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"La fanfare est sur le terrain !" : Cal-Stanford ou le dénouement le plus invraisemblable jamais vu

Laurent Vergne

Mis à jour 24/09/2021 à 11:43 GMT+2

LES GRAND RECITS – "The play to beat the band". L'action qui a battu la fanfare. La seule dénomination de cette séquence suffit à laisser entrevoir son aspect hors du commun. Le 20 novembre 1982, l'Université de California battait sa grande rivale Stanford au prix d'une dernière action devenue culte aux Etats-Unis. A juste titre, tant elle apparait improbable d'un bout à l'autre.

The Play - Les Grands Récits

Crédit: Eurosport

"Une insulte au football. Une farce. Et maintenant, je vais devoir vivre avec ça jusqu'à la fin de mes jours." John Elway est un monument du football américain. Un des dix plus grands quarterbacks de l'histoire. Double vainqueur du Super Bowl. MVP de la NFL. Un des joueurs les plus "clutch" jamais vus sur un terrain. Champion et homme plus que comblé, Elway a réussi vie et carrière. Mais il trimbale depuis près de trente-sept ans une blessure.
Elle date du samedi 20 novembre 1982, lors du tout dernier match de sa carrière universitaire avec Stanford, avant son passage chez les professionnels, où la gloire et l'argent attendaient celui qui allait devenir numéro un de la si fameuse draft 1983. Voici "la farce" et "l'insulte", ainsi qu'il qualifia le dénouement de cette rencontre. Avant de se taire pendant plus d'une décennie sur le sujet, devenu trop sensible et douloureux.
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John Elway sous le maillot de Stanford.

Crédit: Getty Images

Quatre secondes

Plus qu'un match, d'ailleurs. LE match. Le Big Game, comme il est baptisé aux Etats-Unis. Il met aux prises, chaque année, les facs de Stanford et de Cal. Elles se retrouvent à l'automne, les années paires à Berkeley, impaires à Stanford. Elway aurait dû être le héros de son dernier Big Game. A quatre secondes près. Quatre secondes sur soixante minutes de jeu effectif. Quatre secondes pour ce qui demeure, aujourd'hui encore, l'action la plus célèbre et la plus folle de toute l'histoire du sport universitaire américain.
Quatre secondes baptisées en toute simplicité The Play. L'action. Comme si elle prévalait sur des millions d'autres. Quatre secondes qui ont marqué à vie une foule d'acteurs, spectateurs, téléspectateurs et auditeurs. Et au milieu coulaient les larmes de colère de John Elway.
En vrac, vont se glisser dans cette drôle d'histoire une fanfare, un joueur de trombone, un arbitre, des équipes spéciales vraiment très spéciales, un commentateur, un temps mort mal venu, une polémique pour deux ou trois siècles, un photographe et même une gigantesque fake news avant l'heure.

