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Il y a le cyclisme, et il y a le Tour des Flandres

Eurosport
ParEurosport

Mis à jour 29/03/2023 à 20:24 GMT+2

Le Tour des Flandres, alias le "Ronde Van Vlaanderen", est bien plus qu'une course cycliste : un élément du patrimoine local. Avant de savourer l'édition 2023 dimanche, redécouvrez le Long Format que nous lui avions consacré en 2020. Une plongée au coeur de ce Monument. Sa ferveur, ses légendes, ses héros.

Le Tour des Flandres, un monument du cyclisme

Crédit: Eurosport

  • Long format réalisé par Christophe GAUDOT, Laurent VERGNE et Benoît VITTEK
  • Eléments visuels : Quentin GUICHARD
La Belgique est LE pays du cyclisme. Plus que tout autre sport, il y est roi. La popularité de ses champions, mais aussi de ses courses, demeure incomparable. Une passion encore plus exacerbée dans la partie flamande du pays. Au sommet de cette passionnelle pyramide trône le Tour des Flandres. Cet évènement qui ne ressemble à aucun autre, de par la nature de son parcours ou l'énormité de l'engouement qui l'entoure.
Grammont, Koppenberg, Museeuw, Magni, Boonen, le drapeau jaune frappé du lion noir, les pavés, la sueur, la douleur, vous retrouverez tout ceci. La gloire, aussi. Celle des plus grands triomphateurs du "Ronde", même si elle n'égalera jamais celle de ce Monument qu'ils ont tous servi depuis plus d'un siècle maintenant. Bienvenue dans les Flandres.
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Le Tour des Flandres

Crédit: Eurosport

La fête "nationale"

"Ze zijn daar!" Ils sont là ! Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il tonne, rien ne retiendra plus les foules pressées sur les bords des routes du Tour des Flandres. Les coureurs sont en vue et il s’agit de les escorter dignement dans leur procession mouvementée sur les routes du mythe flandrien.
Des drapeaux de toutes tailles flottent au-dessus des têtes blondes. Beaucoup sont frappés d'un lion noir sur fond jaune (le Vlaamse Leeuw, "Lion des Flandres"), les autres portent des inscriptions à la gloire des champions élevés sur ces terres rugueuses. À Audenarde, Geraardsbergen ou au bord des départementales et routes communales, la clameur est irrépressible. Ça sent la bière, le grand air, la passion partagée de génération en génération. Bref, ça pue le vélo, le pur, le dur.
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La foule, massive, compacte et passionnée, les drapeaux jaune et noir... Bienvenue au Tour des Flandres.

Crédit: Getty Images

Cri de ralliement des foules enthousiastes, "ze zijn daar!" résonne des milliers de fois à chaque édition du Ronde. Sous le soleil ou la pluie d’avril, on compte un million de spectateurs, pressés sur les bas-côtés pour guetter l'horizon et encourager les champions qui s’échinent sur les monts et secteurs pavés flandriens. Ajoutez-y 75% des parts d’audience à la télévision et vous couvrez l’essentiel des six millions et demi d’habitants de la région, tous mobilisés autour de leur course. Et même plus qu’une course, la plus grande fête populaire de la Flandre et peut-être du cyclisme mondial.
Au pied du Berendries (une côte de 900 mètres à 7% de moyenne), Frederik Backaert a grandi dans cette atmosphère. "Il y a toujours du monde à la maison le dimanche du Ronde, parce que la course passe à côté de chez nous", sourit le Belge de B&B Hotels-Vital Concept, incarnation moderne de la figure du Flandrien. La ferme de ses parents se trouve "à côté de l’église de Michelbeke. On allait toujours voir la course au pied du Berendries avec ma famille, des amis. Dans mes premiers souvenirs, j’ai peut-être 5 ans… En fait, je ne me souviens pas des premières fois, avant ça, j’étais trop petit. Et quand j’étais plus grand, à partir de 15-16 ans, on allait voir la course à plusieurs endroits avec des amis."
La journée du jeune Frederik tourne entièrement autour du Ronde : "On regardait à la télé, on sortait pour voir les coureurs et on retournait devant le poste. Et après la course, on la regardait encore une fois le soir." À 30 ans, le coureur Backaert vit désormais cet enthousiasme au cœur de l’événement. "Il y a le cyclisme, et il y a le Ronde, résume-t-il. Beaucoup de gens qui ne te demandent jamais ce que tu fais, cette semaine-là ils te demandent : 'Alors, tu fais le Ronde ?'"
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Photo prise au Berendries jeudi dernier. Il sera aussi vide dimanche, jour où la foule aurait dû se masser comme chaque premier dimanche d'avril.

Crédit: Getty Images

Interdit de se rater à domicile !
Au passage du Berendries, Frederik Backaert vit "un truc extra. Tout le monde de Michelbeke est là ! Tu veux vraiment être bien." Pour l’enfant du pays, pas question de décevoir des supporters aussi investis. En cinq participations, il a toujours au moins rallié l’arrivée (son meilleur résultat est une 38e place en 2018). "Même si tu n’en peux plus, il faut finir", explique-t-il. C’est une question d’honneur : "Un DNF sur le Tour des Flandres… Si tu dis ça à la maison…" Ça ne s’assume pas pour un Flandrien !
Tous les foyers flamands sont à la même enseigne, comme chez Oliver Naesen (AG2R-La Mondiale) : "Mes premiers souvenirs, ce sont des dimanches dans le fauteuil, du matin à la fin d’après-midi, du départ à l’arrivée avec des gâteaux et tout. Des bons petits dimanches."
Ces dimanches, paisibles dans les canapés et tonitruants au bord des routes, sont le sommet d’une passion bien visible pendant les semaines qui précèdent le Ronde. Tout commence un mois et demi plus tôt, avec le week-end d’ouverture belge (lui-même précédé par des débats intenses sur la préparation hivernale des coureurs du cru). "Tous les gens sont là pour voir le Het Nieuwsblad mais ils ont déjà le Ronde en tête", raconte Jacky Durand, vainqueur du Tour des Flandres en 1992 et amoureux fou de cette épreuve qu’il commente chaque année sur Eurosport.
Qu'importent le Tour Down Under, les épreuves latines ou arabes, Tirreno-Adriatico ou Paris-Nice, le public flamand vient vibrer pour ses champions, venus éprouver leur résistance sur ces routes si particulières. C'est le début d'une extraordinaire montée en pression sportive, médiatique et populaire jusqu'au Ronde, un crescendo sans équivalent dans le paysage français. "En Flandre, tout le monde parle de ça, il y a des éditions spéciales dans tous les journaux, la télévision, observe de près Philippe Gilbert. Ils filment la cyclosportive la veille en live."
Né à Verviers, Gilbert a grandi en voisin poli mais distant des classiques flamandes. À 1 km de chez lui, ce sont les pentes de la Redoute qui se dressaient devant le jeune Wallon plein de rêves. Le superbe puncheur a affronté cette côte des dizaines et des dizaines de fois jusqu’à remporter Liège-Bastogne-Liège (en 2011), l’autre Monument belge. "La première fois que j’ai roulé sur les monts flandriens, j’avais 17 ans, raconte-t-il 20 ans plus tard. J’étais dans une équipe flamande et tous les samedis, je devais aller là-bas. Je me tapais 160 kilomètres en voiture, je partais à 6h du matin. Ensuite on faisait une sortie de 5 heures et je rentrais le soir."
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Philippe Gilbert, objet de toutes les attentions quelques minutes avant le départ du Tour des Flandres 2012.

