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Les Grands Récits - Eldridge Dickey, talent unique terrassé par les préjugés

Maxime Dupuis

Mis à jour 28/10/2022 à 12:33 GMT+2

En 1968, Eldridge Dickey est devenu le premier quarterback noir sélectionné au premier tour de la draft NFL. Le Texan avait tout pour lui et était promis à un destin d'exception. Pourtant, il n'a jamais joué un seul match à son poste et sa carrière s'est éteinte avant même d'avoir vraiment commencé. La faute, en grande partie, aux préjugés d'un sport qui en regorgeait.

Eldridge Dickey

Crédit: DR

"Ce qui est arrivé à Eldridge Dickey doit rester dans l'histoire comme l'un des plus grands crimes sportifs jamais commis. Le monde du sport dans son ensemble et Eldridge Dickey ont été volés par les Oakland Raiders. Durant la présaison de l'année 1969, il avait pratiquement surclassé tous les quarterbacks de l'AFC et de la NFC. Je n'avais pas été étonné de voir Kenny Stabler jeter l'éponge.
Dickey était spécial et simplement trop talentueux. Rapide, doté d'un bras surpuissant et capable de lancer le ballon des deux mains : Eldridge était aisément l'un des passeurs les plus précis qu'il m'a été donné de voir évoluer sur un terrain. Je le voulais absolument dans mon équipe mais Oakland l'a drafté avant nous. Quand j'ai fini par le récupérer, quatre ans plus tard, Dickey n'avait qu'une envie : quitter la NFL. Au fond de lui, il n'a jamais pardonné les Oakland Raiders."
Ces paroles, empreintes d'une amertume certaine et d'un regret profond, sortent de la bouche et des tripes d'Hank Stram. Hank Stram, dont vous n'avez peut-être jamais entendu parler, fait pourtant partie des grands entraîneurs de l'histoire du football américain. A la tête des Dallas Texans devenus Kansas City Chiefs au début des années 60, le natif de Chicago a croisé quelques bons joueurs, remporté quelques trophées en AFL, ligue éphémère et bientôt avalée par la NFL, et un Super Bowl en 1970, le seul de la franchise avant que Patrick Mahomes et ses copains ne remettent les Chiefs sur la carte en 2019. Bref, Stram savait de quoi il parlait. Et de qui il parlait.
Dans ce Grand Récit, il ne sera pas question d'accomplissement vertigineux. De Super Bowls à la pelle, de bagues aux doigts, de marques individuelles si élevées qu'elles en deviennent étourdissantes ou incommensurables. Pas de destin d'exception non plus, de trajectoire à la Tom Brady, comme il fut question ici. Dickey, c'est 18 matches chez les pros, 5 réceptions, 112 yards parcourus et un touchdown, au cœur d'une carrière "longue" de quatre saisons, dont deux passées sans fouler les pelouses de la NFL.

L'échec de l'Amérique

Le CV est un peu léger pour prétendre au Hall of Fame ou à tout autre chose que l'oubli. De son vivant, Stram n'a pourtant jamais extirpé Dickey de son esprit. Et il n'est pas le seul. Des hommes et des femmes ont tenu à entretenir la mémoire du footballeur, disparu en l'an 2000, avant d'avoir pu souffler sa 55e bougie.
Le 22 mai de la dernière année du XXe siècle, Eldridge Dickey avait été victime d'une crise cardiaque. Certains diraient alors que son cœur était brisé depuis belle lurette. Devenu pasteur sur le tard, sans doute pour se dégoter un allié céleste dans sa lutte contre ses démons, l'alcool et la drogue, Dickey est parti, conscient d'être passé à côté de quelque chose, d'incarner l'un des "what if" les plus cruels et intrigants de l'histoire de la NFL. Les "what if", ces scénarii alternatifs dont l'Amérique raffole, tout au moins lorsqu'ils ne sont pas accompagnés d'un goût âcre, celui du racisme en l'occurrence.
Sur la route de la grandeur, Dickey s'est heurté à l'étroitesse d'esprit de ses congénères, au mur de l'histoire, surmontés des barbelés de la ségrégation. Disons-le tout de go : la NFL de l'époque n'avait pas trop de place pour un quarterback noir. Elle avait déjà réouvert ses portes aux Afro-Américains en 1946, c'était bien le seul pas en avant dont elle était alors capable, engoncée dans des convictions rétrogrades et son ignorance.
Pour beaucoup, un footballeur noir ne pouvait être quarterback. Les têtes pensantes, ce sont les blancs, jugeait-on. Et Dickey ne pouvait être bon qu'à courir ou attraper les passes des autres puisque pourvu de qualités physiques naturelles. Voilà pour les raccourcis.
Eldridge Dickey, dont la carrière professionnelle s'est réduite à peau de chagrin, n'a jamais joué un seul match à son poste de prédilection. Cette histoire est donc celle d'un échec. Le sien. Celui de l'Amérique. Surtout.