Cal et Stanford, deux facettes d'un même prestige

Cal - Stanford, c'est la rivalité la plus ancienne du football américain. Deux des plus grandes universités du pays. Stanford, nichée au cœur de la Silicon Valley, à Palo Alto, devenue la ville de Facebook. Cal, ou le petit nom de l'Université de Californie, installée à Berkeley, face à San Francisco. Berkeley, petite ville, aura immense. Stanford la privée, Cal la publique, deux facettes d'un même prestige, celle de l'élite universitaire américaine, dont la rivalité s'exacerbe lors des joutes sportives.
Sportivement parlant, Alabama - Auburn ou Michigan - Ohio State surpassent sans doute cette rivalité-là en NCAA. Mais Cal - Stanford, par son histoire plus que séculaire et sa proximité géographique dans la baie de San Francisco (à peine une cinquantaine de kilomètres les séparent, une broutille à l'échelle des Etats-Unis), évoque ce que l'on nommerait, chez nous, un derby.
Toutes les disciplines arborent leur petit nom quand les deux facs se croisent. The Big Spike, en volley, The Big Splash en water-polo, The Big Tip Off, en basket, The Big Freeze en hockey, The Big Meet en athlétisme et ainsi de suite en baseball, voile et même rugby. Mais c'est bien le Big Game, en football américain, qui forme l'épicentre de cette rivalité.
Le tout premier match entre les deux équipes remonte à 1892. A l'époque, le capitaine de l'équipe de Stanford se nomme Herbert Hoover, le futur président des Etats-Unis, surtout resté dans l'Histoire pour avoir été élu juste avant la crise de 1929 et avoir fait adopter par loi le Star Spangled Banner comme hymne national officiel des Etats-Unis.
C'est comme si 'The Play' avait effacé tout le reste et c'est bien dommage
Quatre-vingt-dix ans plus tard, ce 20 novembre 1982, avant la farce, ou le miracle, selon le point de vue, il y eut 59 minutes et 56 secondes d'une rencontre qui, même sans son délirant épilogue, avait offert suffisamment de rebondissements pour s'ancrer parmi les duels les plus fameux du livre d'or de la NCAA. Aujourd'hui, ne subsiste pourtant rien d'autre que ces quatre dernières secondes. Comme une tornade, elles ont fait table rase de ce qui avait précédé. C'est le plus gros regret de John Elway, ainsi qu'il l'évoquait en 2007, lors du 25e anniversaire de ce moment pas comme les autres : "C'est comme si 'The Play' avait effacé tout le reste et c'est bien dommage, car ce fut d'abord un très grand match de football."
Elway en sait quelque chose. Il n'a pas été le dernier à y contribuer : 25 passes complétées sur 39 pour 330 yards et deux touchdowns. Et surtout un de ces drives décisifs, que tout le monde imaginait en tout cas comme tel sur le coup, de ceux qui deviendraient sa marque de fabrique pendant quinze ans en NFL sous le maillot de Denver.
Mené 10-0 à la mi-temps, Stanford accuse encore un déficit de deux points (19-17) à l'entame de la dernière minute. La situation apparait même désespérée pour le Cardinal lorsque John Elway se retrouve face à une 4e et dernière tentative et 17 yards à couvrir sur sa propre ligne des 13 yards.
"Mais parce que John Elway était déjà John Elway, nous savions que ce n'était pas fini. Il avait déjà tout. Le bras, la vision, le leadership. Même avec une 4e et 40 yards, ça n'aurait pas été fini". L'homme qui, trente ans après, s'exprimera ainsi dans Sports Illustrated, s'appelle Kevin Moen. Pour l'heure, sur cette première "balle de match" pour les Golden Bears, il se contente de trembler devant le bras d'Elway. Il a raison.

De l'inoubliable victoire au traumatisme indélébile

"A cause du dénouement, j'ai oublié beaucoup de choses de ce match, avoue aujourd'hui Elway. Mais cette passe sur 4e et 17, je m'en souviens. C'est sans doute la plus belle de mes quatre années en NCAA, et une des plus mémorables de toute ma carrière". Un coup de canon, plein axe du terrain, pour trouver son receveur Emile Harry au milieu de trois défenseurs. Du grand art. Du Elway. Un gain de 29 yards, bien plus qu'il n'en fallait pour rester en vie.
Kevin Moen, encore lui, se souvient : "Elway a sorti cette passe miraculeuse, le gars a fait cette superbe réception et après avoir été si près de la victoire, il fallait retourner à la bataille. Il restait 50 secondes à peine, mais ça avait l'air d'une éternité."
Trois actions et une quarantaine de secondes plus tard, Stanford se retrouve dans les vingt yards de Cal. Il ne reste plus au botteur Mark Harmon qu'à ajuster son coup de pied de 35 yards. Presque une formalité pour lui. Stanford repend la main au score, 20-19. Le banc du Cardinal oscille entre euphorie et hystérie. Venir gagner sur le fil, à Berkeley, dans le Big Game, ça n'a pas de prix. A coup sûr, une des victoires les plus marquantes de l'histoire de la fac. Sauf que Stanford a commis deux erreurs, qui vont contribuer à transformer cette inoubliable victoire en un traumatisme indélébile.
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Le California Memorial Stadium de Berkeley.

