Anquetil - Poulidor - Puy de Dôme 64, une étape de légende, vraiment ?

On a longtemps cru que c’était l’une des plus belles étapes de montagne de l’histoire du Tour de France. Pour la plus belle, il vaudrait mieux se tourner vers Ocana terrassant Merckx à Orcières-Merlette, Hinault et LeMond frères ennemis à l’Alpe d’Huez, Louison Bobet seul dans l’Izoard, Merckx triomphant à Mourenx, tel Cyrano de Bergerac : "C’est bien plus beau lorsque c’est inutile." Ou, plus près de nous, les matches Contador-Andy Schleck dans le Tourmalet ou Pogačar-Vingegaard dans le col du Granon.

Pourtant, ce Puy-de-Dôme 1964 est dans toutes les têtes et dans tous les souvenirs, à cause d’une photo. La photo est signée Roger Krieger, pour L’Équipe. On ne le cite jamais et on a bien tort. Jacques Anquetil et Raymond Poulidor montent côte à côte. Anquetil, maillot jaune, sur le côté droit de la route, n’est pas au mieux mais son directeur sportif, Raphael Geminiani, lui a dit de rester à la hauteur de Poulidor. Jamais derrière, ça pourrait lui donner des envies d’attaquer. Poulidor est sur la gauche de la route mais, l’espace d’un instant, son épaule droite va venir toucher l’épaule gauche d’Anquetil. Moment magique. Photo magique.

On dit que Poulidor aurait pu gagner le Tour ce jour-là s’il avait distancé Anquetil plus tôt dans la montée. Légende ! Ce n’est pas dans le Puy-de-Dôme que "Poupou" perd le Tour pour 55 misérables petites secondes. C’est sur le vélodrome de Monaco, quand il croit gagner l’étape et empocher la minute de bonification alors qu’il reste un tour à couvrir. Faute professionnelle ! C’est sur la route de Luchon, après un changement de vélo cafouilleux. Malchance.

C’est encore sur la route de Toulouse, quand son mécanicien le fait tomber après un changement de roue. Re-malchance et pas seulement : quand il repart, la direction de la course n’a pas laissé les voitures suiveuses s’intercaler entre lui et le peloton. Jacques Goddet l’a admis plus tard : "On ne peut nier que cela précipita la défaite de Poupou." Au matin de l’étape du Puy-de-Dôme, Raymond Poulidor compte 56 secondes de retard sur Anquetil. Il aurait dû porter le maillot jaune avec au moins deux minutes d’avance.

On croit aussi que, ce 12 juillet, Poulidor a gagné l’étape. Mais non. Le vainqueur, c’est Julio Jimenez, qui devance Federico Bahamontes. Aux deux coureurs espagnols les bonifications. Mais on a oublié tout le monde dans cette histoire, même Vittorio Adorni, qui est venu se glisser entre les deux champions français. Il ne reste dans la mémoire que ce duel épaule contre épaule, ce petit moment de l’histoire cycliste auquel Poulidor finira par donner une explication très terre à terre : le tuyau d’échappement d’une moto lui brûlant la jambe, il a fait un écart vers Anquetil. Et puis, confiera-t-il, "nous étions cuits tous les deux". Anquetil l’avait dit dès sa descente de vélo : "Nous n’étions bien ni l’un ni l’autre." Quand bien même aurait-il eu les jambes de sa vie, aurait-il attaqué plus tôt ? Pour Paul Fournel, auteur du magnifique Anquetil tout seul, la réponse est non et l’explication est ailleurs : "Poulidor admire Anquetil et cette admiration lui est fatale." On ne fait pas tomber une icône.

Dans Vélo Magazine, Raphaël Geminiani affirme que, ce jour-là, "il ne s’est rien passé". Il exagère, bien sûr. "Gem" exagère toujours. Il défend son champion, c’est normal. Mais il sait comme nous que, de ce jour, date la bataille entre anquetilistes et poulidoristes qui va couper la France en deux, presqu’autant que la politique. A partir de ce 12 juillet, la rivalité entre les deux hommes va passer de l’analyse sportive aux exégèses politiques, sociologiques, psychologiques.

L’impact de ce duel du Puy-de-Dôme dépasse de beaucoup la réalité de la bataille sportive. L’étape est entrée dans la légende. Or, dans le film L’homme qui tua Liberty Valance, il y a cette réplique : "Quand la légende est plus belle que l’histoire, imprimez la légende." Depuis 1964 et à chaque fois qu’on pense au Puy-de-Dôme, on imprime et réimprime la légende, et on continuera de le faire, parce que la légende est plus belle que l’histoire elle-même.

Antoine Blondin aurait dû être inspiré par cette étape légendaire. Pourtant, il n’en a quasiment pas parlé. Car la veille du Puy-de-Dôme, le samedi 11 juillet, sur la route du Tour, un camion-citerne a raté un virage, foncé dans la foule et plongé dans le canal de Dordogne à Port-de-Couze. Terrible bilan : neuf morts, dont trois enfants, et plusieurs blessés.

Le lundi 13 juillet, dans L’Équipe (qui ne sortait pas alors le dimanche), ce n’est pas au duel Anquetil-Poulidor que Blondin consacre sa chronique, se contentant de le qualifier de "fantastique", mais aux morts de la Dordogne, aux suiveurs qui ont plongé dans la rivière pour sauver des enfants, aux coureurs qui se sont arrêtés sur le pont et ont enlevé leur casquette en signe de deuil.

"La somptueuse machinerie tournait dérisoirement sous un ciel de fête avortée" écrit Blondin à l’ombre du Puy-de-Dôme, avant de conclure : "Le Tour c’est aussi, au fil du voyage de deux mille hommes soudés, l’apprentissage des réflexes du cœur." En Dordogne, le pont a bien sûr été reconstruit et une plaque honore les victimes de ce drame, à moins de trois-cents kilomètres d’une autre plaque : celle qui rappelle la montée, épaule contre épaule, de deux champions de légende pour l’éternité.