Un QI de 130

La vie de Dickey est un roman dont on aurait arraché des pages. On sait néanmoins que le principal intéressé a vu le jour à Houston le 24 décembre 1945. Fils d'une infirmière et d'un pasteur, il grandit à Independence Heights, quartier noir de la plus grande métropole du Texas.
On sait également qu'il deviendra un beau bébé de 188 centimètres et de 90 kilos. Et que, assez rapidement, il développe des qualités certaines pour lancer des ballons, mais pas seulement. Ses premières ogives seront d'ailleurs des… emballages de lait en carton. Ces boites carrées ou rectangulaires, qu'il bourre de papier pour les lester, volent aux quatre coins de son quartier. Et retombent jamais très loin de là où le jeune garçon l'a décidé.
Rapidement, Dickey se fait également remarquer à l'école. Alors élève de 5e, celui dont on évaluera bientôt le QI à 130 joue déjà au football américain. Mais ses coéquipiers ne possèdent pas le quart de son talent. Appelé à réceptionner les passes mal ajustées de son quarterback, Eldridge est un peu frustré. Et, un jour, alors qu'il renvoie le ballon à son partenaire après une énième passe tombée dans ses chaussettes, la justesse du lancer et le spin subjuguent son entraîneur d'alors.
"Qui a lancé ce ballon ?", demande-t-il, yeux ronds comme des billes. Les regards et les index se dirigent vite vers Eldridge. Il faut essayer le gamin au poste de quarterback. L'essayer, c'est l'adopter.
La suite de sa carrière scolaire, c'est de l'émerveillement constant. Eldridge possède un sacré bras. Deux sacrés bras même, puisque l'intéressé peut lancer des deux mains. Dans les rues, les ballons ont remplacé les boîtes en carton. Il réussit à les balancer au-dessus des câbles téléphoniques sur tout un block. Il lance loin. Et est précis, pour ne rien gâcher.
Eldridge Dickey court vite, également. Et se montre plus que futé. A tous les niveaux. Une anecdote résume assez fidèlement la finesse du jeune homme. Un jour, au cœur de sa carrière scolaire, l'ado se blesse à une cheville. Il demande alors à être strappé afin de continuer le match. Mais pas seulement à l'articulation douloureuse. Dickey insiste à ce que l'autre soit également bandée. Pourquoi donc ? Pour que ses adversaires ne sachent pas à quelle cheville s'attaquer, si jamais il leur venait l'envie et l'idée de le diminuer un peu plus encore, physiquement parlant.
Tout le monde venait pour voir jouer ce jeune-là
Très vite, Dickey est perçu comme un phénomène. Un joueur d'exception. Par ses coéquipiers. Mais pas seulement. A Tennessee State, l'université qui l'a recruté, c'est une évidence. "C'est le plus grand quarterback que j'aie vu, avec qui ou contre qui j'ai joué, jurait dans le Washington Post et quelque temps avant sa mort, le Hall of Famer Claude Humphrey. Et je les ai tous affrontés."
"Notre stade peut accueillir 18 000 spectateurs, mais les jours de match, il y avait autour de 30 000 personnes dans l'enceinte, se souvenait Joe Gilliam, alors coordinateur défensif de Tennessee State. Nous avons enfreint toutes les règles de sécurité, anti-incendie que vous pouvez imaginer, mais c'était comme ça. Tout le monde venait des quatre coins du pays pour voir jouer ce jeune-là". Tout le pays, ce serait quelque peu exagérer. Parce qu'il existe alors quelques coins reculés de l'Amérique qui ne désirent pas tellement voir le jeune homme faire preuve de son exceptionnel talent et de sa supériorité, ballon en main.
Déjà, si le Texan Dickey a été recruté par Tennessee State, université historiquement noire, c'est parce que les années 60 ne sont pas aussi progressistes qu'elles en ont l'air. La lutte et l'avancée vers l'égalité n'ont pas été décrétées dans les salons et sur du velours. Beaucoup d'établissements jugent que le talent a une couleur et que le noir ne leur va pas au teint. Qu'importe, Eldridge Dickey fera le bonheur des Tigers.
Un autre épisode, relaté par le Washington Post, rappelle aussi combien le quotidien des joueurs afro-américains peut être douloureux et impossible. Avance rapide dans le temps : 1969. Legion Field à Birmingham. Eldridge Dickey a été drafté par les Oakland Raiders la saison précédente. Un match de présaison oppose les Californiens aux Kansas City Chiefs, ici au cœur de l'Alabama. La tension est grande dans l'Amérique nixonienne, un an après l'assassinat de Robert Kennedy et, surtout, de Martin Luther King. Sur la question des droits civiques, la Bannière étoilée semble faire deux pas en arrière quand elle en fait un grand en avant.
Birmingham n'a pas tellement envie de voir Dickey à l'œuvre. De la vitre du car qui emmène son équipe au stade, il peut lire sur une large pancarte l'inscription suivante : "pas de n… quarterback en Alabama". John Madden, coach et future légende des Raiders, lui assure alors qu'il n'est pas obligé de jouer. Dickey entrera quand même sur le terrain.