Crédit: Getty Images

Le socle de l'invraisemblable

Il y a d'abord ce temps mort pris trop tôt. Il reste huit secondes sur l'horloge lorsque John Elway, sur les ordres de son coach, Paul Wiggin, fait signe aux arbitres que Stanford utilise son dernier temps mort. S'il avait laissé le chronomètre filer quatre ou cinq secondes de plus, le match se serait arrêté après le field goal de Mark Harmon. A cette distance, du snap au passage du ballon entre les barres, un tel coup de pied prend environ quatre secondes. Très exactement le temps que Stanford va laisser aux Golden Bears pour tenter l'impossible.
Puis, en célébrant trop abusivement au goût des arbitres leur field goal supposément victorieux, les joueurs de Stanford écopent de 15 yards de pénalité sur le renvoi suivant, plaçant Cal dans une situation plus favorable sur le terrain. Ces deux micro-évènements auraient pu rester anodins mais ils vont constituer le socle de l'invraisemblable. Le miraculeux édifice menant à "The Play" restait à bâtir mais, sans cette fondation-là, il n'aurait jamais existé.
Sur les 75 662 spectateurs recensés sur la feuille de match au California Memorial Stadium de Berkeley, quelques centaines ont déjà commencé à quitter le stade. Dépités, certains fans des Bears n'apprendront la victoire de leur équipe que le lendemain matin, dans les journaux. A posteriori, il est tentant de les moquer ou de les blâmer. Mais ils étaient juste comme tout le monde : persuadés que le match était fini. Comme Joe Starkey.

Quatre secondes qui en feront vingt

Depuis 1975, Starkey commente les matches de Cal à la radio. Il en fera de même pour les San Francisco 49ers durant vingt saisons, de 1989 à 2008. A 41 ans, Starkey est alors une petite célébrité locale dans la baie saint-franciscaine, mais à la fin de ce Big Game 1982, il accèdera à une renommée nationale pour le reste de son existence. En attendant, il pense juste avoir assisté à la sentence finale de cette partie : "Quelle façon de finir ce match pour John Elway ! Un final d'anthologie. Maintenant, seul un miracle peut sauver les Bears."
Il reste donc quatre secondes. Le coup de pied de renvoi de Stanford, et un ultime ballon pour les équipes spéciales de Berkeley. Ces quatre secondes vont en réalité en durer vingt, entre le coup de pied de Harmon et le touchdown. Vingt secondes et un maitre-mot : confusion. Tout, absolument tout ce qui suit relève de l'absurde.
Stanford opte pour un "squib kick". Un coup de pied court et rasant. Il laisse certes l'adversaire prendre possession du ballon dans une position plus favorable sur le terrain, mais facilite la couverture pour la formation en défense. Kevin Moen récupère la balle sur ses propres 45 yards mais, d'emblée, le safety de Cal voit quatre joueurs de Stanford lui tomber dessus. Pour les Golden Bears, une seule option : ne surtout pas se finir au sol en possession de celui-ci. Sinon, l'action s'arrête immédiatement.

Le casse du siècle

Le foot américain devient alors rugby. Pour laisser vivre le ballon, la passe en arrière s'avère l'unique porte de sortie. A cinq reprises, les Bears vont l'utiliser :
1. Kevin Moen pour Richard Rodgers (sur les 46 yards de Cal)
2. Richard Rodgers pour Dwight Garner (sur les 44 yards de Cal)
3. Dwight Garner pour Richard Rodgers (sur les 48 yards de Cal)
Après ces trois premières passes en mode survie, les joueurs de Berkeley n'ont donc quasiment pas avancé et sont toujours dans leur propre camp. Mais Rodgers trouve enfin de l'espace. Si le miracle est encore loin, l'espoir se dessine :
4. Richard Rodgers pour Mariet Ford (sur les 47 yards de Stanford)
Cette fois, Ford a presque un boulevard devant lui. Il perce sur plus de vingt yards. Panique du côté du Cardinal. Puis vient le coup de grâce :
5. Mariet Ford pour Kevin Moen (sur les 26 yards de Stanford).
La passe la plus spectaculaire, à l'aveugle, en tombant.
Rien n'arrêtera le safety des Bears jusqu'à la end zone de Stanford. Vingt secondes. Cinq passes. Et un touchdown sorti de nulle part pour le casse du siècle. Le premier et le dernier de la carrière universitaire de Kevin Moen. Si elle n'avait été que cela, cette dernière séquence aurait déjà eu valeur de moment épique. Sauf que, racontée ainsi, elle ne dit pas tout, et surtout pas l'essentiel.