Crédit: Getty Images

"Ce n’est pas cette course qui me faisait rêver, reconnaît Gilbert. J’ai appris à aimer le Tour des Flandres." Prince des Ardennes (il a également remporté la Flèche wallonne), maître absolu du Cauberg dans le Limbourg néerlandais (4 victoires dans l’Amstel Gold Race et les Mondiaux en 2012), Gilbert a rejoint la grande école Quick-Step en 2017 pour dompter les pavés. En remportant le Ronde quelques mois plus tard, maillot de champion de Belgique sur les épaules, il est devenu le deuxième Wallon à côtoyer les Van Steenbergen, Van Looy et autre Godefroot au palmarès, trente ans après Claudy Criquielion.
Le Tour des Flandres est donc une affaire belge, mais surtout une affaire flamande, profondément liée à l’identité et à la fierté régionales. La Flandre est une terre en souffrance lorsque le journal Sportwereld organise la première édition du Ronde en mai 1913. Co-fondateur de ce quotidien sportif, Karel Wijnendale veut évidemment profiter de l’épreuve pour assurer la promotion du journal (à l'instar de L’Auto, qui avait lancé le Tour de France en 1903, ou de La Gazzetta dello Sport avec le Giro d’Italia en 1909), mais il développe d'autres ambitions que la simple publicité.
Le sport, et plus particulièrement le cyclisme, doit soutenir une identité flamande méprisée par la Wallonie toute puissante. La presse, explique-t-il, permet également d’apporter l’alphabétisation dans les foyers alors que l’instruction n’est pas encore obligatoire et que de nombreux enfants travaillent. Lui-même est allé à l’école jusqu’à ses 14 ans avant d’aider son beau-père dans les champs. À 20 ans, il s’est essayé à une petite carrière cycliste, sans résultats probants. "J’arrivais quand les primes étaient déjà réparties", racontera-t-il. Il deviendra alors un pionnier de la presse cycliste, un ambassadeur extraordinaire du Ronde et une figure tutélaire du cyclisme belge et européen pendant des décennies.
Briek Schotte
C’est sous son impulsion visionnaire qu’on élève depuis un siècle des "Flandriens", cette race à part de coursiers nés et célébrés sur les terres rugueuses du Nord de la Belgique. L'"Homme de fer" Briek Schotte, double vainqueur du Tour des Flandres en 1942 et 1948, était surnommé en son temps "le dernier des Flandriens". "Nous, les Flamands, sommes faits d’un bois spécial", disait cet impressionnant gaillard, décédé le 4 avril 2004, un jour de Ronde.
Son contemporain Jaak Veltman, écrivain et journaliste sportif, étayait dans ses textes :
Un Flandrien est le fils des petites gens de la terre, qui mange sa bouillie avec un morceau de beurre et du lard qui grésille sur une table nue dans une cuisine austère, une statue du Christ suspendue au-dessus de son visage ridé. Il est toujours aussi proche de la terre qu'avant et est resté étroitement lié à la nature. (…) Le Flandrien a une implacable résistance physique et nerveuse, une insensibilité presque physique à la fatigue, une persévérance inépuisable et une résolution sombre face à l’adversité.
Le dernier des Flandriens
Les hommages rendus à la mort de Briek Schotte dessinent le portrait d’un Flamand pur sucre. Pour Le Soir, "il souffrait sur sa machine qu'il martyrisait, son style déhanché faisait parfois peine à voir. Mais il possédait un courage hors du commun." Ce fils de fermier flamand ne comprend pas le Français à ses débuts professionnels. Convoqué devant la Ligue nationale du cyclisme parce qu’il est accusé de s’être accroché à une moto en course, "Schotte nie les faits mais il ne comprend surtout pas ce qu'on lui raconte. Il écope d'une suspension de six mois sans avoir pu se défendre dans sa langue natale." La suspension sera levée mais elle illustre le fossé qui a pu séparer Flamands et Wallons.
Depuis, la vie des étoiles flamandes du peloton s'est adoucie mais le Flandrien garde une aura à part. À tout moment, il peut martyriser ses adversaires. Il est celui qui tire le meilleur parti des pièges de la route et de sa vaillance intrinsèque.
On trouve encore quelques cyclistes-paysans dans le peloton, des hommes aguerris sur les pavés et dans les champs, à l’image de Frederik Backaert ou encore Yves Lampaert (Deceuninck-Quick Step), lui aussi fils de fermier. "C’est une vie plus dure que celle de cycliste, assure Backaert. Tu ne peux pas appuyer sur le bouton pause, tu es fermier 24 heures sur 24. Une journée sur le Tour des Flandres est plus dure qu’une journée à la ferme. Mais le Tour des Flandres, ce n'est qu’une fois dans l’année..."
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Brakel. C'est ici que Robbie McEwen s'est installé. Il y avait même son club de supporters. On le voit ici en 2003 avec Tim De Waele.

Crédit: Getty Images

Professionnel depuis 2014, le Flamand aide toujours ses parents et son oncle dans leur exploitation d'une centaine d'hectares tout en vivant ses rêves cyclistes. "Il y avait une course de VTT sur le Berendries pour les jeunes du coin", se souvient-il en replongeant dans ses premières amours cyclistes, après la médaille d’argent aux Jeux olympiques de Sydney de Filip Meiraeghe, un enfant de la ville de Gand, à 30 km de chez les Backaert. "À 15 ans, j’ai commencé sur route, avec une équipe de Brakel. Et c’est devenu ma vie."
Avec ses 15 000 habitants, Brakel est un haut lieu du cyclisme flamand traversé par de nombreuses courses. L’Australien Robbie McEwen s’y est installé lorsqu’il est devenu professionnel en 1996. "Chez nous, Peter Van Petegem (NDLR : vainqueur du Ronde en 1999 et 2003) était super populaire parce qu’il habitait à Brakel", poursuit Backaert. Et Johan Museeuw, l’autre grande figure flandrienne de cette époque, triple vainqueur du Ronde et habitant de Gistel, à moins de 100 km ? "Museeuw était aussi un grand champion mais Van Petegem était le régional de l’étape."
Entre la Flandre-Orientale et la Flandre-Occidentale, à chacun ses chapelles et ses saints. Mais tous les Flamands partagent la communion du Tour des Flandres. L'histoire du Ronde, longue de plus d’un siècle, et ses héros caractéristiques en font la "Vlaanderens Mooiste" ("la plus belle des Flandres"). Celle pour laquelle tous se pressent au bord des routes. "Ze zijn daar!"
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Tour des Flandres : La passion à l'état pur.

Crédit: Getty Images

Les légendes du Ronde

Sept, six, cinq et quatre. Ce ne sont pas les chiffres du loto, plutôt les nombres de victoires des recordmen de succès sur les quatre autres Monuments. Eddy Merckx sur Milan-Sanremo (7) et à Liège (5), Fausto Coppi au Tour de Lombardie (6) et enfin Roger De Vlaeminck et Tom Boonen sur Paris-Roubaix (4).
Le "Ronde" et ses six triples vainqueurs font donc figure d'exception. Le Ronde ne se donne pas facilement et y avoir gagné trois fois est déjà un authentique exploit. Buysse, Magni, Leman, Museeuw, Boonen et Cancellara doivent être salués à ce titre. A divers degrés, pour diverses raisons, ils ont tous marqué l'histoire du Ronde. Certains plus que d'autres, évidemment...
Depuis le XIIIe siècle, les Flamands utilisent le lion comme emblème. Pour un coureur cycliste, être élevé à ce titre est une consécration. Deux seulement dans l'histoire séculaire du "Ronde" ont accédé à ce privilège : Johan Museeuw évidemment, l'enfant du pays mais aussi Fiorenzo Magni, le seul à l'avoir remporté trois fois de suite (1949, 1950 et 1951). Ce n'est pas un hasard si le Toscan est allé s'aventurer en Belgique, dans des terres que les Italiens fréquentaient assez peu.
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Fiorenzo Magni en 1951.