"The Lord's prayer"

Si la NFL va s'avérer un chemin de croix, court mais extrêmement douloureux, ses exploits universitaires resteront gravés dans les mémoires de ceux qui les ont vécus, et qui en témoigneront inlassablement, décennies après décennie.
A Tennessee State, le chef d'orchestre des Tigers casse la baraque durant quatre ans. Avant de devenir le premier quarterback noir drafté au premier tour chez les professionnels, Eldridge Dickey met le monde à ses pieds : 6523 yards, 805 passes tentées, 430 réussies et 67 touchdowns au final. TSU n'a d'yeux que pour lui. Dès sa deuxième année, il porte la fac jusqu'au titre décerné aux universités de l'Amérique ségrégée (Black College Football National Championship), avec une saison régulière immaculée.
L'année d'après, même constat : 9-0 avec, au cœur de l'année, une prestation à 343 yards gagnés face à Grambling. En 1966, Tennessee gagne ses matches sur le score moyen de 41 à 4, avec un dernier match de saison régulière remporté 83-0 face à Kentucky State. Tennessee traversera également une séquence folle de vingt-quatre victoires de suite.
Durant quatre années, les coups d'éclat succèdent aux coups d'éclat et Dickey gagne un surnom "The Lord's Prayer", "La prière du Seigneur" en français. Le sobriquet lui a été attribué par son entraîneur d'alors, John Merritt. L'idée est simple, et résumée par Claude Humphrey : "Si nous avions besoin de lui, nous n'avions qu'à faire appel à 'The Lord's Prayer'."
Une prière avant chaque match, des passes alléluia pendant et des victoires à la fin, beaucoup. Le numéro 10 de Tennessee State sait tout faire. Et même plus que ça. Qualités de bras et intelligence sont couplées à des prédispositions physiques XXL. L'homme court vite et bien. D'ailleurs, avec ses chaussures blanches, il n'est pas rare qu'il s'occupe aussi de retourner les coups de pied adverses.
Si Eldridge Dickey était blanc…
Là se noue sans doute le nœud du problème. Parce que les stéréotypes et les biais cognitifs ont la vie dure. Aussi, on décide de voir ce que l'on a envie de voir chez les autres. Et chez les sportifs noirs, on s'attarde plus sur ce qu'ils ont dans les jambes que ce qu'ils ont dans leur crâne. Eldridge Dickey en sera une victime spectaculaire et, au final, tragique.
La draft 1968 sonne le début de la fin pour lui. Il est dans le viseur de deux franchises, les Raiders d'Oakland et les Kansas City Chiefs. Dit comme ça, c'est peu. Parce que son talent mérite évidemment mieux. Avant le grand raout de la fin du mois de janvier, un recruteur cité dans l'ouvrage "Thursday Night Lights : The Story of Black High School Football in Texas" l'assure sans détour : "Si Eldridge Dickey était blanc, il serait sur la liste de 26 équipes professionnelles. Mais aucune d'entre elles n'est prête à prendre le risque de signer un quarterback noir, surtout si celui-ci est le meilleur de tous les joueurs de son effectif." Constat éclairé du marigot dans lequel se vautre l'essentiel de la NFL/AFL (ndlr : les deux ligues professionnelles rivales ont débuté un processus de fusion en 1966, il sera complet en 1970).
Elles ne sont donc pas vingt-six, mais deux. Les Raiders et les Chiefs. Oakland possède le 25e choix au premier tour. Hank Stram, coach de la franchise du Missouri, détient les 19e et 22e picks. Il n'en utilisera aucun pour le prometteur quarterback, espérant qu'il tombe au deuxième tour. Al Davis, iconoclaste propriétaire et general manager des Raiders, décide de drafter l'étudiant de Tennessee State. Davis a d'ailleurs été le premier à se déplacer pour le voir jouer à la fac. Et, évidemment, a été séduit par le talent naturel du jeune homme.
Son choix est historique : Eldridge Dickey devient alors le premier quarterback noir choisi au premier tour par une franchise professionnelle.
Fervent avocat de la lutte pour les droits civiques et bientôt premier propriétaire à donner les rênes de son équipe à un entraineur de couleur, Art Shell, à engager une femme au poste de directrice générale, Amy Trask, Davis ne fera pourtant pas le bonheur de Dickey.