Et la fanfare entra sur la pelouse...

Au moment de délivrer la troisième passe, Dwight Garner, a cinq défenseurs de Stanford sur le paletot. Lorsqu'il lâche le ballon à destination de Rodgers, il semble avoir le genou au sol. C'est, en tout cas, l'avis d'une grande partie du banc du Cardinal, dont plusieurs membres rentrent alors sur le terrain pour célébrer ce qu'ils croient être leur définitive victoire. Un des arbitres signale d'ailleurs la fin de l'action. Mais pas l'arbitre principal.
"J'ai eu un doute quand je me suis relevé, car j'ai vu des joueurs de Stanford un peu partout sur le terrain. Je pensais que le match était fini mais j'ai vu Richard (Rodgers) qui continuait de courir avec le ballon", racontera Garner dans un documentaire réalisé à l'occasion du 30e anniversaire de "The Play".
Les joueurs de Stanford ne sont pas les seuls à pénétrer sur la pelouse. C'est également le cas des... 144 musiciens qui composent la fanfare de Stanford. Eux aussi ont cru que le match était terminé. Alors ils ont commencé à jouer. Toute la troupe s'avance gentiment sur le terrain, jusque sur la ligne des 20 yards pour certains. Lorsque Moen récupère le ballon pour aller marquer, il doit traverser une forêt de vestes rouges et de chapeaux blancs, les deux attributs des membres de la fanfare. Scène surréaliste dans laquelle chacun aura sa part d'incompréhension.
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La fanfare de Stranford a célébré un peu trop tôt.

Crédit: Getty Images

J'ai pensé 'mais qu'est-ce qu'il fout ? Quel effort inutile !'
Musicien, Gary Robinson était aussi un des responsables de la fanfare. "On était sûrs que l'action était finie, raconte-t-il. Alors, spontanément, on s'est avancé. Je devais avoir atteint la ligne des 20 yards quand j'ai senti un souffle derrière moi. C'était ce gars de Cal qui courait avec le ballon. J'ai pensé 'mais qu'est-ce qu'il fout ? Quel effort inutile !'".
Le gars en question, Kevin Moen, a quant à lui essayé de ne pas se poser trop de questions, même si l'anormalité de la situation ne lui a pas échappé sur l'instant : "sans vraiment comprendre, je voyais que je courais au milieu de la fanfare. Mais j'étais juste obsédé par l'idée d'atteindre la end zone pour marquer, alors j'ai slalomé au milieu des musiciens. Certains avaient l'air paniqué et couraient dans tous les sens, d'autres ne bougeaient pas. C'était dingue mais je l'ai surtout compris en revoyant les images. Sur le coup, je ne réfléchissais pas."
La totale confusion de la scène se trouve renforcée par le crépuscule. Nous sommes fin novembre et, à l'époque, le California Memorial Stadium de Berkeley ne dispose pas du moindre éclairage. Le match a trainé en longueur. A l'heure du dénouement, la lumière a faibli, enveloppant cette dernière action d'une teinte presque mystérieuse.
The band is out on the field !
Au micro, Joe Starkey est presque en transe. Le script de son commentaire, frénétique et habité, est devenu si marquant qu'il a été retranscrit en intégralité dans les journaux quelques jours plus tard et, depuis, dans bien des livres et sur le web. Une pure folie, en deux temps : l'action en elle-même, puis l'annonce des arbitres puisqu'il faudra un conciliabule de plusieurs secondes avant que le touchdown ne soit officiellement validé.
Le moment le plus fameux se produit quand Starkey, hurlant, réalise que les musiciens sont sur le terrain. Moen a alors le ballon en main et s'apprête à marquer : "Oh, la fanfare est sur le terrain ! Il va aller dans la endzone. Il est dans la endzone !" ("Oh the band is out on the field ! He's gonna go in the endzone ! He got into the endzone").
Plus tard, lorsque l'arbitre, Charles Moffett, lève les bras pour signifier le touchdown et la victoire de Cal, Joe Starkey perd complètement sa voix :
Les Bears ont gagné ! Les Bears ont gagné ! Mon dieu, le moment le plus incroyable, le plus sensationnel, le plus traumatisant, le plus déchirant et le final le plus excitant de l'histoire du football universitaire. California a remporté le Big Game contre Stanford. Oh pardonnez ma voix, mais je n'ai jamais, jamais vu quelque chose comme ça dans ma vie.