Crédit: Getty Images

C'est un journaliste de Tuttosport qui a attribué à Magni ce surnom de "Lion des Flandres". La région ne lui en a pas tenu rigueur puisqu'après son premier succès en 1949, il était devenu, comme tous les vainqueurs, un personnage qui compte. "J'aime ce surnom. Non seulement pour le lion, mais aussi pour les Flandres". Magni aimait le Tour des Flandres et celui-ci le lui rendait bien. Coureur tenace, on en veut pour preuve son Giro 1956 achevé avec une terrible blessure à l'épaule, le "troisième homme" comme le désignait l'Italie de Coppi et Bartali, était devenu une icône en Belgique où son nom sera à jamais associé à l'autre "Lion des Flandres", Johan Museeuw. Peut-être le coureur qui représente le mieux le "Ronde".
Henri Suter, le Suisse venu embêter les Belges
Avant de trouver sa place, le Tour des Flandres se disputait en même temps que… Milan-Sanremo. Cette anomalie a été corrigée après la Seconde Guerre mondiale mais elle explique, en partie, pourquoi les Belges ont trusté 97% des victoires sur les 32 premières éditions. Pourquoi pas 100% ? Parce qu'un Suisse, Henri Suter, a été assez fort pour s'imposer dans les Flandres à l'heure où y faire un podium était déjà un exploit pour un non-belge. Entre 1913 et 1948, Jean Brunier, Francis Pélissier, César Bogaert et Louis Thiétard et donc Henri Suter sont les seuls étrangers à être montés sur la boîte.
Museeuw, c'est avant tout un style, une gueule. Un visage taillé à la serpe, des épaules prêtes à arracher le guidon et ce regard que l'on devine, même derrière ses lunettes, dur. L'archétype du flandrien, dur au mal. Le triplé, entre 1993 et 1995 lui a échappé pour... sept millimètres. A la limite dans le Mur de Grammont, Gianni Bugno a tenu bon et c'est lui qui domine Museeuw, pourtant excellent sprinteur, dans le final à quatre avec Ballerini et Tchmil. "Douleur des Flandres" titre le lendemain la presse belge.
Mais Museeuw n'est pas homme à se laisser abattre. En 1995 et en 1998, c'est seul qu'il se présente sur la ligne à Meerbeke. Encore le meilleur moyen de ne pas se faire coiffer pour moins d'un centimètre. En 1998, sa victoire est totale. A Brakel, à 30 kilomètres de l'arrivée que Museeuw s'est isolé, pour de bon. Avant le Mur de Grammont, avant le Bosberg. "C'est encore plus fort que ce que moi je pouvais faire, observait à l'époque Merckx. Johan était le favori du Ronde. Du début à la fin de la course, il a assumé ce statut, décidant de l'issue de la journée où et quand il l'a voulu." Après sa carrière, des soupçons de dopage sont venus ternir sa réputation. Pas sa côte d'amour auprès du public flamand.
Contrairement à bien d'autres courses, la Seconde Guerre mondiale n'a pas arrêté le Tour des Flandres. On l'a d'ailleurs reproché aux organisateurs. Ces années-là sont celles d'un homme, Achiel Buysse, victorieux en 1940, 1941 et 1943. Le grand malheur de Buysse c'est que ses victoires sont moins valorisées que celles des autres triple vainqueurs.
Pourquoi ? A cause de la guerre et d'une concurrence moindre. Triple lauréat lui aussi, Eric Leman n'a pas la flamboyance d'un Cancellara, l'aura d'un Boonen ou d'un Museeuw et encore moins l'histoire d'un Magni. Ce qu'il a pour lui c'est un caractère tenace et une pointe de vitesse supérieure à celle de 90% du peloton des années 1970. Deux armes dont il va se servir à merveille dans le Tour des Flandres. Jamais, Leman ne s'est imposé en solitaire sur le Ronde puisque en 1970, 1972 et en 1973 c'est en réglant un petit groupe qu'il décroche ses 3 succès.
Derrière la Belgique, l'Italie est le deuxième pays à avoir remporté le plus de fois le Tour des Flandres (11). Pourtant, à l'orée des années 90, la Botte n'a pas encore décroché la moitié de ses succès. Magni a fait le travail, Dino Zandegu, a apporté sa pierre à l'édifice en 1967 mais depuis plus rien. Et l'Italie va se réveiller. Entre 1990 et 2007, six coureurs transalpins différents vont lever les bras en Flandres. Sur la même période, seule la Belgique fait mieux (9 succès mais avec… cinq coureurs).
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2007 : Alessandro Ballan règle Leif Hoste au sprint et entre dans la légende du Ronde.

Crédit: Getty Images

D'Argentin en 1990 à Ballan en 2007, l'Italie va prouver un vrai savoir-faire sur les côtes pavées. Dans des styles très différents. Dans un petit groupe comme Argentin, Bugno, Bortolami et Ballan ou en solitaire comme Bartoli et Tafi. Pour Michele Bartoli, le symbole est magnifique, lui le spécialiste des Ardennaises (2 Liège, 1 Flèche et 1 Amstel) s'est extirpé sur les pentes du Mur de Grammont.
Tafi de son côté s'est joué des deux dieux belges de l'époque, Museeuw et Van Petegem, en anticipant le sprint en démarrant dans les longues lignes droites qui précédaient l'entrée dans Meerbeke. Deuxième, Museeuw n'avait que ses yeux pour pleurer : son rêve de quatrième succès s'envolait. Plus jamais il ne montera sur le podium de sa course.
Cette année-là, en 2002, un certain Tom Boonen, 21 ans, participe à son premier Tour des Flandres sous les couleurs de la tristement célèbre US Postal. Une semaine plus tard, il terminera 3e de Paris-Roubaix, annonçant là le glorieux destin qui l'attendait.
D'un an son cadet, Fabian Cancellara dû attendre une année de plus pour découvrir les monts flandriens et quelques-unes de plus pour y briller. On ne s'improvise pas vainqueur du Tour des Flandres. Boonen-Cancellara, c'est le duel du XXIe siècle sur les Flandriennes. Six Tour des Flandres et sept Paris-Roubaix à eux deux. Un duel qui a éclipsé la concurrence. Pourquoi ? Parce que nous avons là affaire à deux des plus grands flandriens de l'histoire.
"Impressionnant", "Une première qui en annonce d'autres", "Un champion au-dessus du lot". En 2005, Tom Boonen n'a pas seulement remporté le Ronde. Il l'a écrasé après avoir contré… Peter Van Petegem à dix kilomètres de l'arrivée. En 2006, c'est Boonen, plus sûr de lui que jamais avec le maillot de champion du monde sur le dos, qui assure le service après-vente. "J'ai fait ce que je devais et ce que je voulais faire et personne n'a pu m'en empêcher. C'était limpide en effet", sourit Tommeke avant d'ajouter : "c'est le problème avec moi. Même si vous essayez de me suivre, vous ne pouvez courir que pour la deuxième place." Boonen n'a pas d'adversaire. Pas encore.
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2005 : Tom Boonen arrose de champagne Andreas Klier, son dauphin.

Crédit: Getty Images

Et Merckx dans tout ça ?
Eddy Merckx a mis du temps avant d'apprivoiser le Tour des Flandres. Déjà vainqueur à Sanremo et à Roubaix, le "Cannibale" a dû attendre sa 4e participation, une éternité pour lui, pour l'emporter. Mais de quelle manière ! Parti seul à 70 kilomètres de l'arrivée, Merckx a repoussé Gimondi à 5 minutes et 36 secondes, le plus gros écart enregistré dans l'après-guerre. Cette année-là, Merckx devenait le deuxième homme à faire le doublé Ronde-Tour de France après Louison Bobet. Un autre succès allait suivre en 1975, ce qui lui permettait de devenir et de rester le seul cycliste vainqueur de chaque Monument au moins deux fois.
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Boonen - Cancellara, la grande rivalité du XXIe siècle.

Crédit: Getty Images

Présent chaque année entre 2003 et 2009, Cancellara apprend, de son côté, patiemment. "Au Ronde, il n'y a pas seulement le pavé, pas seulement les monts pavés, il y aussi a les virages et les petites routes", nous a-t-il expliqué pour faire comprendre que l'apprentissage est long. Une fois ce processus achevé, "Spartacus" allait se montrer intraitable. C'est bien simple, à partir de 2009, seule une chute en 2012 l'empêcherait de terminer sur le podium.
Le premier succès du Suisse sur le Tour des Flandres est le plus mémorable. Car, curiosité de l'histoire, si Boonen et Cancellara sont les deux plus grands flandriens de notre siècle, sur les monts flamands, ils se sont souvent évités. Pas en 2010. Cette année-là, Boonen était au-dessus du lot. Mais Cancellara était au-dessus de Boonen.
Comme Museeuw 25 ans plus tôt, le Suisse fait le tempo dans la traversée de Geraardsbergen. Boonen tente le bluff en passant devant avant le passage à 20% du Mur de Grammont, moment choisi par Cancellara pour le déposer. La puissance, la brutalité de cette attaque a laissé le Belge sur place et fait planer un soupçon sur l'utilisation d'un moteur. "Cancellara m'a-t-il volé le Ronde grâce à un moteur ?, se demandait son rival en 2018. Oui... mais ce n'est pas à moi de le dire !" De quoi relancer une polémique alors vieille de près de dix ans. A part Cancellara, ils sont peu nombreux à pouvoir se targuer de connaître la vérité.
Quand "Spartacus" décrochera ses deux autres succès, Boonen n'est plus celui qu'il a été. Et quand ce dernier enlève son troisième Ronde en 2012, Cancellara a été éliminé sur chute. La plus belle rivalité flandrienne du XXIe siècle aurait mérité d'autres épisodes.
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Les légendes du Ronde

