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De la rue au Super Bowl : Michael Oher, un destin hollywoodien

Laurent Vergne

Mis à jour 09/06/2020 à 12:21 GMT+2

LES GRANDS RECITS - Michael Oher a disputé deux Super Bowls dans les années 2010. Il en a même remporté un. Il partait pourtant de loin et a dû surmonter toutes les difficultés possibles et imaginables dans son enfance. Son histoire est de celle dont on fait des films. Hollywood ne s'en est d'ailleurs pas privé.

Grand Récit - Michael Oher (Visuel - Quentin Guichard)

Crédit: Eurosport

Ils ont connu le succès, une carrière plus que méritoire, sont parfois devenus des stars. Pourtant, pour eux, tout n'avait pas bien commencé. Après Damon Hill, Mike Tyson, Novak Djokovic et Zlatan Ibrahimovic, nouvel itinéraire d'un enfant pas gâté avec Michael Oher. C'est le 75e épisode des Grands Récits.

"Le fait que mon histoire se soit bien terminée la rend unique. C'est tout le problème. Elle ne devrait pas être unique." L'histoire de Michael Oher aurait pu ne jamais s'affranchir de sa triste banalité. Pauvreté, violence, déscolarisation, désocialisation. Le gamin du Tennessee et son destin tout tracé avaient l'étoffe du fait divers d'un canard local. Pas d'un conte de fées. Pourtant, ce n'est pas avec une balle dans la tête que Michael Oher a fini, mais en NFL. Mieux, au Super Bowl, une bague au doigt. Par ricochet, il s'est même mué en personnage hollywoodien.
7 mars 2010. 82e cérémonie des Oscars. The Blind Side, réalisé par John Lee Hancock, est nommé dans deux catégories phares. Meilleur film et meilleure actrice. Le premier lui échappe, mais Sandra Bullock est consacrée. C'est son interprétation du rôle de Leigh Anne Tuohy qui lui vaut la statuette.
The Blind Side retrace l'histoire de Michael Oher. Son enfance à la Dickens dans le Tennessee. La pauvreté. La violence. Mais aussi son ascension, grâce au sport et sa relation avec la famille Tuohy qui va le prendre sous son aile. Une vraie success story comme les Américains en raffolent. Le film surfe sur les hauteurs du box-office. Une reconnaissance du public doublé de celle d'une critique globalement élogieuse.

Rapport schizophrénique au film

Lorsque The Blind Side sort sur les écrans, en novembre 2009, Michael Oher a entamé sa carrière en NFL depuis quelques semaines à peine sous le maillot des Baltimore Ravens. Un rookie pas comme les autres. De ce jour, le voilà propulsé personnage de fiction. "Je n'ai pas pu aller à la première à New York, raconte-t-il dans son autobiographie, I Beat the Odds, parue en 2012. Les Ravens étaient au beau milieu de leur saison. Il y avait un match à préparer, je n'avais pas le luxe de prendre du temps pour aller voir le film."
Il attendra la fin de sa première saison pour vivre cette expérience mi-gratifiante, mi-perturbante : se découvrir sur un grand écran dans la peau d'un autre. Oher est allé au cinéma avec quelques amis. Il a acheté son ticket. Incognito. "Je suis sorti de la salle avec un sentiment mitigé, avoue le natif de Memphis. Déjà, je ne comprenais pas pourquoi autant de gens pleuraient. J'avais envie de leur dire 'vous comprenez quand même que ça se termine bien, j'ai une super vie, je suis heureux, ne pleurez pas !'"
Il a surtout du mal à supporter de voir sa vie transformée en œuvre de fiction. Comme si cette histoire était la sienne sans l'être vraiment. Avec The Blind Side, il entretient ainsi un rapport "un peu schizophrénique", concède-t-il. C'est ce qui le poussera à coucher des mots sur une feuille blanche pour raconter sa propre version de sa vie.