Horizon bouché

Eldridge Dickey débarque dans une franchise plutôt bien pourvue en terme de "quart-arrière". Daryle Lamonica, "the Mad Bomber", est le numéro 1. Avec lui à la baguette, les Californiens ont atteint et perdu le Super Bowl II, battus par les Green Bay Packers (33-14). Elu MVP de l'AFL et dans la force de l'âge, il est l'indiscutable titulaire. Derrière lui, un futur Hall of Famer, George Blanda (41 ans), et Cotton Davidson (37). Et puis, il y a le rookie Dickey et… un autre joueur drafté au deuxième tour cette fois, Ken Stabler. Stabler, de l'université d'Alabama. Symboliquement.
Ken Stabler comprend vite que son horizon est bouché. Stabler finira au Hall of Fame lui aussi, mais en attendant, il ne passe pas l'été, envoyé en ligue mineure pour se faire les dents.
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Al Davis et les Oakland Raiders en 1964

Crédit: Imago

Dickey, lui, reste dans l'escouade. Mais, rapidement, Al Davis lui fait savoir qu'il ne jouera pas quarterback cette saison. Les Raiders n'ont pas besoin de lui à ce poste cette année. Passé maître dans l'art de sentir les coups et de changer ses joueurs de poste après les avoir draftés, Davis juge que Dickey ferait un excellent wide receiver. Dickey s'y plie. Avec humilité. "Je sais que devenir un bon quarterback professionnel prend du temps", s'incline-t-il.
Il attrapera dans toute sa carrière autant de passes qu'il a de doigts sur une main. Une en 1968. Quatre en 1970. Entre les deux, le néant. Ça fait peu pour marquer les esprits. C'est suffisant pour rester dans les mémoires.
"J’ai vu Eldridge Dickey jouer, se souvient James Harris dans le livre "Raise a fist, take a knee" de John Feinstein. J’ai affronté son équipe quand j’étais en troisième année. C’était une star. Pour moi, ça ne faisait aucun doute : il était assez bon pour jouer en NFL au poste de quarterback. A l’époque, il n’en a pas eu la chance. On l'a changé de poste. Mais si tu refusais de changer, tu étais un problème."
Si je deviens une star un jour, j'aimerais qu'on rappelle comment j'y suis parvenu
Dickey ne veut pas être un problème. Pour personne. Alors, il accepte. Pour apprendre. Avec humilité. "Beaucoup de recruteurs pensaient qu'il pourrait devenir le premier quarterback noir à jouer en NFL/AFL, peut-on lire dans les colonnes de Sports Illustrated à l'été 1968. Dickey aussi y croyait, et c'est toujours le cas. Du haut de ses 188 centimètres et de ses 90 kilos, Dickey est un athlète supérieur." Un athlète supérieur, et c'est bien ça le souci. Le jeune homme, bientôt 23 ans, est constamment "réduit" à ses qualités physiques. Ses prédispositions d'alors, essentielles aujourd'hui, sont un frein à son épanouissement.
Dickey accepte son sort, faisant confiance à son coach et aux dirigeants de la franchise qui l'ont choisi avec leur premier pick. "Beaucoup de gens semblent penser que j'ai été lésé, mais je pense que c'est un grand avantage pour moi (de changer de poste), est-il cité dans un article de CBS Sports qui lui était alors consacré. Je pense que cela va me servir en tant que quarterback car je comprends mieux comment un receveur réussit à se démarquer. Je suis une sorte de pionnier et beaucoup de jeunes quarterbacks vont me regarder et cela les aidera de savoir que je pense de cette façon. Si je deviens une star un jour, j'aimerais qu'on rappelle comment j'y suis parvenu. Ainsi quand ils écriront un livre sur moi, ils diront : 'Il est devenu un quarterback célébré. Pour ce faire, on l'a changé de poste et il a dû le mériter'."
Au mieux, Dickey est naïf. Au pire, il est d'un optimisme à tout crin. Et s'il y aura bel et bien des gens pour relater sa carrière dans des ouvrages, ce sera avant tout pour se lamenter du sort qui lui a été réservé.
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La joie de John Madden et des Raiders après leur victoire au Rose Bowl de Pasadena, lors du Super Bowl XI.