Crédit: Eurosport

Le Tour des Flandres, passion sans frontières

Heinrich Haussler a grandi à plus de 15 000 kilomètres des monts flamands. Mais lui aussi a vécu ses plus belles journées dans ces plaines agricoles. L’Australien, né à Inverell avant de rejoindre l’Allemagne à l’adolescence, est un Flandrien d’adoption, un de ces étrangers qui sont tombés amoureux dingues du Ronde et ont su apprivoiser ses pièges. Le "Racing Kangaroo" partait pourtant de très loin avant d’y accumuler douze participations (2e en 2009)…
"Honnêtement, je ne connaissais pas vraiment ces courses", raconte-t-il avec un franc sourire, conscient de son extraordinaire inconscience de l’époque. Quand on le branche aujourd’hui sur ces épreuves, les anecdotes fusent naturellement :
Pour ma première année pro, en 2005 (NDLR : à 21 ans, avec l’équipe Gerolsteiner), je ne devais pas faire les classiques mais un coureur de l’équipe est tombé malade. Ils m’ont appelé : ‘Écoute, Heino, puisque tu fais le Circuit de la Sarthe, tu peux venir et courir les Flandres.’ Je n’avais jamais fait une course comme ça. Je me disais : ’Si on fait 240, 260 km, je ferais mieux de prendre de la musique parce que ça risque d’être chiant !’ Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait. J’ai pris mon petit lecteur mp3, je l’ai mis dans ma poche et j’écoutais de la musique pendant la course.
Au milieu des années 2000, le jeune Haussler écoute Britney Spears et les Backstreet Boys. Il finit 89e de son premier Ronde et enchaîne avec le Circuit de la Sarthe et Paris-Roubaix. "Là, j’ai suivi une attaque de Thor Hushovd, et on allait sprinter pour la 6e place, je crois, mais sur le Carrefour [de l’Arbre], je suis arrivé trop vite dans un virage et je suis tombé, se souvient-il. En gros, j’ai pleuré jusqu’à la ligne, j’étais tellement déçu."
Le jeune Allemand, 26e sur le vélodrome de Roubaix, est marqué dans son âme et dans sa chair par ces courses si spéciales. "C’est comme ça que tout a commencé, résume-t-il. Les classiques du Nord, particulièrement dans les Flandres, c’est ma vie."
Heinrich Haussler
La longue quête de Terpstra
Niki Terpstra (Total-Direct Energie) a longtemps couru après un succès dans le Tour des Flandres. "Toute ma carrière !", abonde le Néerlandais, qui s’est finalement imposé à Merbeeke en 2018. "Je regardais ces courses à la télévision quand j’étais petit, et ça avait l’air héroïque", explique le coureur de 35 ans. Lui-même se met rapidement à la hauteur de l’événement : "Ma première, en 2008, s’est très bien passée. J’étais dans le groupe de tête sur le Muur. Il y avait Boonen, Nuyens, Flecha, forcément Cancellara, Ballan et Langeveld aussi… Les poils ! Je vivais un rêve." Terpstra a ensuite multiplié les places d’honneur avant de s’imposer en solitaire à 33 ans. "C’est évidemment ma plus grande victoire", assure celui qui a également remporté Paris-Roubaix, en 2014.
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Niki Terpstra lors de sa victoire en 2018.

Crédit: Getty Images

Une relation passionnée commence nécessairement par une première rencontre marquante. Les témoins que nous convoquons ici ont grandi loin des routes flandriennes. Tous ont été marqués par la foule qui se presse au départ du Ronde, organisé à Anvers depuis 2017 après une vingtaine d’années à Bruges.
Heinrich Haussler : "Peu importe le nombre de fois où vous l’avez fait, c’est toujours la même chose, la chair de poule. En tant que spectateur, ou quelqu’un d’extérieur, un amateur… Je ne pense pas que tu puisses ressentir cette expérience. Quand tu arrives sur cette immense place pour la signature avant la course, il y a des milliers et des milliers et des milliers de personnes."
Jacky Durand (7 participations, vainqueur en 1992) : "J'ai connu le départ à Saint-Nicolas, puis à Bruges. Il y avait une certaine magie du départ de Bruges. La petite Venise, c'était fort, très particulier. Mais où que ce soit, il n'y a pas une autre course au monde où tu as autant de monde au départ. Peu importe la météo, même s'il fait un temps dégueulasse, ils sont là, tous là. C'est unique. Tu vas au départ de Paris-Roubaix à Compiègne, c'est triste à mourir. Le Tour des Flandres est un évènement à part entière, c'est un folklore."
Imanol Erviti (15 participations, 7e en 2016) : "Je garde un souvenir incroyable de ma première. La ferveur des gens, le monde qu’il y avait à Bruges… C’est là que tu te rends compte que c’est plus qu’une course. C’est la passion de tout un pays, tu te retrouves au coeur du cyclisme belge."
William Bonnet (7 participations, 10e en 2010) : "C'est la référence des classiques. C'est sûr qu'en tant que Français, tu penses à Paris-Roubaix pour les classiques flamandes. Mais une fois que tu as goûté au Tour des Flandres, la ferveur qu'il y a, au départ notamment, même s'ils ont changé le lieu de départ récemment, c'est quelque chose d'unique. Le bruit dans les monts, la ferveur des spectateurs, tout ça, tu ne le retrouves pas ailleurs. En plus, tu sais que ce sont des connaisseurs. Dans les Flandres, le vélo, c'est le sport numéro un. C'est rare, quand même. Paris-Roubaix, tu n'as pas ça."
Il n’est pas bien difficile de tomber amoureux de la plus belle des Flandres. L’apprivoiser est une toute autre histoire. En 2019, le novice Mathieu van der Poel a émerveillé par l’impression de facilité laissée sur les monts flandriens, jusqu’à finir 4e. Mais le prodige néerlandais a de sérieux atouts : ses compatriotes ont trouvé dix fois la voie du succès dans la Flandre voisine (après les 69 triomphes belges, seuls les Italiens font mieux, vainqueurs à 11 reprises) ; son père Adri van der Poel s’y est lui-même imposé, en 1986… Et MVDP est un talent incomparable au commun des cyclistes.
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Mathieu van der Poel, futur grand du Ronde ?

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À Audenarde, parole aux étrangers
En 2012, Tom Boonen signait son troisième et dernier succès dans le Ronde, pour la première arrivée à Audenarde après plus de trois décennies de course en direction de Meerbeke. Depuis, aucun Flamand n’a remporté le Ronde (et un seul Belge s’est imposé, le Wallon Philippe Gilbert en 2017), ce qui correspond a la plus longue disette des coureurs locaux dans l’histoire de leur épreuve. Sur 103 éditions, 69 ont été remportées par un Belge. Jusqu’au triplé de l’Italien Fiorenzo Magni entre 1949 et 1951, seul le Suisse Henri Suter avait trouvé une ouverture (en 1923) pendant que les locaux accumulaient 32 succès. Depuis, sept autres nations sont apparues au palmarès du Ronde : les Pays-Bas, la France, la Grande-Bretagne, le Danemark, l’Allemagne, la Norvège et la Slovaquie.
Imanol Erviti est au contraire un besogneux du peloton. Depuis ses débuts professionnels, en 2005, sa carrière suit quelques lignes directrices essentielles. Il est l’homme d’une équipe (Movistar, dans la continuité de Caisse d’Épargne) et d’un leader, Alejandro Valverde. Aussi, il n’a jamais manqué le Tour des Flandres et Paris-Roubaix, au point de faire désormais partie du top 5 des coureurs avec le plus grand nombre de participations sur le Ronde, au même niveau qu’un Tom Boonen.
Erviti est un navarrais, comme Miguel Indurain, qui ne s’est jamais aligné sur le Tour des Flandres. Sa seule expérience sur les pavés de la Roubaix n’a clairement pas séduit le quintuple vainqueur du Tour de France : "Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Avec un tel froid et tous ces cailloux… Je ne reviens pas." Champion hors catégorie, Indurain a fait l’impasse sur ces rendez-vous. Mais c’est un luxe que tous ses compatriotes ne peuvent pas se permettre.
"On n’avait pas une grande culture des classiques du Nord, se souvient Erviti. Je les suivais à la télévision mais je ne me rendais pas compte de ce que c’était." Quand son équipe espagnole le jette sur les routes du Ronde en 2005, il est "complètement perdu. Avant ça, j’avais peut-être fait 250 mètres de pavés devant l’église…"
Pour le jeune Espagnol, "c’était de la survie. J’étais avec un jeune Allemand de l'équipe et il avait une carte routière, pour qu’on se repère jusqu’à l’arrivée ! Un autre coureur, qui connaissait bien le coin, a réussi à couper pour aller à l’arrivée sans faire tout le parcours. Je ne peux pas dire qui c’est, on parle d’un champion, avec une réputation à protéger !"
La maîtrise du terrain offre des privilèges enviables. Année après année, Erviti revient inlassablement et se forge une trempe de Flandrien. "Il m’a fallu beaucoup d’années d’apprentissage, peut-être neuf ou dix, décrit-il. "Savoir ce qui vient, où sont les dangers, comprendre quand la course se joue et comment… C’était vraiment difficile pour moi. En ajoutant le Volk ou l’E3, j’avais peut-être cinq jours de course dans ces conditions pour apprendre. Ensuite, retour à la maison et il fallait attendre un an de plus. Par rapport à ceux qui vivent et grandissent sur ces routes…"
Le vétéran espagnol connaît finalement son extase en 2016, à sa 12e participation. "J’étais dans l’échappée et j’en ai énormément profité, savoure-t-il encore. J’étais devant, avec moins de pression, et ce cran de tension en moins te permet de lever la tête pour voir les gens sur les bords de routes, de sentir l’atmosphère, c’était magnifique. Sur le dernier passage du Paterberg, j’étais complètement à la limite, pas loin du malaise, mais je ressentais tellement d’adrénaline… Je me souviens de tourner à gauche, je ne voyais plus rien, et pourtant j'avançais. Je ne sais pas si c’était physique ou mental, probablement les deux. C’était extraordinaire."
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Imanol Erviti échappé lors de l'édition 2016 du Tour des Flandres.