Mon père, cet inconnu

Michael Jerome Oher est né le 28 mai 1986. L'image la plus lointaine de son existence, il la situe autour de ses trois ans. Il déambule, avec ses frères, sœurs, demi-frères et demi-sœurs, le long de l'autoroute. "Comme souvent, la maison était fermée à clé, il n'y avait personne, alors nous marchions pour essayer de trouver un endroit pour dormir", explique-t-il. Son souvenir, trop affaibli par la distance du temps, ne lui dit pas où ils ont échoué ce soir-là. Mais de cette drôle de transhumance si près de ces centaines de voitures grouillant vers ou depuis le centre-ville de Memphis, il a conservé une vision métaphorique de son enfance : "essayer d'aller quelque part où la vie serait peut-être meilleure, pendant que le monde tournait à toute vitesse sans se soucier de moi."
La fratrie recomposée atteint la douzaine. De son père, Michael Williams, il ne sait rien ou si peu. Le bonhomme a vite déserté le domicile conjugal et passé l'essentiel de son temps en prison. C'est d'ailleurs la taule qui l'a mis sur le chemin de la future mère de Big Mike, Denise Oher. "Le frère de ma mère, Gerald, était son co-détenu en cellule. Un jour, pendant une permission, il est passé voir Gerald pour lui dire bonjour. Denise était là. C'est comme ça qu'ils se sont rencontrés."
Le jeune Michael peut compter sur les doigts d'une main les rencontres avec son père. Une fois, il lui a collé une baigne. Il ne sait plus pourquoi. Une autre, il lui a donné quelques billets. Pour un peu, il se sentirait chanceux. "Au moins, moi, je l'ai connu, dit-il. Certains de mes demi-frères ignorent qui les avait conçus." Un jour, au lycée, il apprend que Michael Williams a été tué en prison. Malgré la maigreur du lien, cette annonce le secoue : "Il n'avait jamais été vraiment là, mais je ne peux pas nier le lien qui m'unit à lui. Même si je ne l'ai jamais appelé papa. Pour ça, il faut plus que quelques visites et une poignée de dollars."
Le monde se divise en deux catégories. Il y a ceux qui mangent, et ceux qui ont faim. "Nous étions souvent dans la seconde", euphémise Michael. Car pour ajouter au carnage du panorama familial, ce père taulard, absent et bientôt mort, s'accompagne d'une mère laminée par son addiction à la drogue. Les enfants sont livrés à eux-mêmes. Marcus, l'ainé, arrivé huit ans avant Michael, endosse tant bien que mal les rôles de grand frère et de père de substitution. Il y a maldonne. Denise est née dans le ghetto, n'en est jamais sortie. Elle est tombée dans la drogue et ne s'en est pas davantage extirpée.

"Les emmerdements étaient notre principale source de distraction"

D'elle, il a hérité de cette carrure épaisse. Quand il l'évoque, c'est avec un mélange de colère et d'affection. Comme si, parfois, il s'en voulait de l'aimer autant. "Je ne connais pas grand-chose de son passé, avouait-t-il dans son livre. Dans quelle école est-elle allée ? A quoi a ressemblé son enfance ? Elle ne parlait pas de ces choses-là. Tout ce que je sais, c'est qu'elle était, et qu'elle est toujours une des dames les plus gentilles que pourrez rencontrer dans votre vie. Quand elle est clean."
L'instabilité est le maître-mot de ses premières années. Les enfants, trop nombreux pour être réunis sous le même toit, sont le plus souvent séparés. Michael Oher passe plusieurs mois chez sa grand-mère maternelle, Adeline. Peut-être son pire souvenir. "Une femme d'une méchanceté et d'une saleté inimaginables", indique-t-il.
Une des rares photos de Michael Oher enfant. (Photo Famille Tuohy)
A six ans, il revient vivre avec sa mère et huit de ses frères et sœurs, dans un taudis de 40m², au sud de Memphis. "Une vraie maison à nous", quand même, selon ses mots. Presque une victoire, vu le contexte. Mais un taudis, quand même. Il n'y a qu'une chambre, dans laquelle toute la marmaille se masse pour dormir sur des matelas de fortune. Le plus chanceux héritent du canapé-lit dans le salon, sur le mode du premier arrivé, premier servi.
Cette anormalité lui tient de norme. Ce n'est que bien plus tard qu'il en percevra l'absurdité. Idem pour ses "loisirs". "Tous nos passe-temps consistaient à briser les règles", admet Oher ou, selon sa formule proche de l'oxymore : "les emmerdements étaient notre principale source de distraction". Braquer des voitures. Casser des vitres pour rentrer chez les gens. Chaparder. Michael, le plus jeune, observe plus qu'il n'agit. Mais oui, à sept ans, alors qu'il a déjà redoublé à deux reprises et changé six fois d'école, il maîtrise l'art d'échapper aux rondes de police. Sans parler des balles qui sifflent régulièrement dans la rue.

