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Tour de France 2021 - Les Grands Récits - Sous l'orage, la chute du seigneur Luis Ocaña

Laurent Vergne

Mis à jour 24/09/2021 à 13:44 GMT+2

LES GRANDS RECITS – Le 12 juillet 1971, il y a 50 ans, s'écrivait une des pages les plus terribles de l'histoire du Tour. Maillot jaune sur le dos, Luis Ocaña était contraint à l'abandon après une chute dans la descente du col de Menté, détrempée par un orage du diable. Comme une métaphore de la vie du seigneur espagnol, définie par ses fulgurances et par ses drames, jusqu'à sa mort, en 1994.

Luis Ocana - Les Grands Récits (Visuel par Quentin Guichard)

Crédit: Eurosport

"Sur cette route transformée en torrent de boue par un orage d'apocalypse, Luis Ocana, maillot jaune, abandonnait tous ses espoirs contre ce rocher." Ces mots, gravés sur une plaque, rappellent depuis l'été 1991 le point d'impact d'un des épisodes les plus dramatiques de l'histoire du Tour de France. Vingt ans plus tôt, le 12 juillet 1971, un lundi, comme aujourd'hui, Luis Ocaña y laissait son maillot et ses illusions.
Durant ces deux décennies, les aficionados de Don Luis venaient déjà régulièrement se recueillir. Avant l'installation de la stèle, certains se trompaient de virage. D'autres priaient, comme s'ils saluaient la mémoire d'un mort. Ocaña n'a pas laissé sa vie sous l'orage de Menté. Mais tout cela n'était pas aussi excessif qu'il n'y paraît. L'abandon d'un Tour que l'on mène et que l'on s'apprête à gagner s'apparente à une petite mort. Pas pour l'homme, mais pour le champion.
Le Tour de France est un théâtre de lieux, au moins autant que de personnages. Parfois, les uns et les autres deviennent indissociables. Pensez au Puy-de-Dôme et le duo Anquetil - Poulidor apparaîtra. Luis Ocaña, lui, a fait main basse sur deux endroits précis en l'espace de quatre jours, les 8 et 11 juillet 1971. Orcières-Merlettes. Menté. Deux pages d'histoire. Une performance monumentale et une catastrophe d'une envergure similaire. L'exploit et le drame. Comme si l'Espagnol avait concentré la quintessence du Tour sur sa personne à travers ces deux séquences.
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Luis Ocana et son fameux maillot Bic. "S'il avait vécu en 1789, il aurait été révolutionnaire" dit de lui Marc Madiot.

Crédit: Getty Images

Luis Ocaña, en tant que coureur et en tant qu'homme, était à la fois fort et fragile
Ce Tour 71, Ocaña ne l'a donc pas gagné puisqu'il ne l'a même pas achevé. Eddy Merckx l'a remporté, comme les deux précédents et le suivant. Et pourtant. Si le ridicule adage veut que l'histoire ne retienne que les vainqueurs, de ce Tour, la mémoire, elle, n'a presque retenu qu'Ocaña. Dans son élévation alpestre comme dans sa déchéance pyrénéenne, il avait tout emporté et s'était emporté avec.
Ce n'est pas que la définition du Tour et du cyclisme qui tient dans Orcières et Menté. C'est, aussi, tout Ocaña. Il émanait de lui une impression d'assurance, alors qu'il n'était que fragilité et faiblesse. "Je pense que Luis Ocaña, en tant que coureur et en tant qu'homme, était à la fois fort et fragile", nous confirme Carlos Arribas.
Journaliste à El Pais, auteur d'une biographie de Luis Ocaña, il entretient avec l'ancien champion un rapport sentimental. Carlos avait 13 ans en 1971. Ocaña était son dieu. "J'ai décidé d'écrire ce livre parce c'est à cet âge qu'on tombe amoureux et le champion qu'on aime à 13 ans est celui qu'on aime pour toute la vie. Pour moi, ce fut Ocaña", nous dit-il. Il poursuit : "C'est comme ça que sa chute le définit : il tombe au moment où il était le plus fort, où il atteignait la plus grande splendeur. C'est une métaphore de la vie entière de Luis Ocaña."