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Si Erviti a dû attendre, Jacky Durand a rapidement connu son jour de gloire. "Je suis tombé amoureux du Tour des Flandres dès ma première participation", raconte l’inénarrable Jacky. Il s’est même imposé un an plus tard, en 1992, mais il l’assure : "J’aime cette course et j’aurais la même affection pour elle même si je ne l’avais pas gagnée."
Sur la route de Meerbeke, Durand a vécu une double épiphanie. Pour commencer, le Saint-Esprit d’Edwig Van Hooydonck, vainqueur du Ronde en 1989 et 1991, est descendu sur lui :
Pour moi, l'incarnation du coureur du Tour des Flandres, c'est Edwig Van Hooydonck. Museeuw aussi en fait partie bien sûr. Mais Van Hooydonck, c'est LE flandrien. Quand j'attaque Thomas Wegmuller dans le Bosberg, je n'ai qu'une seule chose en tête : qu'aurait fait Van Hooydonck ? Je calque ma tactique sur lui. J'ai attaqué au même endroit que là où il avait attaqué quand il a gagné le Tour des Flandres. J'avais durci dans Grammont, comme lui, et attaqué au milieu du Bosberg, exactement au même endroit, comme lui. Pour moi, j'avais fait une Van Hooydonck.
Si Van Hooydonck est le Saint-Esprit flandrien, un mythe plane au-dessus de tout le cyclisme belge. Ce jour-là, Eddy Merckx (qui n’a remporté le Ronde "que" deux fois, en 1969 et 1975) est dans la voiture de direction de course. "Il vient me voir et il me dit : 'Gamin, tu vas le gagner le Ronde'", racontait Jacky Durand début 2019, dans le podcast Eurosport Confidential. "Et là, c’est dieu qui me parle."
Inspiré par Van Hooydonck, adoubé par Merckx et adopté par toute une région, Jacky Durand pourrait donner des leçons de "flandriennité" à quelques coureurs du cru. Imanol Erviti est devenu une référence flandrienne, qui a su convaincre Alejandro Valverde de s’essayer au Ronde. Quant à Heinrich Haussler, il doit beaucoup au Norvégien Thor Hushovd et à l’Allemand Andreas Klier, des experts de ces routes qu’il a côtoyés au sein de l’équipe Cervélo. Il transmet désormais sa passion à l’Espagnol Ivan Garcia Cortina ou au Slovène Matej Mohoric. La passion du Ronde ne connaît plus de frontières.
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Heinrich Haussler sur le podium du Tour des Flandres 2009, en compagnie de Stijn Devolder et Philippe Gilbert.

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Grammont, Koppenberg : Un parcours à devenir fou

Le cyclisme et les chapelles, c’est une longue histoire d’amour. On pourra citer Notre-Dame-des-Cyclistes en France ou Madonna del Ghisallo sur les hauteurs du sublime Lac de Côme, haut lieu du Tour de Lombardie. La chapelle de Grammont n’a pas l’aura mystique de son homologue italienne, ni le caractère historique de la Française. Aucun maillot jaune du Tour n’est accroché en son sein. C’est le cas à Notre-Dame-des-Cyclistes, le vélo sur lequel roulait Fabio Casartelli lors de son tragique accident est évidemment à Madonna del Ghisallo, pas à Grammont.
Pourtant, cette chapelle en a fait rêver plus d’un. Si proche, si loin. Cette chapelle, c’était la ligne d’arrivée du Tour des Flandres avant son changement de parcours (nous y reviendrons…) pour ceux qui ne rêvaient pas à la victoire. Au bout d’un kilomètre d’effort terrible, la vue de cette chapelle est une formidable récompense. Elle donne des ailes à celui qui s’envole pour la victoire et du baume au coeur à celui qui ne pense qu’à terminer.
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Le "Muur-Kapelmuur" et sa chapelle.

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Si proche, si loin. Cette chapelle, c’était la ligne d’arrivée du Tour des Flandres avant son changement de parcours (nous y reviendrons…) pour ceux qui ne rêvaient pas à la victoire. Au bout d’un kilomètre d’effort terrible, la vue de cette chapelle est une formidable récompense. Elle donne des ailes à celui qui s’envole pour la victoire et du baume au coeur à celui qui ne pense qu’à terminer.
Même s’il n’est plus le mont décisif du Tour des Flandres, le Mur de Grammont restera pour quelques années (décennies ?) encore, l’endroit le plus mythique du "Ronde". Pourquoi ? Parce que Tour des Flandres = Mur de Grammont comme Paris-Roubaix = Trouée d’Arenberg et Milan-Sanremo = Poggio. C’est aussi simple que ça. Mais le "Muur" comme disent les Flamands n’a revêtu ses habits décisifs que dans la première moitié des années 1970. Le déplacement de l’arrivée à Meerbeke lui confère son caractère décisif. Et petit à petit, sa légende va naître.
"Le Mur de Grammont, ça reste un endroit mythique, une montée qui est belle. Pour les coureurs, elle est belle à faire parce qu’elle est vraiment difficile. Quand on est fort, on peut vraiment faire la différence là", nous a assuré Philippe Gilbert, vainqueur du Ronde en 2017. Un kilomètre, plus de 9% de moyenne, des passages à 20% et surtout un pavé disjoint qui ressemblerait plus à celui de Paris-Roubaix qu’à celui du Ronde. Des marches à certains endroits. Le tout sur un pavé souvent humide car la partie finale du Mur est sous les arbres. Un morceau de bravoure.
L’histoire du Mur de Grammont a été écrite par les champions du Ronde. Les plus vieux citeront Eric Vanderaerden, vainqueur en 1985 après avoir crevé dans le Koppenberg et être revenu pour placer la mine décisive là, sur le "Muur Kapelmuur". D’autres se souviendront évidemment de Johan Museeuw construisant l’un de ses trois succès en asphyxiant Fabio Baldato, avant de le crucifier dans le passage à 20%. Vingt-cinq ans plus tard, Fabian Cancellara y déposait aussi son meilleur ennemi, Tom Boonen. "Cancellara en 2010, c’était quelque chose", se souvient un Oliver Naesen pourtant fan de son voisin flamand.
"Grammont n’est pas le mont le plus dur", relativise cependant le Belge. Tous les acteurs n’ont qu’un seul nom à la bouche quand il faut évoquer la cruauté d’un mont : le Koppenberg. Cette abomination qui a fait dire un jour à Bernard Hinault : "ce n’est plus du cyclisme, mais du cirque, une barbarie ! Aussi longtemps que le Koppenberg figurera au parcours du Ronde, vous ne me verrez pas prendre le départ de cette épreuve !".
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Au pied du Koppenberg.

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Philippe Gilbert décrit mieux que personne sa difficulté. "Le Koppenberg se prend à l’arrêt. Il y a ce virage qui est très compliqué, en pavé, donc on arrive très doucement, débute le vainqueur 2017. Il est dur parce qu’il est technique, ça glisse. Le pavé est très mauvais. Ils l’ont refait mais ça glisse parce que c’est dans une cuvette. C’est toujours humide, toujours un peu gras. Même si le pavé est sec, il glisse." Si vous voyez des coureurs à pied, vélo sur le dos lors d’une édition du Tour des Flandres, c’est que vous êtes sur le Koppenberg.
C’était le cas quand il a été intronisé à la fin des années 1970, c’était encore le cas en 2006 quand les sept premiers coureurs du peloton seulement ont pu monter sans mettre pied à terre. Les autres étaient battus parce que gênés par Flecha qui avait chuté. Vertement critiqué depuis son apparition, le Koppenberg a disparu du parcours en 1987, et pour cause !
Cette année-là, Jesper Skibby est seul à l'avant. Sur le Koppenberg, il est à l'agonie, se retrouve quasiment à l'arrêt et zigzague. Une voiture de la direction de course tente alors de le dépasser. Échec et contact entre la voiture et le coureur qui se retrouve logiquement à terre. La voiture de son côté a poursuivi sa route, écrasant au passage le vélo du Danois sous les huées de la foule.
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Tous à pied : La galère du Koppenberg

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Les pavés disparus du Koppenberg
Quand les organisateurs ont commencé à envisager un retour sur le Koppenberg, au début des années 2000, ils imaginaient sans doute qu'ils allaient créer la polémique, que certains trouveraient ça génial quand d'autres qui crieraient à la barbarie. Ce qu'ils n'imaginaient pas en revanche, c'est qu'ils allaient se trouver devant un problème logistique de taille : de nombreux pavés du mythique mont avaient disparu. La raison ? Certains adorateurs du "Ronde" n'ont semble-t-il pas pu résister à l'idée de posséder un objet collector. Il a donc fallu remplacer les pavés manquants avant que la course ne puisse repasser par là.
Si, en Flandres, la tradition a les reins solides, les organisateurs n’hésitent pas à jongler avec le parcours. "Le nom le permet, c’est le Tour des Flandres, sourit Philippe Gilbert. Ils ont des parcours à l’infini." Prononcez le nom de Wouter Vandenhaute en Flandres est l’assurance de lancer un sacré débat. Businessman avisé pour les uns, fossoyeurs de la légende du Ronde pour d’autres, l’ancien journaliste et homme de télévision a racheté le Tour des Flandres en 2009. Trois ans plus tard, il crée la polémique : l’enchaînement Grammont-Bosberg ne sera plus le sommet de la course, le coeur du Tour des Flandres est déplacé autour d’Audenarde dans les Ardennes flamandes.
Le Vieux Quaremont et le Paterberg prennent la place du duo Grammont-Bosberg dans le final. "Moi, j'ai connu le ‘vrai’ Tour des Flandres, regrette William Bonnet, 10e en 2010. Tu ne touches pas à des monuments comme ça. Tu n'y touches pas, point. Je trouve que ça enlève du charme à la course d’avoir retiré Grammont. Quand tu es gamin, tu t’identifies à ça, tu t'imagines dans Grammont un jour." "C’est clair que la suppression du Mur avait beaucoup fait parler à l’époque", confirme Cancellara, triple lauréat.
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Paterberg ! Paterberg ! Pa-ter-berg !