Les Finales NBA 1993 comme révélateur

Toujours à sept ans, sa vie bascule. Quelqu'un vient le chercher. Un monsieur qu'il n'a jamais vu. Michael n'a jamais su qui avait prévenu les services sociaux. "Je me demande parfois si ce n'est pas ma mère qui a fini par les appeler, parce qu'elle avait réalisé qu'elle ne pouvait plus s'occuper de nous, s'interroge-t-il. Je sais qu'elle nous aimait et qu'elle voulait nous garder, mais peut-être pensait-elle préférable pour nous d'être dans d'autres mains. Je n'ai jamais osé lui poser la question." Le voilà arraché à sa famille. Une famille chaotique, une vie nuisible, mais l'enfant le vit comme une déchirure.
A partir de là, Michael Oher va naviguer de foyer en foyer et de famille d'accueil en famille d'accueil, dans le cadre du programme "Foster Care", en charge des enfants comme lui. Ils sont environ 500 000 aux Etats-Unis dans cette situation. La vie ne devient pas rose, mais il tombe dans des familles de bonne volonté et le plus souvent aimantes. Parfois, pour de brèves périodes, il retourne vivre chez sa mère. Mais son alternance entre sevrage et replongée dans le crack interdit des retrouvailles durables.
C'est le sport qui va servir d'échappatoire à "Big Mike". La révélation, il l'a au printemps 1993, en regardant les finales NBA à la télévision chez son cousin. Il a 7 ans. "Ça a changé ma vie, assure-t-il. Tout au long des années suivantes, j'aurai devant moi cet objectif, auquel je m'accrocherai en permanence." Sur le duel final entre les Bulls de Michael Jordan et les Suns de Charles Barkley, son regard d'enfant est intarissable : "Une série dingue. Depuis, je crois n'avoir rien vu d'aussi excitant. Les Bulls visaient leur 3e titre de suite, mais les Suns se battaient, et revenaient sans arrêt. J'étais totalement happé par l'intensité du duel entre ces deux équipes incroyables."
Michael a même un souvenir quasi-physique de ces six matches. En ce début de mois de juin, le soleil cogne déjà sur Memphis. La clim', on ne connait pas dans le ghetto. "J'étais déjà costaud à l'époque, poursuit-il, et dans la maison, il faisait très chaud. Mais j'avais l'impression que si je transpirais, c'est parce que je me dépensais autant que si j'avais été sur le terrain avec un maillot des Bulls." Tout au long de l'été, fasciné, il occupe ses journées à se repasser dans sa tête le film de ces matches. "Le sport était entré dans ma vie, il n'était pas question qu'il en sorte", dit-il encore.

"J'étais ce qu'il faut appeler un SDF"