Pierre Cescutti, le deuxième père

Les dualités de Luis Ocaña. Dur comme la pierre, fragile comme le cristal. Impétueux et incertain. Aventureux et torturé. Espagnol et presque Français. Il a toujours été tiraillé entre deux pôles opposés. Né en 1945, il grandit dans le Val d'Aran, à la frontière franco-espagnole, au pied du col du Portillon, jusqu'à ce que sa famille émigre en France en 1957 pour fuir la dictature franquiste. Luis ne sera jamais vraiment chez lui. Nulle part. "Il s'est toujours senti étranger, en France et en Espagne, juge Carlos Arribas. En France, il voyait qu'on le traitait comme un Espagnol, qu'on riait de son accent et de sa façon de parler, et quand il venait en Espagne avec ses airs modernes, on lui disait : 'Voilà le Français.'"
Sa vie, désormais, ce sera le Gers, puis les Landes, où il se lance pour de bon dans le cyclisme à 15 ans, à Mont-de-Marsan. Là, un homme va changer sa vie. Il s'appelle Pierre Cescutti et préside le club montois. Dénicheur hors pair de talents, il perçoit tout de suite le potentiel du jeune Luis. "C'est celui qui l'a guidé, dit de lui Arribas. Ocaña était tellement au-dessus du lot que Cescutti l'a remarqué et s'est dit : 'Celui-là, c'est un joyau, quelqu'un d'unique, je dois le polir pour qu'il ne se casse pas.' Il lui a donné Anquetil en exemple, parce que Pierre était amoureux d'Anquetil : 'Tu dois être comme lui, un coureur de grande classe, pas un besogneux mais un champion.'"
Mais Cescutti, qui a aidé de nombreux Républicains espagnols à fuir le régime de Franco, s'entiche autant du jeune homme que du coureur. Son histoire le touche. De son côté, Luis voit en Cescutti un mentor, et même un peu plus, selon Carlos Arribas : "Pierre Cescutti a été un second père pour Ocaña. C'est la personne qui connaissait le mieux Luis. La relation d'Ocaña avec son père était très compliquée. Il était très exigeant, très dur, il lui en demandait beaucoup et il ne pensait pas qu'être cycliste était suffisamment important pour y consacrer sa vie."
Entre les deux se tisse un lien indéfectible, entre affection et orages. "Ils sont restés proches jusqu'au bout, même si Ocaña se caractérisait par sa superbe et son orgueil immense, ajoute notre confrère d'El Pais. On peut dire qu'il était entêté. Ça l'a souvent amené à se confronter à Cescutti, qui était plus cartésien. Ocaña ne cherchait pas le compromis. Les choses étaient comme il l'avait décidé, où elles n'étaient pas. Mais Cescutti le connaissait très bien et même s'ils ont eu quelques colères, ils ne se sont jamais retrouvés ennemis." "Je lui dois tout", avouera Luis.
Ses ennemis, Ocaña les trouve sur la route. Tous ceux qui se mettent sur son chemin. Outre son moteur hors normes, le jeune Espagnol se distingue par une fougue, une ambition et un caractère qui l'isole du commun des coureurs. Bernard Thévenet se souvient de la première fois où il l'a croisé. C'était lors du Tour du Roussillon, chez les amateurs, en 1968.
Avant la 3e et dernière étape, Ocaña devance Thévenet de cinq secondes. Le peloton arrive groupé lors du dernier acte. L'Espagnol croit avoir course gagnée mais en prenant les cinq secondes de bonification de la 2e place, Thévenet le rejoint. "Luis n'avait pas fait attention aux bonifs, il est resté englué en fin de peloton, se souvient le Bourguignon. On s'est retrouvé à égalité au temps mais aux places, je l'ai battu largement parce qu'il avait traîné en fin de peloton dans cette dernière étape."
Lorsqu'il arrive sur le podium, Ocaña veut monter sur la première marche, quand on lui annonce que la victoire lui échappe. "Je me souviendrai toujours du regard qu'il m'a lancé, rigole Thévenet. Nous nous sommes revus en fin de saison, au Grand Prix des Nations. Il est venu vers moi, m'a regardé durement et m'a dit : 'Tu te rappelles de moi ?'" Déjà, la haine de la défaite et de celui qui l'y contraint.

Merckx, au pied !

Voilà pourquoi il a voué une telle détestation à Eddy Merckx, né huit jours après lui. Luis Ocana passe professionnel en 1969, l'année du premier sacre du Belge sur le Tour. Merckx gagne tout, partout, tout le temps, sur tous les terrains. Le Cannibale règne en tyran sur le peloton. L'invincible belge devient une figure honnie pour Ocaña qui, contrairement à beaucoup, refuse de se résigner.
Après avoir remporté la Vuelta en 1970, sa première très grande victoire, l'Espagnol n'a plus qu'une idée en tête : botter les fesses de Merckx sur la plus grande des scènes, le Tour de France. Chez lui, ça vire à l'obsession. Plus encore que la victoire finale à Paris, c'est le fait de déboulonner Merckx qui irrigue sa détermination.
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Tour de France 1969. Le début de la relation complexe entre Eddy Merckx et Luis Ocana.