Crédit: Getty Images

1969. John Madden arrive sur le banc des Raiders. Le nouveau coach d'Oakland donne sa chance à Dickey en présaison. Il cherche une doublure à Lamonica. Et possiblement mieux. Eldridge fonce tête baissée. Sa brillante présaison est d'ailleurs saluée par la presse locale qui, à l'image du Oakland Tribune, se pâme d'admiration devant la magie d'un footballeur qui paraît "incroyablement facile" et ressemble plus à une certitude qu'à une promesse.
Après une rencontre de présaison contre Kansas, le quotidien le qualifie de joueur "le plus excitant sur le terrain". "On l'a vu réussir une passe de 50 yards d'un simple coup de poignet", ajoute le journaliste présent dans les tribunes ce jour-là. Le joueur, lui-même, s'imagine un avenir radieux. Il ne peut en être autrement. "Les réceptions, je les laisse aux gars qui traversent le terrain en 9'50"." Dans un monde pur et parfait, Dickey devrait se retrouver propulsé numéro 2 derrière Lamonica.
Rien n'est pur, rien n'est parfait. Eldridge Dickey ne jouera jamais quarterback en match officiel de NFL. Pas une minute. Pas une seconde. Pas une passe tentée. Pas une course. Madden a des doutes parce que le garçon est facile, et son assurance ballon en main frise l'arrogance. Insaisissable, à tous les sens du terme, le numéro 10 des Raiders ne rassure pas complètement Madden. La presse adore. Le staff, moins. Sa chance est définitivement passée.

Pourquoi l'avoir drafté ?

Mais pourquoi diable les Raiders ont-ils drafté Dickey ? Avaient-ils une idée derrière la tête ? Voulaient-ils couper l'herbe sous le pied des Chiefs, leurs rivaux historiques ? Al Davis n'est pas sans savoir que Hank Stram est un grand fan du joueur et qu'il est prêt à ramasser la mise si le joueur tombe au deuxième tour.
Ont-ils cédé aux stéréotypes en vogue ? A l'époque, Al Davis, que l'on ne peut taxer de racisme, ne voit pas le mal. "Si Dickey ne joue pas quarterback dans deux ou trois ans, ce sera alors un problème", lance-t-il au début de la carrière du Texan. Pour le faire patienter et espérer, Davis lui a d'ailleurs cédé le numéro 10, habituellement réservé aux quarterbacks, et offert un contrat plutôt confortable de quatre ans.
Des années plus tard, le propriétaire des Raiders balaiera même à rebours cette même hypothèse d'un revers de la main dans sa biographie "Just win, baby" : "On était armés à chaque position et Eldridge n’a jamais trouvé sa place durant les quatre ans où il est resté avec nous". Point barre. Un raccourci aussi bref que la carrière de Dickey. Discutable aussi. Si l'on ne peut pas donner complètement tort à Davis ni douter de sa probité alors que son équipe tournait à plein régime, il est également difficile de lui donner totalement raison.
Si ce n'est Davis, si ce n'est consciemment, force est de constater que Dickey a été victime, comme d'autres avant lui, comme d'autres après, de tout le poids des préjugés qui avaient et auraient encore longtemps cours dans la société américaine et au cœur d'un sport que l'on qualifiera sans peine de blanc.