C'est une promesse qu'il se fait. Et pas une promesse en l'air. Des gamins qui se rêvent en futur Michael Jordan, il en pousse à tous les coins de rue aux Etats-Unis dans cette première moitié des années 90. Mais il convient de distinguer ceux qui rêvent de devenir une star et ceux déterminés à se dédier à fond à ce rêve. Michael Oher est de ceux-là. Le basket peuple donc ses jours et ses nuits. Plutôt doué, de son propre aveu, et plutôt rapide et mobile en dépit de sa corpulence (au lycée, en Division II de l'Etat, il tournait tout de même à 22 points et 10 rebonds par match), il ne se tournera que tardivement vers le football.
Pour sortir de son bourbier, Michael Oher doit attendre l'adolescence. Et deux mains tendues, par deux familles. Les Henderson, d'abord. Tony, alias Big Tony, est son entraîneur de basket et son fils, Steve devient son meilleur ami. C'est grâce à Tony qu'il va intégrer Briarcrest, un lycée privé chrétien, où Steve vient d'être admis. Big Mike, plombé par des résultats scolaires catastrophiques, met les bouchées doubles lors d'une année de rattrapage pour rejoindre Briarcrest. En dépit de son bagage insuffisant, il bénéficie d'un programme spécial destiné aux athlètes à fort potentiel. Seule condition : deux heures de cours supplémentaires chaque soir pour se remettre à niveau. Mais Oher est prêt à tout.
De misérable, sa condition se veut désormais paradoxale, car si au plan scolaire son entrée dans ce lycée huppé lui ouvre des perspectives, il n'a toujours aucune stabilité dans sa vie quand il franchit les grilles de Briarcrest après les cours. "J'avais quelques plans, je dormais parfois chez les Henderson ou chez des amis, de temps en temps dans une famille Foster, mais j'étais ce qu'il faut appeler un SDF, raconte-t-il dans son autobiographie. Je n'en parlais à personne, je leur faisais tous croire que j'avais une maison, parce que j'avais honte. Mais j'étais à la rue". Trouver des familles d'accueil à l'adolescence s'avère complexe. Les demandeurs ne se bousculent pas au portillon. Trop de problèmes à gérer.
Le pire, pour Michael, ce sont les vacances scolaires. Source d'excitation pour l'ado lambda, mais d'angoisse pour lui. Lycée fermé. Pas d'entraînement. Les potes absents. Conséquence, une galère décuplée pour trouver où se poser, où manger, où dormir. Les congés le renvoient à sa propre solitude et à la fragilité de sa condition.

La main tendue des Tuohy

En 2003, pendant son année de junior au lycée (l'équivalent de la classe de première en France), Oher se rend un matin au gymnase du lycée pour s'entraîner, mais celui-ci est fermé. Mike réalise alors que l'on est en plein Thanksgiving. Il se maudit d'avoir oublié. Le froid rougit les joues, le vent les gifle. Il vient de marcher cinq kilomètres. Tout ça sent la journée moisie. Elle ne sera pas si mauvaise.
Une grosse BMW passe devant le gymnase. Elle ralentit. Quand la vitre se baisse, Michael reconnaît Sean Tuohy. Il est entraîneur bénévole à Briarcrest pour les équipes de basket et d'athlétisme. Ils ont déjà discuté occasionnellement. "A ses côtés, se souvient Michael, il y avait une petite femme, très bruyante, au téléphone." Anne Leigh Tuohy. Le couple propose au jeune homme de le ramener d'où il vient.
De fil en aiguille, il va s'intéresser de près à ce gamin timide, presque secret, mais attachant et volontaire. Les Tuohy perçoivent chez lui un farouche désir de s'en sortir. "J'étais déterminé à faire quelque chose de moi-même, confirme l'intéressé. Avec mon gabarit, j'aurais pu espérer finir garde du corps d'un chef de gang, mais je ne voulais pas de cette vie. Je ne savais pas encore comment j'allais m'en tirer, mais dans mon esprit, il n'y avait pas d'autre option. J'allais trouver un moyen de sortir du ghetto d'une manière ou d'une autre. L'échec n'était pas une option pour moi." Les Tuohy l'ont ressenti.
Leigh Anne l'emmène acheter des vêtements neufs et... à sa taille. Michael grandit vite. A 17 ans, il dépasse le mètre quatre-vingt-dix et les 130 kilos. Deux semaines après Thanksgiving, les Tuohy l'invitent à dîner. Oher n'a jamais mis les pieds dans une maison comme celle-ci. La famille Tuohy vit plus que confortablement. Sean, businessman averti, a investi avec succès dans la restauration rapide. Il possède plus de 80 restaurants de fast-food à Memphis.
Leigh Anne, elle, est une architecte d'intérieur très demandée. Ils ont deux enfants, Sean Junior, 11 ans, et Collins, née la même année que Michael, en 1986. Elle aussi est scolarisée à Briarcrest. Lycéenne brillante, jolie, et perchiste de très bon niveau, elle une des coqueluches de l'école. C'est une famille comme Michael Oher n'en a jamais connu.
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Collins, Sean Jr, Leigh Anne et Sean Tuohy à l'avant-première du film The Blind Side, la 17 novembre 2009.