Crédit: Getty Images

"Je ne parlerais pas de haine, car Ocaña devait reconnaître au fond de lui-même que Merckx était un très grand, relevait en 2003 dans L'Humanité son ancien coéquipier, Christian Palka. Plusieurs fois je lui ai dit : 'Si tu aimes le vélo, tu dois être toi-même merckxiste tellement Eddy est un grand champion.' Il me répondait : 'Tu m'emmerdes, je ne veux plus entendre ça.' Simplement, Luis ne supportait pas la mainmise de Merckx. Il poussait le bouchon jusqu'à le provoquer. Avant le début des courses, il allait le voir et lui disait : 'Je vais t'avoir. Tu n'es pas le plus fort.' Il l'appelait 'Le grand con'."
"Ocaña pensait que Merckx était arrogant, prétentieux et qu'il regardait de haut tous ses rivaux, ajoute Carlos Arribas. Il disait que Gimondi était un lèche-bottes qui se satisfaisait de la 2e place et c'est pour ça que Merckx l'acceptait, mais lui était le seul à lutter contre le monarque absolu. Il ne pouvait pas avoir de sympathie pour l'homme qu'il voulait tuer sportivement. Ils ne se parlaient pas. Je ne sais pas s'il y avait une haine viscérale mais ils ne s'entendaient pas."
L'anecdote la plus célèbre, c'est celle du chien d'Ocaña, qu'il avait baptisé... Merckx, pour pouvoir lui dire "Merckx, au pied !". A peine croyable, et pourtant vrai. Mais peut-être fallait-il atteindre cette forme de point de non-retour pour s'attaquer au champion le plus dominateur que le cyclisme ait pu engendrer. C'est cet esprit-là qui anime Ocaña sur le Tour 1971, et plus particulièrement le jeudi 8 juillet, lorsqu'il se lance sur la route d'Orcières-Merlette dans une cavalcade qui marquera durablement l'histoire de son sport.

Orcières, le coup de folie, le coup de génie

48 heures plus tôt, Ocaña a déjà placé une première banderille au Puy-de-Dôme, où il s'est imposé en solitaire pour revenir à 37 secondes de Merckx au général. Mais lors de la 11e étape, ce n'est pas en secondes que vont se chiffrer les dégâts. Dès la côte de Laffrey, peu après le départ, quatre hommes sont sortis. Un coup royal : Ocaña, Van Impe, Agostinho et Zoetemelk, qui a ravi la veille le maillot jaune à Merckx et devance Ocaña d'une seconde au général.
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Tour 1971 : Dans un Puy-de-Dôme nappé de brouillard, Luis Ocana frappe un premier grand coup. Dans deux jours, il laminera tout le monde à Orcières.

Crédit: Getty Images

A 60 kilomètres de l'arrivée, au pied du col du Noyer, l'Espagnol décide de partir. Seul. Une inconscience, au vu du terrain. Au sommet, il repousse ses trois anciens compagnons à près de quatre minutes. Le groupe Merckx est pointé à 5'25". A 45 kilomètres de l'arrivée, tout ce petit monde se regroupe. Tous derrière, en chasse, et Ocana seul devant.
Tous derrière, mais un seul roule : Merckx. Le Cannibale, livré à lui-même, ne reçoit guère de soutien. "J'ai pris deux-trois relais, mais ça roulait fort, j'étais un peu juste et comme il y avait la montée d'Orcières à la fin, je voulais en garder un peu pour ne pas me faire larguer", avoue Bernard Thévenet. A 24 ans, c'est le premier Tour qu'il vit réellement à l'avant. Il l'achèvera au pied du podium. Ce 8 juillet, il ne lui a manqué que 50 mètres pour basculer avec le quatuor de tête en haut de Laffrey. Témoin privilégié d'une passe d'armes hallucinante, "Nanard" passe le reste de la journée avec Merckx :
"On roulait à bloc derrière Ocana. A l'époque il n'y avait pas d'oreillettes, il y avait l'ardoisier et chaque fois qu'il revenait il y avait une minute de plus. Je me disais 'Ce n'est pas possible, c'est incroyable'. Merckx roulait fort et Ocaña nous prenait du terrain. Je pense qu'Eddy était surpris. Tout le monde se demandait comment c'était possible qu'on puisse perdre autant de temps en faisant autant d'efforts. C'était irréel."
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Tour de France 1971 : Luis Ocana mène la danse devant Lucien Van Impe dans l'étape d'Orcières-Merlettes