Briscoe sera le premier

Le premier quarterback noir titulaire en NFL, ère Super Bowl, ne sera jamais Eldridge Dickey. Mais Marlin Briscoe. Drafté la même année en tant que… cornerback au 14e tour de draft, il devra menacer les Denver Broncos de jeter l'éponge si la franchise du Colorado ne lui donne pas sa chance au poste convoité. Dos au mur parce que minés par les blessures, les Broncos s'y plieront. Avec succès.
Malgré une folle première saison - il se classe 2e de l'élection du rookie de l'année -, Briscoe sera rétrogradé dans la hiérarchie sans raison l'été suivant et demandera à quitter les Broncos. La suite, avec deux Super Bowls en poche, lui donnera raison, ou presque. Parce qu'il décrochera la lune au poste de wide receiver. Les jambes, plutôt que la tête. Toujours et encore.
Interrogé par le Washington Post il y a quelques années, le cousin d'Eldridge Dickey jurait que ses coaches universitaires avaient senti le coup venir et l'avaient mis en garde bien avant qu'il ne soit sélectionné par les Raiders d'Oakland : "Si tu arrives (en NFL/AFL), tu auras fait le boulot. Mais il faut qu'on te prévienne : tu devras sans doute porter ta croix et tu n'auras peut-être jamais droit à la couronne". Propos prémonitoires. Jamais aucune couronne ne sera déposée sur le front de Dickey.
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Marlin Briscoe en 1968

Crédit: Getty Images

Oakland décide de libérer le joueur, mais lorsque les Chiefs et Stram - toujours et encore - se penchent sur son cas, Al Davis revient sur sa décision et rapatrie le joueur en Californie. Cette fois, c'est pourtant bel et bien terminé. Un genou récalcitrant le met à l'arrêt. A son retour, évidemment, on lui intime l'ordre de repasser à la réception.
Dickey a perdu le fil et ne disputera pas un match pendant deux ans. Et sa dernière saison à Oakland est pathétique. Après ça, Baltimore et Kansas City, enfin, n'y pourront rien changer. Sous les ordres de Hank Stram, Eldridge Dickey ne jouera même pas un match tunique des Chiefs sur le râble. "Quand vous désirez quelque chose depuis si longtemps, quand vous vous investissez et pensez l'avoir mérité et qu'on vous le retire ensuite, votre désir s'éteint. C'est ce qui m'est arrivé", se lamentait-il alors.
Sa carrière est brisée, l'homme aussi. Retards, absences et défiance envers le monde entier seront le lot quotidien de la fin de sa courte carrière. Et du reste de sa vie. Alcool et drogues finiront de l'enfoncer plus bas que terre. Un temps, la religion le remettra sur le chemin. Jusqu'à sa mort, trop jeune. A 54 ans.

Air du temps et préjugés

Chez les Raiders, pendant et après Dickey, on s'en est toujours tenu à la même version et celle-ci n'a rien à voir avec la couleur de peau de l'intéressé. Si Davis et consort avaient jugé qu'il était l'homme de la situation, Dickey aurait été promu comme tel. Mais les Raiders avaient déjà ce qu'il fallait en magasin. Ce qui est vrai, aussi. Mais il est impossible de prétendre, droit dans ses bottes, que l'environnement, l'air du temps et les préjugés crasseux n'ont pas joué un rôle dans la trajectoire abîmée du Texan aux mains d'or.
Si Dickey avait été le seul afro-américain à rater la marche, on pourrait y voir le simple fruit d'une malheureuse coïncidence. On pourrait prétendre que son seul tort fut d'avoir été la mauvaise personne au mauvais endroit, au mauvais moment. Mais l'histoire du football américain a longtemps été pavée comme l'enfer, sans les bonnes intentions qui l'accompagnent.
Avant que Doug Williams ne devienne en 1988 le premier quarterback noir à remporter le Super Bowl, avec Washington, dernière équipe à réintégrer des joueurs noirs dans son escouade - sacrée ironie -, avant que Warren Moon n'entre au Temple de la Renommée où il trône encore bien seul, que Michael Vick, Steve McNair, Cam Newton, Patrick Mahomes ou Lamar Jackson ne deviennent la norme, combien de carrières ont été brisées sur l'autel des préjugés et autres croyances abjectes ?
Ces dernières décennies, des études universitaires menées outre-Atlantique ont montré que les journalistes et commentateurs, souvent malgré eux et sans aucune volonté pernicieuse, véhiculaient ces préjugés déplorables. Le stéréotype du joueur blanc moins athlétique mais plus fort mentalement. Celui du joueur noir doté de qualités physiques mais moins préparé psychologiquement. The Review of Black Political Economy a, elle, conclu en 2012 que les lycéens noirs évoluant au poste de quarterback étaient 62% à devoir renoncer à ce poste à l'université. Contre 16% pour leurs alter ego blancs. S'il avait été encore en vie, Eldridge Dickey aurait pu se dire qu'il n'avait pas été le seul. Ni le dernier. Mais cela ne l'aurait en rien consolé. Le combat n'est toujours pas gagné. Demandez donc à Colin Kaepernick ce qu'il en pense.
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Colin Kaepernick

Crédit: AFP

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