Starkey avec Roosevelt et Kennedy

C'est ce déchirement vocal qui fera passer Starkey instantanément à la postérité. Les deux inflexions de sa voix sur "Oh, The band is on the field" puis "The Bears have won" forment une captation parfaite à la fois de l'émotion et de l'absurdité du moment.
Avec le "Do you believe in miracles?" d'Al Michaels le soir du "Miracle on ice" lors des Jeux de Lake Placid en 1980 (sauf que Michaels avait préparé son effet en amont, quand Starkey fut dans l'improvisation), son commentaire est sans doute le plus célèbre de la télévision américaine en ce qui concerne le sport. Et même un peu plus.
A la fin des années 90, Joe Starkey découvre dans un magazine que son "La fanfare est sur le terrain" apparait à la troisième place des phrases les plus célèbres prononcées au XXe siècle aux Etats-Unis. Devant lui ne figuraient que "La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même" et "Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays." Starkey en compagnie de Roosevelt et Kennedy. Rien que ça. Délirant ? Oui. Hors de propos ? Sans aucun doute. Mais assez révélateur de l'empreinte laissée par ces quelques mots au micro.

Drôle d'endroit pour une rencontre

Gary Tyrrell, lui, n'a pas prononcé une parole. Mais il est probablement l'autre personnage le plus célèbre de "The Play". De façon bien involontaire. Il était le joueur de trombone de la fanfare de Stanford. Et celui dont tout le monde se souvient parmi ses 144 membres. Lorsque les musiciens s'avancent sur la pelouse, Tyrrell reste tranquillement dans l'en-but, soufflant dans son trombone. Sur les images, il est l'homme que Kevin Moen percute de plein fouet après avoir marqué. Drôle d'endroit pour une rencontre.
C'est la photo la plus célèbre de The Play. Elle a été prise par Bob Stinnett. Ironiquement, lui aussi se trouvait à cet endroit précis par hasard. Stinnett était juste là pour photographier le trophée pour le Oakland Tribune à la fin de la rencontre. Il attendait sagement tout au bout du terrain lorsqu'il a vu Kevin Moen arriver sur le tromboniste. Timing parfait. Sa photo, reprise par Time Magazine et Sports Illustrated, se vendra à des dizaines de milliers d'exemplaires sous forme de poster.
Kevin Moen et Gary Tyrrell, eux, se sont retrouvés associés à jamais par cet instantané. Rencontre fortuite qui a changé leur vie. "Il y avait tellement de monde sur le terrain que je ne pouvais même pas dire si j'avais vraiment franchi la ligne, expliquera Kevin Moen en 2006 dans le Los Angeles Times. C'est pour ça que j'étais déjà bien avancé dans l'en-but quand j'ai commencé à célébrer. Je n'ai pas vu Gary. J'ai juste sauté de joie et je l'ai percuté."
"Je ne voyais rien, dit de son côté Tyrrell. Je ne suis pas très grand et, au milieu de tout le monde, je ne pouvais pas voir le terrain. Je regardais donc le tableau d'affichage pour voir le chrono défiler. Je n'ai vu Kevin qu'au moment où il me tombe dessus. Quand j'ai vu la photo le lendemain, je me suis dit 'wow, comment le gars a fait pour capter ce moment ?'"
Avec le temps, j'ai commencé à apprécier le fait que nous partagions un lien assez unique
L'image de Gary Tyrrell se relevant totalement incrédule relève presque du comique à la Tex Avery, accentuant la force de la scène. Heureusement, il n'a pas été blessé. Sa plus grande fierté ? "Ne pas avoir laissé tomber mon trombone !" Celui-ci est aujourd'hui exposé au musée du College Hall of Fame, à Atlanta.
Le trombone de Gary Tyrrell