Crédit: Getty Images

Un exploit... à la Merckx

Devant, Luis Ocaña ne calcule rien, ne se préserve pas. Son carpe diem, c'est chaque coup de pédale. A 200%. "Il a pris un énorme risque, estime Thévenet. Maurice De Muer, son directeur sportif, qui est devenu le mien quatre ans plus tard, m'a raconté que, pendant l'étape, il disait à Luis de se calmer. 'Va plus doucement, tu as six minutes d'avance, il faut que tu tiennes.' Et Luis lui répondait 'Ça ne fait rien, je continue à fond, ça fera une minute de plus !'"
C'était, ça, Ocaña. Marche ou crève. Tout ou rien. Dans son livre d'entretiens avec Mathieu Coureau, Parlons Vélo, paru en 2014, Marc Madiot, dont Ocana était l'idole, le résumait ainsi : "En course, il disait souvent : 'Bordel de bordel, aujourd'hui, je gagne ou je crève.' Mais lui, il le pensait. Chez lui, l'acte était en adéquation avec la parole."
Après avoir compté jusqu'à dix minutes d'avance, l'Espagnol triomphe à Orcières avec près de six minutes de marge sur Van Impe, et 8'42" sur Merckx, flanqué de Thévenet et d'une poignée de survivants. Les écarts sont tels que 68 coureurs sont hors délais. Le seuil est relevé pour en sauver une partie. "Aujourd'hui, Ocaña nous a matés comme El Cordobes mate les taureaux", crache Merckx, à bout de souffle mais beau joueur.
C'est un exploit digne de celui de... Merckx à Mourenx, deux ans plus tôt, même si, à chaud, la portée de ce tour de force n'a pas encore pris sa pleine envergure. "Sur le coup, on n'a pas conscience de ça, de la postérité, avoue Bernard Thévenet. On ne s'en rend pas compte, on pédale... On sait qu'il a fait un drôle de truc mais quand on voit que 30, 40, 50 ans après, personne n'a refait ce truc-là, là on mesure à quel point c'était extraordinaire. Ça s'estompera peut-être au fil des générations, quand les témoins ne seront plus là. Mais dans l'histoire du Tour, Orcières-Merlettes restera un moment historique. On ne verra plus un truc comme ça."
"Je crois qu'il y a peu d'exploits plus importants dans l'histoire du Tour, acquiesce Carlos Arribas. Un coureur seul qui s'échappe à 60km de l'arrivée et détruit le peloton, ça a dû arriver 4 ou 5 fois. Et c'est de plus en plus compliqué, parce que la course est contrôlée, il y a plus de densité. À l'époque, les champions faisaient ça avec leurs tripes, leur rage."
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Orcières-Merlettes 1971, théâtre de "l'exploit du siècle" de Luis Ocana

Le Tour est en état de choc. Personne n'imaginait qu'un coureur puisse assommer Merckx de la sorte. L'Espagne, elle, s'est trouvée une idole. "Il faut se rendre compte que l'Espagne, avec le franquisme, était alors un pays fermé, on n'avait quasiment aucune relation culturelle avec qui que ce soit, rappelle Carlos Arribas. Tout ce qui nous parvenait de l'Europe, c'était Merckx, le dominateur, la modernité, le cycliste qui avait décroché la lune... En 1969, l'Homme a mis le pied sur la Lune et Merckx a gagné le Tour avec sa victoire à Mourenx. Et voilà ce Luis Ocaña qui débarque et le massacre. Un garçon pauvre de Cuenca, qui avait dû émigrer avec sa famille pour raisons politiques... Toute l'Espagne hallucinait, surtout que le football espagnol n'allait pas bien ces années-là."
Toi mon coco, tu vas payer ça
Pour tout le monde ou presque, le Tour est terminé. Joop Zoetemelk, dauphin de Luis Ocaña au général, pointe à 8'43". Merckx est relégué à 9'46". "Si Luis ne faisait pas d'erreur, ça paraissait plié", résume Bernard Thévenet. Mais des erreurs, Luis va en commettre. Le 10 juillet, au lendemain de la journée de repos, le peloton repart du haut d'Orcières-Merlette. Thévenet raconte : "Eddy était dans les premières places du peloton, comme il le faisait tout le temps. Et au moment de partir, il a vu que Luis discutait avec des journalistes à l'arrière. Alors il s'est dit 'Toi mon coco, tu vas payer ça'. Il n'y avait pas de départ différé, alors il a attaqué dans la descente. Ils ont fait une descente folle. En bas, il y avait un écart et ils ont continué à rouler."
Cette étape, longue de 250 kilomètres, mène les coureurs jusqu'à Marseille. Un peu oubliée entre les épisodes Orcières et Menté, elle porte pourtant elle aussi sa part de légende. Sous l'impulsion de l'offensive de Merckx, tout est allé si vite que les coureurs sont arrivés avec deux heures d'avance sur l'horaire prévu.
"C'est la seule fois de ma vie où j'ai vu les tribunes vides à l'arrivée d'une étape du Tour, confie Bernard Thévenet. Gaston Deferre devait remettre le maillot jaune à l'arrivée. Il venait de Paris. Quand il descend de l'avion, on lui annonce que tout le monde est déjà reparti. Deferre a dit 'Comment, ils ont fait le protocole sans moi ? Alors, moi maire de Marseille, le Tour ne reviendra pas ici !" Il tiendra parole. Il faudra attendre 1989 pour revoir le Tour dans la cité phocéenne.
Sur la Canebière, Merckx a repris deux minutes à Ocaña. Pas dramatique au plan comptable, mais psychologiquement, cette passe d'armes fragilise l'Espagnol. Le Belge est là, soufflant sur sa nuque, prêt à profiter de la moindre opportunité, même en apparence anodine. "Avec Merckx, il ne fallait pas faire la moindre erreur. Il voyait tout, il remarquait tout, dit Thévenet. Il savait aussi que Luis descendait moins bien que lui. Dans tous les cols, il faisait les descentes à fond pour mettre Ocaña en difficulté." De fait, c'est un destin à la Roger Rivière, non à la Merckx ou à la Anquetil, qui attend Ocaña dans les Pyrénées.
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Eddy Merckx lors du Tour de France 1971.

