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Les Grands Récits - Le mythe de l'Immaculée Réception

Laurent Vergne

Mis à jour 23/12/2022 à 12:55 GMT+1

LES GRANDS RECITS – C'était il y a 50 ans ce vendredi. Le 23 décembre 1972, Pittsburgh remportait sur le fil un match de playoffs face à Oakland. Le point de départ d'une glorieuse décennie pour les Steelers, au prix d'une dernière action aussi invraisemblable que controversée. Une séquence folle, dont le passage à la postérité doit, aussi, beaucoup à son surnom.

Les Grands Récits - L'Immaculée Réception

Crédit: Eurosport

Dimanche, Pittsburgh recevra Las Vegas pour le compte de la 16e semaine de la saison NFL. Steelers et Raiders n'ont que peu de chances d'accéder aux playoffs 2023, mais si la NFL a programmé un tel duel entre les deux équipes ce week-end, c'est aussi pour fêter le 50e anniversaire d'une action de légende : L'Immaculée Réception.
Malheureusement, cette célébration est endeuillée. Franco Harris, le personnage central de L'Immaculée Réception, est mort cette semaine à l'âge de 72 ans, alors que son maillot devait être retiré à l'occasion de cette commémoration. Le 23 décembre 1972, le running back des Steelers entrait donc dans la légende. Il ne fut pas le seul. Voici son histoire et celle de "The Immaculate Reception".

Il faut reconnaître une chose aux Américains : leur extraordinaire faculté à immortaliser les moments les plus mémorables du sport à travers les mots. Une expression. Un surnom. Une poignée de lettres. France - Allemagne 1982, match mythique s'il en est, reste France - Allemagne 82. Point barre. Idem pour le tie-break de légende entre Borg et McEnroe.
Des exceptions existent bien, comme "La main de Dieu" pour le but de Diego Maradona à Mexico, mais elles demeurent rares et souvent bien moins percutantes. Il y a là une suprématie des sports US. Du foot US, surtout. La NFL regorge, bien plus que la NBA ou la MLB, de ces moments inoubliables en eux-mêmes, mais qui, affublés d'un imparable sobriquet, prennent encore une dimension supérieure. Ils sont au sport ce que les "taglines" sont aux films. Comme le "Dans l'espace, personne ne vous entend crier", à la sortie du Alien de Ridley Scott.
Dans ce domaine, on ne fera sans doute jamais mieux que The Immaculate Reception. L'Immaculée Réception. Géniale trouvaille sémantique pour ce qui demeure l'action la plus célèbre, la plus mythique, la plus invraisemblable et toujours la plus controversée de toute l'histoire du sport américain, ayant impliqué deux équipes emblématiques de la NFL, les Steelers et les Raiders, et une foule de personnages, qu'ils fussent joueurs, entraîneurs, journalistes ou anonymes.
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The Immaculate Reception, moment le plus culte de l'histoire de la NFL.

Crédit: Getty Images

Le plus grand moment de l'histoire de la NFL

Depuis maintenant un demi-siècle, elle a fait l'objet d'un film, d'une dizaine de documentaires, d'autant de livres, de plusieurs thèses universitaires et même d'une enquête minutieuse d'un ancien patron de la CIA. De la Pennsylvanie à la Californie, elle continue de diviser. Personne ne tombera jamais d'accord. Et personne ne connaitra sans doute jamais LA vérité. Tant mieux.
Il n'y a pas deux actions comme L'Immaculée Réception. Alors que la NFL fêtait en 2020 son siècle d'existence, les classements commémoratifs se sont multipliés. En septembre, The Immaculate Reception a été désignée plus grand moment de l'histoire de la Ligue par un panel de journalistes spécialisés. Juste avant le récent Super Bowl, ce fut au tour des fans de voter. Leur choix n'a pas été différent.
Cette séquence puise sa force dans une conjonction d'éléments : son aspect décisif, bien sûr. Son côté improbable. Son nom, qui a beaucoup fait pour sa renommée. Mais aussi son impact. L'Immaculée Réception a contribué à bouleverser l'ordre établi. Elle fut le point de césure dans la vie des Pittsburgh Steelers, considérés alors comme des moins que rien et prêts à devenir une des plus grandes success story de la NFL.