Moen et Tyrrell sont devenus amis. Amusés et finalement heureux de ce souvenir commun, ils n'ont jamais perdu le contact. Même si le tromboniste de Stanford mettra du temps à admettre sa place dans l'histoire. "Ce ne fut pas très drôle au début, rappelle-t-il. La fanfare était déjà assez mal vue à l'époque, parce que nous jouions surtout des airs rocks et pas des trucs traditionnels de fanfare. Ça ne plaisait pas. Pour beaucoup, ce qui était arrivé à Berkeley était de notre faute."
Puis le recul est venu et le second degré avec. "Gary est un des rares gars de Stanford que je connais qui soit capable de remettre toute cette histoire dans une juste perspective, confie Moen. Là-bas, beaucoup sont encore plein d'amertume. Mais lui regarde tout ça de façon amusée, du bon côté. Il sait qu'il fait partie d'un moment mémorable. Ce n'était pas une question de vie ou de mort non plus." Tyrrell confirme : "avec le temps, j'ai commencé à apprécier le fait que nous partagions un lien assez unique. C'était assez embarrassant sur le coup. Mais quand chaque jour du reste de votre vie, quelqu'un vous parle de ce moment, mieux vaut développer un certain sens de l'autodérision sur le sujet..."
John Elway et Paul Wiggin ne seront pas les derniers à conserver de cet après-midi le goût amer dont parle Moen. Cette défaite a précipité la fin de la carrière universitaire du quarterback, sans quoi Stanford aurait été invité à disputer un Bowl, les finales de la saison universitaire. "The Play a aussi sans doute coûté à John le Heisman Trophy (le prix du meilleur joueur NCAA) et je ne l'ai jamais digéré, concède Wiggin. Quant à moi, ma vie ne s'est pas arrêtée là, mais professionnellement... J'ai coaché encore une année à Stanford et je n'aurais pas dû, ça n'a pas été une année très joyeuse." Mais Wiggin aussi a fini par tourner la page : "personne n'est mort ce jour-là. Nous faisons tous partie de l'histoire désormais. Demandez autour de vous, je suis capable d'en rire."

Le génial canular du Daily Californian

Stanford tiendra sa revanche en deux occasions. La première, quatre jours après ce match improbable, grâce à l'espièglerie et l'ingéniosité d'une poignée d'étudiants, dont Adam Berns et Mark Zeigler, les instigateurs.
En un temps record, ils vont produire une fausse édition du Daily Californian, le journal de l'université de Berkeley, annonçant à la Une que la NCAA, s'appuyant sur l'article 55, alinéa 8, avait décidé d'invalider le dernier touchdown de Cal après visionnage des images. A l'intérieur, une série d'articles et de fausses interviews, dont celle de Joe Kapp, le coach de Cal, titrée sur huit colonnes : "La vie est injuste, mais il faut l'accepter."
La fausse édition du Daily Californian.
Ce gigantesque "hoax" a été d'autant plus difficile à réaliser qu'il s'agissait de la semaine de Thanksgiving. Dans le Stanford Daily, Mark Zeigler a raconté il y a quelques années la genèse de ce revanchard canular : "Adam a eu du mal à me convaincre. J'étais déprimé après la défaite, j'avais en plus beaucoup de boulot en retard à la fac. Puis il m'a dit : 'dans vingt ans, quand on sera tous les deux sur mon yacht en Grèce, tu ne te souviendras pas des devoirs que tu n'as pas rendus. Tu te souviendras de ce journal.' Ça m'a convaincu. Même si je ne sais pas d'où il a sorti cette histoire de yacht en Grèce. En tout cas, nous n'y sommes jamais allés et j'attends encore son invitation (rires)".
Grèce ou pas, Berns avait vu juste. L'édition du 24 novembre 1982 du Daily Californian aura un écho national et résistera au temps. En 2010, une série documentaire de HBO sur les plus grandes histoires de supporters dans le sport lui a consacré un épisode entier.