Crédit: Getty Images

L'invraisemblable orage de Menté

Lundi 12 juillet. 14e étape, entre Revel et Luchon. La première des trois étapes pyrénéennes. Au sommet du col de Menté, tout va bien pour le maillot jaune, qui campe aux côtés de Merckx. Mais dans le ciel, l'été a été chassé par des nuages d'un noir effrayant. Lorsqu'ils basculent au sommet, c'est encore le silence. Une poignée de secondes plus tard, un orage d'une violence inouïe s'abat sur la montagne. Pierre Chany, dans L'Equipe, évoquera une "atmosphère de cataclysme." Certains suiveurs avoueront avoir cru que la montagne allait s'effondrer.
Cinquante ans après, Bernard Thévenet est encore secoué : "Je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie sur un vélo. Une fois, j'ai percé un frein dans une descente, mais je n'ai pas eu peur comme ça. C'était terrible. On tirait sur les freins, ça ne freinait pas, donc on freinait comme on pouvait. Avec les chaussures, avec les talons. C'était affreux, vraiment. Tout le monde a eu très peur. Ceux qui sont arrivés en bas ont eu conscience d'avoir eu de la chance."
Rouler sous une pluie torrentielle est complexe. Mais le flot est tel qu'il entraîne avec lui un limon descendu de la montagne. "C'était de l'argile, je crois", glisse Thévenet. La chaussée se transforme en une coulée de boue torrentielle, visqueuse et jaunâtre. Deux kilomètres après le sommet, dans un virage en épingle à cheveux, c'est le carnage. Ils sont une dizaine à chuter au même endroit. Merckx, le premier. Le Cannibale se relève, le genou et le mollet droits entaillés. Mais il repart. Ocaña le suit et dérape à son tour. Lui aussi se remet vite debout. Il a, croit-on, évité le pire.
L'histoire aurait pu en rester là, mais la poisse, comme les emmerdes, aime voler en escadrille. L'Espagnol s'est à peine remis à la verticale que Joaquim Agostinho déboule et lui rentre dedans. Revoilà Ocaña au sol. Sonné mais entier, il se redresse, encore, quand Joop Zoetemelk, emporté par sa vitesse et dans l'incapacité de s'arrêter, le percute de plein fouet. Sous le choc, le maillot jaune a volé. Cette fois, c'est fini. Ocaña gît au sol, hurlant de douleur.
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1971, col de Menté : Sous l'orage, le rêve envolé de Luis Ocana

Bernard Thévenet arrive dans la foulée. "Je ne suis pas tombé dans ce virage parce qu'un mécano de Bic qui était là a réussi à m'empoigner pour me freiner, sinon moi aussi je leur tombais dessus comme Zoetemelk et Agostinho, évoque le futur double vainqueur du Tour. Merckx était déjà reparti. J'ai vu Luis par terre. Mon idée, c'était de descendre prudemment, j'avais tellement peur... Je pensais que quand Luis me rattraperait, qu'on unirait nos efforts pour essayer de revenir sur Eddy. Mais Luis n'est jamais revenu. En bas de la descente, j'ai entendu à la radio d'une moto Félix Levitan annoncer qu'à la suite de sa chute, Luis Ocaña avait été transporté en hélicoptère à l'hôpital de Saint-Gaudens. Ça m'a mis un choc."
Un peu plus au sud, Carlos Arribas a entendu le drame sans le voir. La télévision espagnole ne retransmet pas le Tour en direct à l'époque. "Elle diffusait des résumés le soir, précise-t-il. Dans l'après-midi, on avait entendu dans les bulletins d'information à la radio qu'Ocaña était tombé, qu'il avait abandonné, qu'on l'avait emmené à l'hôpital... Et le soir, on avait les images de la tempête de Menté, le ciel noir, la route qui était un torrent de boue, tous les coureurs qui tombaient..."