Crédit: Getty Images

La confortable folie des Tuohy

Un soir de janvier 2004, après avoir mangé chez eux, Michael est raccompagné par Sean. Dans la BM, il lui avoue qu'il n'a pas d'endroit où dormir. Demi-tour. Il passera la nuit sur le canapé-lit du salon. "Et comme ça, les Tuohy sont entrés dans ma 'rotation' nocturne, explique Oher. Je dormais chez eux une ou deux fois par semaine, en faisant tout pour être un bon invité. Je pliais mes draps le matin, je rangeais tout ce que je pouvais."
Parce qu'il n'avait toujours compté que sur lui-même, demander ou recevoir de l'aide n'avait rien de naturel pour lui. Mais Big Mike accepte cette main tendue. Peut-être parce que, spontanément, chacun trouve d'emblée la bonne distance. Les parents comme les enfants. Lui qui avait toujours pris soin de ne pas s'attacher aux autres gamins dans ses diverses familles d'accueil, parce qu'il savait que sa présence ne serait que provisoire dans le foyer, noue très vite une relation forte avec Collins et Sean Jr. Et, comme ça, Oher finit par se sentir chez lui :
Plus je passais de temps avec eux, plus je sentais que j'avais trouvé une nouvelle maison. Une maison un peu dingue, avec des gens qui couraient dans tous les sens, entre les copains de Collins qui déboulaient de tous les côtés, et le boulot très prenant de Sean et Leigh Anne. Mais c'était une folie confortable. Ils ne me traitaient pas comme si j'étais fragile, ou comme une créature étrange qu'ils devaient chercher à comprendre avant de pouvoir être proches de moi. Ils me traitaient comme ils traitaient n'importe qui d'autre et cela m'a aidé à me sentir comme chez moi.
Sean et Leigh Anne Tuohy ont compris qu'ils pouvaient offrir à Michael ce qui lui manquait dans sa quête de réussite : de la stabilité et des moyens. "Ils percevaient ce que j'essayais d'accomplir et le fait que je n'avais simplement pas les outils nécessaires. Je n'étais pas bête, je n'étais pas fainéant, je voulais travailler dur mais je ne savais pas par où commencer. J'étais un gamin qui voulait se sentir aimé et soutenu. L'ambition n'était pas un modèle auquel j'avais été habitué dans ma vie. J'essayais d'ouvrir des portes et je ne savais pas comment. Les Tuohy m'ont aidé à les pousser."
Ils lui paient notamment un tuteur, chargé, vingt heures par semaine, de le faire bûcher pour combler ses lacunes scolaires. Ce sera Sue Mitchell, alias Miss Sue. A elle aussi, Oher doit une fière chandelle. Elle sera son sésame pour l'Université.
Leigh Anne et Michael lors du camp d'entraînement des Carolina Panthers en 2016. (Photo www.leighannetuohy.com)