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Passé le temps des critiques, le nouveau parcours fait aujourd’hui l’unanimité, surtout chez les favoris. Jacky Durand croit savoir pourquoi. "Si j'avais eu le parcours actuel en 1992, jamais je n'aurais gagné. Le nouveau n'est fait que pour les costauds, pose le dernier vainqueur français. Sur les 40 derniers kilomètres, il n’y avait "que" Grammont et le Bosberg. Le nouveau parcours a durci le final et a donné, je trouve, une autre dimension à l'épreuve. Je pense que si vous demandez à Sagan ou aux grands acteurs du Ronde, je serais surpris qu'ils disent qu'ils n'aiment pas ce parcours. Il leur est plus favorable."
Depuis 2012, les vainqueurs se nomment justement Boonen, Cancellara (deux fois), Kristoff, Sagan, Gilbert Terpstra et Bettiol. A l’exception de ce dernier, tous les autres présentent au moins un autre Monument à leur palmarès. "Le parcours est plus condensé dans le final et finalement on voit toujours les meilleurs qui se battent pour la victoire, renchérit Gilbert. Il n’y a pas de mensonge, les plus forts sont devant."
La star de ce nouveau parcours a donc deux têtes : Vieux Quaremont et Paterberg. Grimpé à trois reprises, le premier est long (2,2 km) alors que le second est raide (12,9% de moyenne). "Sur un mont très dur mais bref, si tu n'es pas bien, tu peux perdre 20-30 secondes, note Durand. Au Vieux Quaremont, tu peux faire de grosses différences parce que c'est l'un des rares monts, sans doute le seul même, où tu peux mettre le grand plateau. Si tu n'es pas bien, tu rebondis sur chaque pavé et en haut tu as perdu une minute. C'est fini."
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Peter Sagan (Bora) isolé au coeur du peloton dans le Mur de Grammont

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Wouter Vandenhaute n’est pas peu fier de son nouveau parcours. Déplacer l’arrivée à Audenarde, qui paye pour ça, a permis de dessiner un tracé plus sélectif et plus rythmé. Mais le nerf de la guerre, c’est l’argent. C’est un gros mot dans le vélo ? Vandenhaute s’en cogne. "Je n’ai rien dénaturé en enlevant Grammont, au contraire, on a pu expérimenter un nouveau concept du cyclisme qui n’existait pas alors, en concentrant le final sur deux monts. Le Mur de Grammont était surtout mythique parce qu’il était à 18 kilomètres de l’arrivée", lâche le prêcheur.
Concentrer le final sur deux monts, où les coureurs passent cinq fois en tout (3 sur le Vieux Quaremont, 2 sur le Paterberg), c’est aussi donner la possibilité aux spectateurs de voir passer leurs idoles plus souvent. Et surtout d’offrir à des riches passionnés des conditions d’accueils spéciales, moyennant quelques centaines d’euros. Sur le Vieux Quaremont, des tentes VIP ont fait leur apparition. Petits fours, alcool à volonté et écran pour suivre la course, le confort y est maximal.
Loin de l’image des spectateurs habituels sur le bord de la route. "Les loges ? C’est bien qu’il y ait enfin des organisateurs qui développent un peu le cyclisme, salue Gilbert. Si tout le monde reste à attendre l’argent public et les deux ou trois petits sponsors qui suivent encore, nous sommes voués à l’échec. C’est le seul moyen de sauver le cyclisme. Sinon on est mort de chez mort."
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Koppenberg et Grammont, les monstres du Ronde.

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Ronde – Roubaix, les faux jumeaux

Il y aurait autant à dire sur ce qui distingue le Tour des Flandres de Paris-Roubaix que sur ce qui unit ces deux Monuments du cyclisme d'hier et d'aujourd'hui. Leur double proximité temporelle, puisqu'une petite semaine les sépare dans la première quinzaine d'avril, géographique (il faut à peine trois quarts d'heure en voiture pour rallier Audenarde et Roubaix) et presque physique, en font en apparence deux épreuves presque similaires, d'ailleurs rassemblées traditionnellement sous l'appellation "classiques flandriennes", par opposition aux "ardennaises". Ce sont des voisins. Des cousins. Presque frères. Mais des faux jumeaux.
Il n'est pas ici question de prestige. Le "Ronde" et "L'Enfer du nord" possèdent leur propre puissance évocatrice. Pencher un peu plus vers l'une ou l'autre est d'abord question d'affect, de culture, d'origine. De préférences, en somme. Celles-ci ne s'expliquent pas.
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Paris-Roubaix 2006 : Tom Boonen, maillot de champion du monde sur le dos, à l'attaque dans la Trouée d'Arenberg, avec George Hincapie à ses côtés.

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Au-delà des sentiments, posons un regard factuel sur ces deux mythes. Qu'est-ce qui les rapproche ? Les différencie ? "La première ressemblance, nous explique Oliver Naesen, c’est ce que ce sont les mêmes coureurs qui participent aux deux et ce sont les coureurs qui y font la course. Rien qu’à cause de ça, elles sont très comparables. Il faut mettre du poids pour les pédales, ça convient aux mêmes types de coureurs et puis c’est très long, plus de 260 kilomètres, donc il n’y aura jamais des coureurs peu endurants à l’arrivée."
Le coureur belge de l'équipe AG2R La Mondiale insiste aussi sur une qualité primordiale nécessaire aux deux épreuves : le sens du placement. "Il faut être bien placé avant les difficultés, que ce soit un mont ou un secteur pavé, souligne le natif d'Ostende. Tu ne pourras jamais dépasser vingt coureurs. Cinq-six qui sont en train de lâcher, oui, mais tu ne pourras jamais remonter de la 50e à la 1re position. Ce n’est pas pareil sur les courses à étapes. Tu peux remonter 100 places sur un col. Le plus dur, c’est souvent la relance après une difficulté et ça, c’est pareil au Ronde ou à Roubaix."
Pareil ? Oui, mais avec une nuance de taille. La notion de placement constitue un facteur plus décisif dans le nord de la France qu'en Belgique. "Tu peux survivre plus longtemps dans Paris-Roubaix juste en te plaçant", juge Heinrich Haussler. Philippe Gilbert va même (beaucoup) plus loin : "Si on est très bon en placement, Paris-Roubaix n’est pas si compliqué que ça." Celle-ci, on ne l'avait pas vue venir, pour être honnête.
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Le visage marqué (mais heureux) de Philippe Gilbert après sa victoire à Roubaix l'an dernier.