1990, la savoureuse revanche de Stanford

Sur le terrain, Stanford devra attendre huit ans pour goûter une revanche à la hauteur de son amertume. Lors du "Big Game" 1990, Cal mène 25-18 avant que Stanford n'inscrive 9 points dans les... 12 dernières secondes du match. Encore une fin de rencontre délirante, les supporters de Cal ayant envahi le terrain pour fêter la victoire. Un peu trop tôt, comme la fanfare de Stanford...
A chaque victoire, lorsque Stanford ramène à la maison le trophée ("The Axe", la Hache), le score de l'édition 1982 est modifié : 20-19, Stanford. Comme si The Play n'avait pas existé. Sachant que Cal n'a plus gagné le Big Game depuis 2009, la Hache n'a plus quitté Stanford une décennie entière et le score n'a donc plus bougé.
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"The Axe", le trophée récompensant le vainqueur du match annuel entre Stanford et California.

Crédit: Getty Images

The Play ou, The Play to beat the band, figure aujourd'hui au patrimoine sportif américain. Il a changé des vies, en a marqué plus encore. Sportivement, peu ont percé au plus haut niveau. En dehors de John Elway, devenue une icône, seuls Gary Plummer et surtout Ron Rivera, membre de la défense de Cal ce jour-là, connaitront un succès durable. Comme joueur, Rivera remportera le Super Bowl avec Chicago avant de devenir un coach respecté. Toujours à la tête des Carolina Panthers, il a été élu deux fois meilleur entraîneur de la NFL. Kevin Moen, lui, a vite arrêté le football après la fac. Il s'est lancé dans l'immobilier. Dans un registre bien plus dramatique, Mariet Ford, l'homme de la dernière passe pour Moen, a été condamné à 45 ans de prison pour le meurtre de son épouse et de son fils, en 1997.

Source d'inspiration

Dans l'histoire du football américain, il y a un avant et un après 20 novembre 1982. The Play a accéléré la généralisation de l'arbitrage vidéo. Source d'inspiration, il a aussi poussé toutes les équipes menées à quelques secondes de la fin à passer en mode rugby pour tenter de générer un miracle approchant. Avant cela, jamais on ne voyait une telle prolifération de passes en arrière dans des circonstances similaires.
Depuis trente-sept ans, chacun essaye d'y aller de sa meilleure imitation. Pas plus tard que la saison dernière, en NFL, Miami s'est imposé sur le fil face à New England sur une action de ce type.
Mais la plus folle, la plus invraisemblable et accessoirement l'action la plus longue connue dans l'histoire du football américain est à mettre au crédit des Trinity Tigers face aux Millsaps Majorts, en 3e division universitaire, en 2007 : 15 passes en arrière et 63 secondes pour ce jeu baptisé "le Mississipi miracle" ou le "Lateralpalooza."
Mais comme le souffle avec justesse Gary Tyrrell, "il y aura d'autres actions comme celle du Big Game 1982, mais vous n'en reverrez sans doute jamais avec des dizaines de personnes sur le terrain au milieu des joueurs." Le 20 novembre 1982, en la matière, restera à jamais la référence. A chaque fois que ce type d'invraisemblances se reproduit, toutes les télés américaines ressortent The Play du tiroir. C'est son droit à l'immortalité.
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