Same Old Steelers

Jusqu'alors, la franchise pennsylvanienne suscite davantage la compassion voire le rire qu'elle n'inspire la crainte. En quatre décennies d'existence, elle n'a jamais rien gagné et il s'en faut de beaucoup. Pas même une seule petite victoire en playoffs. A vrai dire, en quarante ans, les Steelers n'ont joué, et perdu, qu'une seule rencontre en après-saison. Misérable bilan.
Art Rooney préfère en sourire. Il a acheté cette équipe en 1932 après un gain aux courses et il en est toujours le propriétaire. Mais ses Steelers sont devenus synonymes de poisse, développant une étonnante incompatibilité au succès. Le vénérable Art, baptisé "The Chief", a lui-même trouvé une formule pleine d'autodérision pour qualifier ces malheurs répétés : SOS, soit Same Old Steelers. Toujours ces mêmes bons vieux Steelers, infoutus de gagner quoi que ce soit.
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Art Rooney, alias "The Chief", fondateur et propriétaire des Steelers durant des décennies.

Crédit: Getty Images

Pourtant, le vent est en train de tourner. Ce n'est encore qu'une petite bise, mais elle pousse Pittsburgh dans la bonne direction. A l'orée des années 70, les Steelers s'achètent une respectabilité. L'arrivée au poste d'entraîneur principal de Chuck Noll, en 1969, apporte enfin de la stabilité. La même année, Pittsburgh sélectionne, avec le 4e choix de la draft, le joueur de ligne défensive Joe Greene. Il deviendra le plus grand joueur de l'histoire de la franchise et un des plus grands défenseurs de tous les temps. "Mean" Joe s'impose comme la pierre angulaire d'une défense qui va terrifier la NFL durant une décennie entière, le fameux rideau de fer noir et or, le "Steel Curtain".
Lors de la draft suivante, Chuck Noll trouve son quarterback, Terry Bradshaw. Mel Blount et Jack Ham, en défense, puis le running back Franco Harris complètent une série de drafts miraculeuses pour Pittsburgh. En quatre ans, les Steelers ont bâti une équipe susceptible d'avoir son mot à dire. Après un quart de siècle de misères, ils s'apprêtent à disputer face à Oakland leur premier match de playoffs depuis 1947 grâce à une convaincante saison régulière bouclée avec une fiche de 11 victoires pour 3 défaites.
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Terry Bradshaw et Chuck Noll, couple phare des Steelers des 70's.

Crédit: Getty Images

Dans l'ascenseur, Art Rooney n'a rien vu

Ce 23 décembre 1972, dans un Three Rivers Stadium transi de froid, le Père Noël va passer avec un peu d'avance à Pittsburgh. Pourtant, le "SOS" a le cuir épais. A un peu plus d'une minute de la fin du match, le quarterback d'Oakland, Ken Stabler, inscrit un touchdown sur une course de 30 yards. Les Raiders prennent la main, 7 à 6. Same Old Steelers, voilà ce que pensent en silence les 50 327 spectateurs. Plus Art Rooney.
Le patron, blasé, mine fermée, quitte la tribune officielle après le touchdown des Raiders. Il est dans l'ascenseur menant aux entrailles du Three Rivers Stadium. Dans sa tête, il choisit et retourne les paroles qu'il prononcera à ses joueurs afin de les consoler, comme il l'a fait des dizaines de fois. Same Old Steelers. C'est une des anecdotes savoureuses de cette histoire : Art Rooney, l'homme à qui les Steelers doivent tout, ne verra rien de l'action la plus importante de l'histoire de sa franchise.
En contrebas, au bord de la pelouse, un homme a pourtant un pressentiment. Il s'appelle John Madden. Avant de devenir un consultant télé fameux et surtout une franchise à lui tout seul via le célèbre jeu vidéo qui porte son nom depuis la fin des années 80, Madden est le respecté coach des Raiders. Respecté, mais superstitieux. Ce match, il ne le sent pas. Depuis le début. "Au départ d'Oakland, a-t-il raconté en 2005 au magazine Sporting News, notre avion a pris du retard à cause du brouillard qui venait brutalement de se lever. A partir de là, rien n'est allé..."
Reste que ses Raiders ne sont plus qu'à 22 secondes et une action de la victoire. Sur le drive de la dernière chance, Pittsburgh a avancé sur ses propres 40 yards mais les Steelers sont au pied du mur avec une 4e et dernière tentative et 10 yards à couvrir. Ils ont besoin d'au minimum 25 yards pour se retrouver en position de taper un field goal synonyme de trois points et de victoire.
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La passe désespérée de Terry Bradshaw.