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Vainqueur du Tour des Flandres en 2017 puis de Paris-Roubaix l'an passé, le champion belge a sans doute l'avis le plus tranché parmi tous les témoins que nous avons consultés. Pour le Wallon de la Lotto-Soudal, il n'y aurait presque pas photo entre les deux en termes de difficulté :
Le Tour des Flandres est plus dur, sans hésitation. A partir du moment où on fait du dénivelé, le cyclisme est plus difficile. Il faut monter son propre poids, on se bat contre soi-même. Ayant surtout fait plus de 60 fois les Monuments, je pense que je peux me permettre de comparer toutes les grandes classiques. Paris-Roubaix c’est plus simple pour aller chercher un résultat.
A défaut d'être unanime, voilà d'ailleurs un avis majoritaire. Fabian Cancellara, un des deux seuls coureurs, avec Tom Boonen, à avoir signé deux doublés Flandres-Roubaix, abonde dans ce sens. Le Ronde, c'est autre chose. Autre chose que Roubaix, mais même que n'importe quelle autre course d'un jour. "Il y a cinq Monuments cyclistes mais aucune course n’est complexe comme celle-ci, assure le Suisse. Roubaix, il y a du pavé mais c’est plat. En Lombardie et Liège, les montées sont plus longues. Le Ronde est spécial en général." Parce qu'il combine la rugosité des pavés du nord et le défi des monts qui ne cessent de se succéder.
"C'est une course de malades, sourit Jacky Durand pour évoquer ce Tour des Flandres si cher à sa mémoire. Il faut l'avoir vécue pour mieux en parler, mais même là c'est dur de trouver les mots pour dire ce qu'on a pu ressentir. Au plan purement physique, c'est au-dessus. Parce qu'il y a ces fameux monts. Sur Paris-Roubaix, on est toujours sur le grand plateau, on joue très peu du dérailleur, alors qu'au Tour des Flandres on va passer de 70 à 22 km/h en l'espace de trente secondes avec des passages à plus de 20%." Et s'il jure ne pas dire ça "parce que je l'ai gagné", le Ronde est bien la "course la plus dure du monde" à ses yeux. Et Jacky d'aligner ses arguments :
Dès les premiers kilomètres, tu as les coups de bordure. Ensuite la manière dont ça frotte avant les premiers monts. Pour la plupart, on subit la course. C'est très long, c'est six heures de vélo, mais une fois que c'est fini, tu n'as pas vu le temps passer. Il se passe tellement de choses. Quand tu fais Milan-Sanremo, c'est très long aussi, c'est même encore plus long mais pendant 200-220 km, il ne se passe strictement rien. La plupart des grandes classiques sont des courses d'usure, où la différence se fait à la fin. Sur le Tour des Flandres, la difficulté est constante. Le combat est permanent.
Le club des dix
Dix. Ils sont dix dans l'histoire des deux grandes classiques du nord à avoir signé le doublé Tour des Flandres - Paris Roubaix.Huit Belges et... deux Suisses. Le premier, Henri Suter, en 1923, et le dernier, Fabian Cancellara, en 2013. Ont également accompli cet exploit les Belges Romain Gijssels, Gaston Rebry, Raymond Impanis, Fred De Bruyne, Rik Van Looy, Roger De Vlaeminck, Peter van Petegem et Tom Boonen. Mention spéciale à Boonen et Cancellera, les seuls auteurs de deux doublés, en 2005 et 2012 pour le premier, en 2010 et 2013 pour le second.
Sans se montrer aussi ferme et catégorique ("peut-être que le Tour des Flandres est plus dur", souffle-t-il prudemment), Imanol Erviti, le rouleur de la formation Movistar, n'est pas loin d'acquiescer. "J’ai envie de dire que celui qui gagne le Ronde a plus de chances d’être également un vainqueur de Roubaix que l’inverse, pour le coureur espagnol. Sur Roubaix, il s’agit plus de résistance. Sur le Ronde, il y a de vraies explosions dans la course." Dans une jolie formule, Heinrich Haussler rappelle à quel point le Tour des Flandres est une terrible courses de côtes : "Si on enlevait les pavés, ce serait l'Amstel."
Attention quand même à ne pas pousser le pavé trop loin. Personne ne dit que Paris-Roubaix est une promenade pour cyclos du dimanche. L'Enfer du Nord ne galvaude pas son surnom. Mais cet enfer est d'une autre nature. "La difficulté du Tour des Flandres tient à sa pure dimension physique, celle de Paris-Roubaix vient du fait qu'il y a beaucoup plus d'aléas, relève Jacky Durand. Le nombre de crevaisons n'a rien à voir. Tu peux crever sur le Tour des Flandres, mais le risque est beaucoup plus faible, le pavé moins mauvais. Il y a quelques secteurs pavés plats de type Roubaix comme le Paddestraat mais, globalement, tu as moins de risques."
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Le Paddestraat, ici emprunté lors du Het Nieuwsblad 2017, est un des rares secteurs pavés plats du Tour des Flandres.

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De la nature même de l'équation roubaisienne, totalement unique, nait sa difficulté. Et si le Tour des Flandres est une course plus dure, Paris-Roubaix apparait plus... douloureux. Aucune course ne fait plus mal. La magie de L'Enfer du Nord tient là. Oui, c'est tout plat, mais comment une course sans un mètre de montée ou presque peut vous consumer à ce point ? "Du point de vue de ce qui est imposé à votre corps, Roubaix est clairement la course la plus éprouvante, confiait l'an dernier Haussler à nos confrères de Velonews. Quand vous arrivez sur le vélodrome, votre corps est en vrac. A la fin, vos bras, vos mains sont percluses de crampes. Votre corps est poussé jusqu'à l'extrême-limite." Le Ronde, c'est un décathlon en une journée. Roubaix, Koh-Lanta.
Au fond, on en revient à la subjectivité de chaque corps, de chaque esprit. En vélo, par-delà la difficulté intrinsèque d'une course, c'est la projection de chacun sur cette dite course qui place le curseur de la souffrance. "Pour moi, le Tourmalet est dur, et pour un grimpeur, le Carrefour de l’Arbre est dur", synthétise Niki Terpstra. Et le Carrefour de l’Arbre n’est pas dur pour vous ?, demande-t-on au Néerlandais. "Bien sûr que si, répond-il dans un rire. Mais ça n’exige pas la même chose."
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Niki Teprstra dans le Carrefour de l'Arbre.

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Il y a ceux qui, en leur for intérieur, ont déjà tranché entre les Flandres et Roubaix. Et ceux qui s'en disent incapables. Oliver Naesen est de ceux-là. "Est-ce qu'une course est plus difficile que l’autre ? Oui... mais je n’ai pas encore découvert laquelle, nous avoue-t-il. J’ai fait des Tour des Flandres où j’ai fini mort et des Roubaix où j’ai fini correctement avec des bonnes jambes mais l’inverse est arrivé aussi."
Une chose est sûre, si Paris-Roubaix recèle en elle une part aléatoire supérieure, personne ne triomphe de l'une ou de l'autre par hasard. Si loin et si proches, ces deux légendes du cyclisme proposent deux facettes d'un même prestige, d'un même enfer. Il n'y a pas à choisir. Autant demander à un parent quel est son enfant préféré.
"C'est difficile de savoir laquelle j’aimerais le plus gagner, confirme Oliver Naesen, Flandrien évoluant au sein d'une équipe française. L’arrivée sur la piste (de Roubaix, NDLR) fait rêver bien sûr, ça doit être inimaginable de passer la ligne en premier. Le Tour des Flandres, c’est sur mes routes. Chaque jour sur les pavés, je m’imagine gagner le Tour des Flandres. C'est vraiment difficile de choisir. Ça change tous les ans."
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Oliver Naesen dans le Mur de Grammont en 2018.

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Les Français et le Ronde : je t'aime, moi non plus

Louison Bobet. Jean Forestier. Jacky Durand. Voilà, c'est fini. Trois doigts suffisent à compter le nombre de coureurs français ayant inscrit leur nom au palmarès du Tour des Flandres.
Respectivement vainqueurs en 1955 et 1956, Bobet puis Forestier ont bien tenté de lancer une mode, mais elle fut éphémère.
Quant à notre consultant préféré, il s'est avéré un peu trop seul depuis soixante-quatre ans pour la relancer. Le Ronde est, de très loin, celui des cinq Monuments qui sourit historiquement le moins au cyclisme tricolore. La France compte 14 victoires sur Milan-Sanremo, 13 en Lombardie, 28 à Roubaix et 5 à Liège, l'autre maillon faible hexagonal. Mais dans ce domaine, la lanterne (bleu-blanc) rouge échoit donc aux Flandres.
A quoi attribuer ce maigrichon bilan ? Peut-être, d'abord, à la promiscuité avec Paris-Roubaix. Nous y revoilà. A l'inverse, l'Enfer du Nord représente à lui seul 45% des victoires françaises dans les cinq grandes classiques historiques. L'avantage de rouler à domicile ? Peut-être. D'attirance naturelle, en tout cas. "C'est sûr que quand tu es un jeune coureur français, tu es davantage attiré par Paris-Roubaix, note William Bonnet, 10e du Ronde en 2010. C'est normal, ça. Moi, j'avais vu Duclos, ses deux victoires (en 1992 et 1993, NDLR), je rêvais plus de Roubaix. Les Flandres, ça me faisait moins fantasmer."
Un jeune coureur français va grandir avec deux courses dans un coin des mollets : le Tour et Roubaix. Sans forcément rêver de jaune sur les Champs ou de soulever le pavé du vainqueur. "Les coureurs français veulent presque tous faire Roubaix, rappelle Jacky Durand. Même des grimpeurs. Je me rappelle d'un Brice Feillu, par exemple, qui entre guillemets n'avait rien à faire sur les pavés, mais voulait en être. Sans parler de rêver de gagner Roubaix, tu veux y participer, pour rouler et finir sur le Vélodrome. Pour avoir ça sur ta carte de visite. A l'inverse, tu n'as pas forcément envie de finir 102e du Ronde. Tu t'en fous. Ce n'est pas pareil."
Puis, si les Français sont chez eux sur la route de Roubaix, le rendez-vous flandrien semble appartenir, en dépit de la proximité géographique et des caractéristiques approchantes, à une autre planète. Or il est extrêmement délicat de briller sur le "Ronde Van Vlaanderen" si on ne le connait pas comme sa poche. "Les Flandres, beaucoup plus que Roubaix, demandent une grande connaissance du terrain, reprend Bonnet. Ça tourne beaucoup, c'est truffé de pièges. Pour maîtriser le parcours, il faut faire des reconnaissances. Les Belges partent avec un avantage par rapport à nous ou d'autres. Certains, comme Van Petegem, habitaient carrément sur le parcours. Ça aide, quand même."
"Le Ronde, acquiesce Durand, ce n'est que de la reco, de la reco, de la reco. Les Flamands, au mois décembre ou janvier, ils vont s'entraîner sur le parcours du Tour des Flandres. Tu leur mets une photo, même pas d'un mont, juste un plan large sur une transition, ils vont pouvoir te dire exactement où c'est et vont te dire 'là, à 100m, on tourne à gauche'. Pour être bon sur le Tour des Flandres, il faut le connaitre."
Or le Flandrien, lui, mange, boit et dort Tour des Flandres. Il y pense H24 jusqu'au premier dimanche d'avril. "Peter Van Petegem était comme ça, évoque Jacky Durand en guise d'exemple. Je faisais à peu près le même début de saison que lui. Tu le voyais sur une course par étapes en Espagne, mais il ne faisait que de l'entraînement. Des efforts sur 40 secondes. Il y avait une bosse, il attaquait. Derrière, il se faisait lâcher, il rallongeait à nouveau. Mais ce n'était que dans l'optique du Tour des Flandres. Il ne pensait qu'à ça. Du premier stage à sa dernière course d'avant Tour des Flandres, tout était axé sur le Ronde." Les autres, eux, y pensent trois jours avant.
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Peter Van Petegem et Johan Museeuw, deux purs Flandriens, ici au départ de Bruges en 2004.

