roja : a journey through Spanish Football".
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La joie des joueurs de l'Espagne en finale de l'Euro 1964

Crédit: Imago

Cependant, la fameuse Furia ne fit plus recette après 1964. Ironiquement, Villalonga avait déclaré qu’il "faudrait attendre 44 ans" avant que l’Espagne ne gagne de nouveau. Si son expertise tactique était discutable, ses prévisions ne l’étaient pas avec le sacre à l’Euro… 2008, dans un style totalement différent.
Bien sûr, la révolution de l’identité de jeu ne s’est pas opérée en une nuit. L’influence de joueurs et managers étrangers, notamment Cruyff, a été prépondérante, comme la Movida, un mouvement culturel des années 80 particulièrement présent à Madrid après la mort de Franco : musique (Glutamato Ye-Yé, Kaka de Luxe), cinéma (Fernando Trueba, Pedro Almodovar), littérature (le phénomène des fanzines) et football avec Butragueño et ses comparses formés au Real : la fameuse Quinta del Buitre (3). Un surnom d’ailleurs transformé parfois en Quinta de los Machos par le robuste attaquant mexicain Hugo Sanchez, au plus grand plaisir de quelques nostalgiques et des Ultras Sur.

L’individualisme des années 2000 est à bannir

Cette vague créatrice et cet appel de libertés créèrent des profils différents, souvent excentriques, voire marginaux : Gaizka Mendieta, Guti ou Joaquin pour en citer quelques-uns. Talentueuse, la sélection a cependant été victime de crises d’ego, de blessures, d’identité de jeu indéfinissable et de tensions durant les années 90 et 2000.
L’exemple le plus frappant concerne Raul, dont la mise à l’écart par Aragones avait coupé le pays en deux ; à croire qu’il faut toujours choisir un camp en Espagne. Personne ne peut remettre en cause le talent et le professionnalisme de l’ancien capitaine, mais son attitude cristallisait certaines rancœurs. Lors de la Coupe du Monde 2006, El Pais relatait qu’il s’était empressé d’alerter le coach à la suite d'une permission de minuit non respectée par Pepe Reina et David Villa. Pas de chance pour Raul, les deux loustics avaient prévenu la fédération de leur léger retard tandis qu’Aragones n’était pas homme à qui forcer la main…
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Raul sur le banc de l'Espagne lors de la Coupe du monde 2006

Crédit: Panoramic

L’épisode peut paraître anecdotique mais il symbolise une époque de frustration et de guerres internes, comme ce qu’a pu connaître la Roja ces derniers temps : le mal-être de Pedro, le départ des sages (Xavi et Puyol) ayant assaini le vestiaire ou l’attitude néfaste d’un ancien pacificateur comme Casillas ; les mauvaises langues diront qu’il était à la bonne école avec Raul.
Néanmoins, ces turbulences découlaient d’un manque de résultats, d’une frustration vue durant les qualifications à l’Euro où l’Espagne s’était cherchée, en vain. Del Bosque avait bien pensé à rajouter un peu de Furia avec Aduriz, mais sans effet. Son successeur devra aller plus loin, pas forcément à un retour aux basiques, mais à redéfinir une identité de jeu plus globalement. Après tout, c’est l’essence même de cette sélection qui a évolué au fil de l’histoire et de la culture du pays. Prendre conscience que les temps changent évitera peut-être d’attendre à nouveau 44 ans pour regagner un titre…
(1) La toute première fois que le mot « football » a été utilisé remonte au 2 novembre 1870 dans le journal « El Progreso » de Jerez de la Frontera. La pratique a été répandue ensuite dans la province voisine de Huelva – toujours en Andalousie – dans les mines du Rio Tinto (composée majoritairement d’Anglais) et de Tharsis (d’Ecossais).
(2) S’estimant lésée par l’arbitrage, la Tchécoslovaquie avait abandonné la partie face à la Belgique. Cela donna un tournoi de repêchage auquel les Français n’ont pas pris part car ils étaient rentrés au pays. Avec ces forfaits, les Espagnols en ont profité et remporté la médaille d’argent.
(3) Buitre signifie vautour. Michel, Manolo Sanchis, Miguel Pardeza et Rafael Martin Vazquez complétaient ce quintet.
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