Pour Ocaña, le cynisme ajoute à la tragédie

Vingt minutes. C'est tout ce qu'il aura fallu pour renverser le maillot jaune. L'orage, bref mais ultra-violent, a frappé au pire moment. Seule consolation, à l'inverse de Roger Rivière onze ans plus tôt dans le Perjuret, Luis Ocaña ne gardera pas de séquelles de sa chute. Il ne souffre même d'aucune fracture, mais de fortes contusions au niveau de la poitrine et d'un traumatisme crânien. Le soir, à Luchon, Eddy Merckx a pris le pouvoir, mais refusé d'endosser le maillot jaune, pas plus qu'il ne le portera le lendemain.
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Au lendemain de sa chute et de son abandon, Luis Ocana est à l'hôpital. Son épouse est auprès de lui. Felix Levitan, le patron du Tour, est venu prendre de ses nouvelles.

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"Ce n'était pas imaginable. Le fair-play, ça veut dire quelque chose", dira le Belge plus tard. Mais selon Carlos Arribas, Ocaña n'y a vu aucune attitude chevaleresque : "Quand on a lui raconté que Merckx n'avait pas porté le maillot jaune lors de l'étape de Superbagnères, pendant que lui était à l'hôpital, il n'a pas accordé de valeur à ce geste. Il a dit que c'était normal : 'Le leader, c'est moi, pourquoi est-ce qu'il porterait ?'"
Le Tour est plongé dans une forme de désolation lorsqu'il repart sans son maillot jaune, et donc sans maillot jaune tout court. Ce Tour est fini. Le roi Merckx, débarrassé du révolutionnaire de Cuenca, va le gagner. Pour Ocaña, le cynisme ajoute à la tragédie, comme le rappelle Antoine Blondin dans sa chronique du 13 juillet :
"Ocaña gisait dans l'ambulance et les habitants de Saint-Béat applaudissaient, en pleurant, au passage de son convoi terriblement silencieux. Nous plongions alors vers cette frontière montagnarde, amicale et complice, de part et d'autre de laquelle on parle déjà l'espagnol en France, encore le français en Espagne, à l'image de celui qui s'en allait en emportant le maillot jaune avec lui. Quinze kilomètres le séparaient de son pays natal, où l'attendaient des banderoles désormais dérisoires. Trois jours le séparaient de l'apothéose de Mont-de-Marsan, où il ne fait aucun doute qu'il fût entré revêtu de la casaque principale. Un deuil immense, aux arrière-goûts de frustration et de trahison, s'abattit sur la troupe rendue à l'unanimité."
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15 juillet 1971. Le Tour part de Mont-de-Marsan. Luis Ocana a quitté le Tour il y a trois jours. Eddy Merckx vient lui rendre visite chez lui. En jaune...

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Non, Luis Ocaña n'a pas chuté n'importe où, mais sur ses terres. De part et d'autre de la frontière, il était chez lui. Après le col de Menté, le Tour allait emprunter celui du Portillon, le col de son enfance, celui au pied duquel il habitait et que lui et sa famille empruntèrent pour traverser définitivement la frontière lors de leur grand départ pour la France.
C'est d'ailleurs une des causes de son naufrage. Bernard Thévenet en est convaincu : "Avec le maillot jaune et l'avance qu'il avait, peut-être aurait-il dû être plus prudent, ne pas suivre à tout prix Merckx. Il a fait une erreur, mais quand on connaît Luis, on comprend qu'il ne voulait surtout pas que Merckx arrive devant lui dans le Portillon. Ce n'était pas pensable. C'est cet orgueil qui lui a permis de faire des exploits comme à Orcières-Merlettes, mais qui l'a perdu ce jour-là. On a tous des qualités et des défauts. On vit et on meurt avec."

Le Tour 1973, le sacre et la frustration

Luis Ocaña finira par remporter le Tour de France, mais jamais il n'aura sa revanche. Deux ans plus tard, il termine le Tour 73 en jaune à Paris pour devenir le deuxième coureur espagnol à inscrire son nom au palmarès après Federico Bahamontès. Mais Merckx, qui avait enchaîné Vuelta et Giro au printemps, a choisi de faire l'impasse en juillet.
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Arrivée du Tour de France 1973 à Paris. Luis Ocana enfin sacré.