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La problématique est d'ailleurs loin de se limiter aux seuls Français. Si les Néerlandais (10 victoires) ont connu une période faste du début des années 70 au milieu des années 80, avant que le Ronde ne prenne l'accent italien dans les années 90 et 2000, la Belgique écrase le palmarès. Même si les débats se sont équilibrés, les Belges ont tout de même remporté la moitié des éditions depuis une vingtaine d'années. Venir les battre sur leurs terres demeurent un des plus grands défis dans le monde du cyclisme.
Reste que le cyclisme français semble avoir longtemps connu une forme d'aversion pour le si spécifique Tour des Flandres. Lorsqu'il a remporté le Ronde en 1992, Jacky Durand comptait parmi les extra-terrestres. Les Français fans de l'épreuve étaient regardés comme des ovnis par le reste du peloton tricolore. Pour les autres, être aligné au départ du Ronde relevait de la punition. Il était même compliqué de composer une équipe complète, faute de candidats. "En général, se souvient Durand, on était cinq ou six au départ. L'année où je le gagne, on est parti à six."
Ils n'étaient alors qu'une poignée à vouloir bouffer du mont pavé. "Chez Casto, poursuit le dernier vainqueur français, il y avait Christophe Lavainne, Thierry Marie, et moi. Je ne sais pas si on était vus comme des aliens, je crois qu'on nous respectait pour ça dans l'équipe. Jean-Cyril Robin, qui n'était pas un grand adepte des pavés, avait fait les Trois Jours de la Panne avec nous. La Panne, c'est aussi un combat permanent. Quand il l'a fini, il nous a dit 'jamais je n'irai au Tour des Flandres'. Parce qu'il savait que ce serait puissance dix. Il n'avait qu'une envie, c'était de partir. Il nous a dit 'je me barre vite, je vais faire le Grand Prix de Rennes'."
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Jacky Durand est resté un des chouchous du public du Tour des Flandres.

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Même un géant comme Bernard Hinault a toujours abhorré cette course. Il détestait aussi Paris-Roubaix, mais a mis un point d'honneur à s'y imposer. Le Ronde, en revanche... Le Blaireau n'a effectué le déplacement qu'à deux reprises, au tout début de sa carrière. Cyrille Guimard a tenté de le motiver, en vain. Jamais il n'y a remis les pieds après 1978, l'année de sa première victoire dans le Tour de France. Jacky Durand rappelle cette histoire devenue fameuse : "Il y a la célèbre anecdote où il prend le départ et il a quand même réussi à regarder l'arrivée chez lui, à Saint-Brieuc. Il avait fait le tour de la place, il était reparti et il était rentré chez lui."
Mais les mœurs et les mentalités évoluent. Si aucun Français n'a remporté le Tour des Flandres depuis maintenant près de trente ans, ils sont de plus en plus nombreux à s'y frotter avec plaisir, souvent, avec ambition, parfois. Plus qu'un effet de la victoire-surprise de Jacky Durand en 1992, il faut y voir une conséquence de l'ouverture des frontières cyclistes. Beaucoup de Tricolores se sont exportés. "Ils n'y vont plus en reculant, juge Durand. Avant, les Français restaient dans des équipes françaises. Et c'était pareil pour les directeurs sportifs, les assistants, les mécaniciens. Il était au calendrier, il fallait y aller, on y allait. Mais ça n'allait pas plus loin. Aujourd'hui, les Français vont beaucoup courir plus à l'étranger, y compris dans des équipes belges."
Et ce n'est sans doute pas un hasard si le dernier coureur français passé tout près de décrocher la timbale flandrienne courait à l'époque dans une équipe belge. Sylvain Chavanel, sous les couleurs de Quick Step, est passé à un cheveu de devenir le D'Artagnan des Trois Mousquetaires du Ronde. Deuxième, derrière Nick Nuyens. "Du Sylvain Chavanel de 2011, a confié il y a trois ans le Poitevin à Ouest France, je dirais qu'il a fait une belle course mais qu'il a foiré son sprint. Avec tous les efforts que j’avais fournis pendant la course, je pense que j’ai manqué de confiance pour le final. J’en garde un très bon souvenir malgré tout. Ça m’a marqué. Je n’ai pas de regret."
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Tour des Flandres 2011 : L'occasion manqué de Sylvain Chavanel, battu par Nick Nuyens au sprint pour la victoire. A droite, Fabian Cancellara.

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Ce sprint, Jacky Durand, au micro ce jour-là sur Eurosport, a du mal à le digérer. Il aurait adoré voir Chavanel lui succéder. "J'étais tellement sûr qu'il allait gagner. S'il refait dix fois ce sprint, il le gagne dix fois", nous dit-il.
Le Mayennais ne souffre pas du syndrome Noah. L'ancien tennisman avait confessé qu'en 1988, lorsque Henri Leconte avait affronté Mats Wilander en finale de Roland-Garros, il avait secrètement souhaité la défaite de "Riton", afin de rester le dernier vainqueur français. Il l'a regretté, plus tard, mais la réaction était humaine. "Je n'ai jamais eu ça, ou peut-être au début, avoue Durand. Si un coureur français avait gagné le Tour des Flandres l'année après ma victoire, ça m'aurait peut-être un peu emmerdé. Mais là… Je veux vivre une victoire française, et au micro, pas de chez moi."
Son successeur est-il dans le peloton actuel ? Comme Chavanel, il se niche peut-être dans une équipe taillée pour le Tour des Flandres. "Je ne dis pas qu'un Français dans une équipe française ne gagnera jamais le Ronde, mais baigner dedans, ça aide quand même", estime Jacky. Alors, qui ? Un nom surgit, comme une évidence. Parce qu'il coche toutes les cases : il est le numéro un tricolore et évolue sous les couleurs de la Deceuninck – Quick Step.
"C'est peut-être Julian (Alaphilippe, NDLR), oui", sourit l'ancien double champion de France, avant d'esquisser un regret : "Il y a quelques années, j'aurais pensé à Gallopin. Lui aussi avait le potentiel. Il a eu le bonheur de côtoyer Cancellara et d'ailleurs, ses meilleurs résultats sur le Tour des Flandres, c'est quand il était son équipier. Il connaissait bien le parcours, il avait fait beaucoup de reconnaissances. Mais il s'est trop cherché. Un coup je te fais les Flandriennes, un coup je te fais les Ardennaises. Si tu veux gagner le Tour des Flandres, il faut manger Tour des Flandres pendant des semaines."
Pour l'heure, Jacky Durand attend. Et compte les années, en racontant encore et encore son exploit de jeunesse. Il ne s'en lassera jamais. Mais si un autre pouvait comparer des souvenirs plus frais avec les siens, il n'en serait pas fâché. La trop intime confrérie qu'il forme à l'épreuve du temps avec Bobet et Forestier guette toujours son prochain membre.
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Les Français et le Ronde

Crédit: Eurosport

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