2005, il devient légalement un Tuohy

A l'été 2004, juste après son 18e anniversaire, il s'installe définitivement chez les Tuohy. "Pour la première fois, j'avais trouvé non pas une famille d'accueil, mais une famille tout court, résume-t-il. Ils m'ont traité comme un membre à part entière. Pas comme une bouche supplémentaire à nourrir ou un investissement pour toucher un chèque à la fin du mois. Chaque soir, Leigh Anne glissait un 'Je t'aime' quand les enfants allaient se coucher. Elle me le disait aussi, et j'ai commencé à me dire qu'elle le pensait vraiment."
Parfois, Leigh Anne l'agace. Sean junior le fatigue. Collins, toujours en retard, le rend dingue. Lui aussi peut les déstabiliser. Mais il aime ce qu'il nomme ces "petits accrocs" : "Ils m'ont fait comprendre que nous étions une vraie famille. Je pouvais être contrarié ou dérangé parfois, et ils pouvaient l'être avec moi aussi de temps à autre. Nous n'avions pas à nous soucier d'être parfaits les uns envers les autres tout le temps, parce que je n'étais pas un invité. C'était ma maison aussi."
En juillet 2005, Sean et Leigh Anne Tuohy finalisent ce processus familial en adoptant officiellement Michael Oher. S'il ne coupera jamais les ponts avec sa mère biologique, il se sent à sa place en devenant aux yeux des Tuohy un fils ou un frère. Cette fois, sa vie est sur des rails enviables, d'autant qu'au même moment, il s'apprête à entrer à l'université. Oher a connu une progression si fulgurante sur les terrains que plusieurs universités de renom se l'arrachent en dépit de son parcours scolaire laborieux. Auburn, Alabama, LSU souhaitent le recruter. Il opte finalement pour Ole Miss, la grande fac du Mississipi, où Leigh Anne et Sean ont étudié.
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Michael Oher sous le maillot de Ole Miss, en 2008, avec le coach Houston Nutt.

Crédit: Getty Images

Lors de ses deux dernières années au lycée, il s'est consacré à fond au football, délaissant le basket. Joueur de ligne offensive, il occupe le poste de left tackle. Un rôle clé, puisqu'il a la charge de protéger le quarterback sur son côté aveugle : The blind side. A la fois puissant et mobile, il a toutes les qualités naturelles pour s'y épanouir. Hollywood le présentera comme un analphabète du playbook, qui n'entendait rien aux subtilités de son sport ou de son poste. Pour un peu, Leigh Anne Tuohy, non contente de l'avoir recueilli, lui aurait appris les bases de son futur métier. C'est un des aspects du film avec lequel Michael Oher aura le plus de mal : "Il m'a montré comme un débile qui ne comprenait rien au football alors que j'avais étudié ce jeu en profondeur. Ce n'était pas moi."

La draft : Stress et libération

Plus rien n'arrêtera l'ascension du jeune homme. Pendant ses quatre années à Ole Miss, il devient un des meilleurs joueurs du pays à son poste. Au point qu'en 2009, son nom circule pour figurer parmi les dix premiers sélectionnés lors de la draft. Le 25 avril, Michael compte ainsi parmi les neuf joueurs invités au Radio City Music Hall de New York, où se tient la draft.
Même s'il a toujours su ce qu'il a voulu, il se pince d'être aux côtés de Matthew Stafford (le quarterback de Georgia, dont tout le monde sait qu'il sera choisi en première position), Eugene Monroe, Jason Smith ou Michael Crabtree. Dans la "salle d'attente", où les futurs rookies guettent fébrilement l'appel d'une des 32 franchises, Big Mike a réuni son clan. Les Tuohy, évidemment, au grand complet. Mais aussi Miss Sue et son frère aîné, Marcus.
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Les neuf joueurs présents au Radio City Hall de New York pour la draft. Michael Oher est tout à droite sur la photo.

Crédit: Getty Images

Les minutes passent, les noms s'égrènent. Lui attend. Deux semaines avant la draft, une rumeur a commencé à circuler, alimentée par une poignée de journalistes influents, dont Todd McShay, un des "monsieur draft" d'ESPN. "Character problem". Le joueur est prometteur, mais le garçon potentiellement un nid à problèmes. Oher n'a jamais su d'où ces bruits provenaient, ni comment ils avaient circulé. Avant d'être un film, The Blind Side fut un livre, sorti en 2006. L'histoire de Michael Oher était un des sujets abordés. Certaines franchises ont-elles eu peur au dernier moment de se lier à un jeune à l'enfance si instable ?
"J'avais décidé de laisser couler,mais Leigh Anne était furieuse. Elle voulait casser la gueule à McShay", rigolera-t-il des années plus tard. Mais dans la "draft room", désormais vide puisque tous les autres joueurs présents ont été appelés, il cède à la panique. Il attend désormais depuis deux heures et demie. Ce petit calvaire prend fin quand le téléphone de son agent sonne enfin. A l'autre bout, John Harbaugh, l'entraîneur des Baltimore Ravens. La franchise du Maryland veut tellement recruter Oher qu'elle a tradé avec New England pour grimper de trois places. Michael Jerome Oher devient le 23e choix de la draft 2009.
Dans sa toute première interview de futur joueur NFL, il lâche : "Ce fut un long et difficile chemin, je m'étais fixé des objectifs très élevés qui pouvaient paraître fous, mais je l'ai fait. Je suis là." Il ne peut s'empêcher de voir dans sa terre d'accueil professionnelle un savoureux clin d'œil. Les Ravens sont la seule franchise de la NFL nommée d'après un poème. Celui d'Edgar Allan Poe, The Raven. "Pour moi qui avais tant ramé à l'école, notamment en anglais, finir dans la seule équipe ayant une origine littéraire...", s'amuse-t-il dans I Beat the Odds.
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Draft 2009, Michael Oher a gagné son pari. De gauche à droite : Jimmy Sexton (son agent), Collins Tuohy, son frère Marcus, Michael Oher, Sean Tuohy, Leigh Anne Tuohy, Sean Jr Tuohy et Miss Sue.