Crédit: Getty Images

La mémoire est injuste. Elle reproche à Luis Ocaña d'avoir gagné le Tour 1973 sans avoir battu Merckx. Mais qui reproche à Merckx d'avoir ramassé le maillot jaune déchiré de son rival sur le bitume détrempé de Menté deux ans plus tôt ? Personne. Parce que Merckx était le Cannibale et qu'il a triomphé tant et tant, avant comme après, quand le sacre d'Ocaña est resté unique. Ce "oui mais" ne change rien au destin de Merckx quand il leste celui de Don Luis d'un goût d'inachevé. Même si le legs du seigneur espagnol dépasse de très loin ces histoires de palmarès, pour Carlos Arribas : "C'est un mythe, une exception. Une anomalie. Ocaña était un génie comme Picasso ou Goya. Même sans avoir gagné le Tour, il serait un des plus grands."
Ocaña fut toutefois le premier à l'admettre : Ce Tour 1973 a beau être celui de sa plus grande consécration sportive, il gardera toujours un goût d'inachevé. "Il lui a laissé un sentiment de frustration, confirme Carlos Arribas. Il revenait pour battre Merckx. Le Tour 1972 avait été bizarre, Ocaña n'était pas bien, il était encore tombé. Mais en 1973, c'était le grand Ocaña et Merckx ne s'est pas présenté au rendez-vous. Bien sûr que ce succès a de la valeur, mais en plus il a gagné contre un autre Espagnol, José Manuel Fuente, ce qui enlevait un peu de grandeur au Tour 1973."
C'est tout le paradoxe du champion espagnol. Face à l'Histoire, il reste d'abord associé au Tour 1971, celui d'Orcières et de Menté, plus encore qu'à celui de son sacre. Comme si Ocana était indissociable de Merckx. "Il était plus important de battre Merckx que de gagner le Tour, dit encore Carlos Arribas. Ce qu'il aimait, c'était mettre le pied sur le cou de Merckx et le tenir comme son chien, à ses ordres. Peut-être que tout cela est magnifié par le fait que ça ne soit arrivé qu'une ou deux fois, mais ça montre que c'était presque impossible. Merckx reste imbattable et Ocaña indomptable."
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Pour les caméras, poignée de mains entre Luis Ocana et Eddy Merckx. Mais le ressentiment de l'Espagnol restera vif jusqu'à la fin de sa carrière.

Crédit: Imago

Avec le temps, Ocaña adoucira (un peu) son regard sur le Cannibale. Juste après le 5e sacre en jaune de Merckx, en 1974, les deux hommes disputent un Critérium d'après-Tour. Le soir, ils se retrouvent tous les deux. Ils s'expliquent, boivent beaucoup, et enterrent la hache de guerre. Pourtant, même bien après la fin de leurs carrières respectives, le fier Ibère ne ratera jamais une occasion de se mesurer à Merckx. Ou "Merch", comme il le disait, avec son accent. Marc Madiot a raconté une anecdote révélatrice :
"J'étais au Tour de la Communauté européenne, en 1987. Le soir, je suis sur les marches de l'hôtel, un chalet en montagne. Et d'un seul coup, pour la première fois, je vois Ocaña sur un vélo. Il avait arrêté sa carrière depuis une dizaine d'années. Il s'arrête à ma hauteur, me demande comment je vais, et je lui dis : 'Mais qu'est-ce que tu fais sur un vélo ?' 'Je m'entraîne car la semaine prochaine je dois aller en Italie participer à une course de vieilles gloires, et il y aura Merch. Et je ne peux pas aller en Italie et me faire arranger par Merch.' Le mec, il s'entraînait encore pour ça..."
Il était toujours en conflit avec tout le monde
Une fois le vélo rangé, Luis Ocaña conserve un pied dans le milieu en devenant directeur sportif dans les années 80. Pour un bilan très mitigé. Il "rate" Bernard Hinault, qui signe finalement avec Bernard Tapie chez La Vie Claire en 1985. Dans sa voiture, il a conservé ce côté fiévreux qui le caractérisait sur le vélo. Mais il aurait voulu des Ocaña dans son équipe et il n'en avait pas puisqu'il n'y avait qu'un seul Ocaña. "Comme il était facile pour lui de gagner et de dominer le peloton, analyse Arribas, il exigeait la même chose de ses coureurs, qui en retour lui disaient : 'Tu ne peux pas nous demander de courir comme tu le faisais.'"
Dans un entretien accordé à Libération au début des années 90, il confiait souffrir de ne pas avoir retrouvé dans sa vie d'homme les sensations inégalables de celles du champion. La difficile vie d'après, pour le coureur. Classique. Mais chez lui, le mal était plus ancré. Comme si le monde extérieur tout entier était un Merckx.
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Luis Ocana pendant le Tour de France 1973.

Crédit: Getty Images

"Il était toujours en conflit avec tout le monde, estime Carlos Arribas. Il disait que rien ne lui souriait, mais je pense qu'il ne comprenait pas bien comment le monde fonctionnait. Son enfance, ou plutôt son absence d'enfance, pauvre à Cuenca, encore plus pauvre dans le val d'Aran, ne lui a pas permis de grandir en aimant la vie, mais en détestant tout le monde et en cherchant sa place. C'était son grand problème. Il n'a jamais trouvé une forme de paix."
Fruit de sa propre histoire, Luis Ocaña ne s'en est jamais émancipé. Jusque dans ses rapports familiaux, tout n'était que conflit. "Il ne s'est jamais vraiment bien entendu même avec sa femme, poursuit Arribas. Il avait aussi des problèmes avec son fils Jean-Louis, parce qu'il était un père exigeant et dur, et son fils avait besoin de liberté. Jean-Louis racontait qu'il avait les cheveux longs, ce qui ne plaisait pas à son père, qui lui disait qu'il était sale. Un jour, Jean-Louis dormait sur le canapé et son père lui a coupé les cheveux. Luis Ocaña était très autoritaire. C'est ce qu'il avait appris de son père, qui était dur et lui donnait des corrections."
Son engagement politique auprès de Jean-Marie Le Pen, qu'il va soutenir activement lors de la présidentielle de 1988, choque certains de ses proches. Mais là encore, peut-être fallait-il y voir une façon de régler ses comptes avec son pays d'accueil, son pays natal, sa propre histoire et son père, républicain et antifranquiste. Bref, avec la terre entière. Tout ça entre mille paradoxes. C'est ce que pense son biographe :
"Son père était républicain et antifranquiste et en tant qu'immigré, il soutenait quelqu'un qui voulait les chasser... Je pense qu'il recherchait avec Le Pen l'ordre qu'il n'a jamais eu dans sa vie. Politiquement, il a toujours été de droite. La loi et l'ordre. Luis n'a jamais été franquiste, il ne lui a jamais tendu la main, mais dans le fond, il avait des sentiments autoritaires."

Toute sa vie a été un désastre

En réalité, à part sur un vélo, Luis Ocaña a-t-il jamais été pleinement heureux ? "Toute sa vie a été un désastre", selon Carlos Arribas. La dernière descente, en tout cas, va s'apparenter à une longue glissade. L'ancien champion s'était pourtant lancé avec un certain succès dans l'exploitation viticole. La grande fierté de Luis. Son truc, c'est l'Armagnac. Il consacre son temps, son énergie et son argent à la modernisation de son exploitation. Jusqu'à ce qu'en 1983, par un écho un peu salopard du destin, un orage de grêle ne ruine tout son domaine. "Et comme il était un peu radin, il n'avait pas payé l'assurance et il s'est retrouvé ruiné", raconte Arribas.
Frappé plus d'une fois par un destin funeste, Ocaña traverse sa vie coup dur après coup dur. Deux graves accidents de voiture le laissent amoché et diminué. Puis, au cours d'une des nombreuses transfusions sanguines qu'il doit subir, il contracte une hépatite C qui le vide de ses forces. Le 19 mai 1994, à 48 ans, il prend son pistolet et se suicide à son domicile.
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1979 : pendant la journée de repos aux Menuires, Luis Ocana est accidenté lors d'une course automobile où il était le co-pilote.

Crédit: Getty Images

Une issue dramatique, doublée d'un certain trouble, une partie de la famille ne croyant pas à son suicide. Seule son épouse, Josiane, y adhère. La mère du champion, ses cinq frères et sœurs et son fils Jean-Louis déposent plainte contre X. Mais en dépit de ces doutes, la thèse de la mort volontaire restera la seule officiellement retenue. "C'est une histoire très douloureuse pour une famille déchirée, d'autant que Jean-Louis venait de se réconcilier avec son père", dit Carlos Arribas.
Dans le monde du cyclisme, sa disparition est un séisme. "Ça a été un choc, j'étais abasourdi sur le coup", confie Bernard Thévenet. Mais avec le recul, cette fin lui a semblé cohérente : "Luis a toujours voulu être maître de son destin. En réfléchissant, on pouvait comprendre son geste. Il a dû se dire 'La maladie ne m'abattra pas'. Il a choisi son départ. Ça ressemblait au personnage, finalement." "C'était un écorché vif, selon Christian Palka. Toute sa vie a été tragique. Il a mis fin à ses jours parce qu'il ne sentait plus en accord avec son environnement. Pour moi, c'est une preuve de courage. C'est un geste dans la lignée de sa vie : brut de brut." Je gagne ou je crève. Jusqu'au bout.
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24 mai 1994 : Eddy Merckx (au centre) et Bernard Thévenet (à gauche) figurent parmi les nombreuses personnalités du cyclisme qui assistent aux obsèques de Luis Ocana.

Crédit: Getty Images

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