Crédit: Getty Images

Réalité et fiction

A la fois héros et victime de sa propre histoire, Michael Oher aura du mal à être jugé comme n'importe quel autre joueur. Ce sera vrai de son année de rookie à la fin de sa carrière en NFL en 2017 et il l'a assez mal vécu, comme il l'expliquait en 2015 sur ESPN : "Le film a pris le pas sur la réalité. Pire, c'est tout juste si je ne devais pas ma carrière en NFL au succès du film et non à mon travail, à mes sacrifices.Pareil pour la façon dont je suis jugé. Certains disent que j'ai fait un bide. Mais tout ça est biaisé par des considérations qui n'ont rien à voir avec le jeu lui-même."
Un jour, alors qu'après un match, un journaliste lui pose une question sur The Blind Side avant d'évoquer la rencontre elle-même, il craque : "Ne me parlez plus de ce film. Je n'aime pas ce film." "La vérité, expliquera Leigh Anne Tuohy sur NBC en 2016, c'est que Michael aime le film, mais il déteste l'attention qu'il fait porter sur lui. L'immense majorité des gens dans le pays ne sont pas capables de citer le nom d'un joueur de ligne offensive. Ce sont des gens de l'ombre. Michael, lui, a dû composer avec une attention très forte, en permanence." Leigh Anne Tuohy sait de quoi elle parle : elle-même s'est parfois lassée d'être résumée à "la mère dans The Blind Side".
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Michael Oher en 2015.

Crédit: Imago

La carrière de Big Mike a connu des hauts et des bas. Après cinq années à Baltimore, il s'est engagé en 2014 à Tennessee. Infortuné retour au bercail. Blessé, il est coupé par les Titans puis rebondit à Carolina grâce au lobbying de Cam Newton, le quarterback vedette des Panthers. "Je ne veux pas que tu nous rejoignes, j'ai BESOIN que tu nous rejoignes", lui avait-il écrit dans un sms. Sa première saison en Caroline sera celle du retour au premier plan, et au Super Bowl, perdu face à Denver. La NFL a connu des "bides" plus retentissants que le sien.
Son heure de gloire, collective et intime, Michael Oher l'avait vécue le 3 février 2013, lors du 47e Super Bowl. Au Superdome de La Nouvelle-Orléans, Baltimore s'impose face aux San Francisco 49ers pour décrocher leur 2e trophée Vince Lombardi. A 26 ans, le tackle des Ravens entre au panthéon de son sport.
Ce soir-là, la réalité et la fiction s'entremêlent. Sandra Bullock est dans les tribunes. Son fils (adoptif, lui aussi) porte un maillot frappé du nom de Michael Oher. Les Tuohy sont tous là. Après le match, Leigh Anne se fraie un chemin jusque dans le vestiaire. Une image a alors fait le tour du pays : elle, en larmes, dans les bras de son "Big Baby", comme elle l'appelle. Son fils avait parachevé sa revanche sur cette enfance dont elle ignorait tout moins de dix ans plus tôt.
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