Crédit: Getty Images

Les circonstances ou l'instinct, appelez-ça comme vous voudrez
C'est l'heure du miracle. Pour tenter de surprendre la défense d'Oakland, le coach Chuck Noll appelle un jeu de passe destiné au rookie Barry Pearson, dont c'est le tout premier match en NFL. Mais les Raiders ne mordent pas. Pearson est bien pris et Bradshaw voit deux défenseurs fondre sur lui. En désespoir de cause, il balance le ballon. A hauteur des 35 yards d'Oakland, John "Frenchy" Fuqua est à la lutte dans les airs avec le safety des Raiders, Jack Tatum. C'est là, à cet instant précis, que le temps s'arrête et que le destin des deux équipes va basculer.
Fuqua n'aura pas le ballon. Tatum non plus. Dans le choc entre les deux hommes, il a rebondi contre eux comme une balle de ping-pong pour repartir une bonne dizaine de yards en arrière. Voilà, c'est fini. Une fois la balle au sol, la passe sera incomplète et Oakland aura gagné. "Je pensais que le match était fini, avoue Tatum. Je ne savais pas où le ballon était parti, mais je savais que Frenchy ne l'avait pas capté." Les Raiders commencent instantanément à célébrer.
Mais le running back de Pittsburgh, Franco Harris, resté initialement en retrait pour bloquer, voit le ballon arriver face à lui. Il se précipite et parvient à le ramasser. Rarement l'expression "The right man in the right place" aura pris plus de sens qu'en cet instant. "Je n'étais pas supposé me trouver là, avoue Harris. Je devais rester dans le backfield mais, parfois, les circonstances ou l'instinct, appelez-ça comme vous voudrez, vous poussent à faire les choses différemment."
Harris, le coureur mué en receveur le plus improbable de l'histoire, ne réfléchit pas. Il file vers la zone d'en-but. Il a presque la moitié du terrain à traverser mais la défense d'Oakland s'est arrêtée. Seul Jimmy Warren a poursuivi. Franco l'écarte d'un raffut. Quand il pénètre dans l'en-but, il est assailli par des supporters et des membres de son staff. C'est l'hystérie. Harris lui-même parait ne pas tout comprendre.

12 minutes de palabres

Il n'est pas le seul. 60 yards en retrait, Terry Bradshaw se relève à peine. Après avoir lancé le ballon, le quarterback a été projeté au sol par deux défenseurs adverses. C'est à l'oreille, non à l'œil, qu'il a deviné ce qui se tramait : "J’étais encore par terre. Je n'ai rien vu. Mais j'ai entendu une énorme clameur. C'est 'notre' clameur, alors j'ai su que le ballon avait été capté. Je me relève et le premier truc que je me dis c'est 'merde, Terry, tu es vraiment un putain de génie !'". Bradshaw est loin d'imaginer le concours de circonstances qu'il a fallu pour aller du point A (sa passe) au point B (la end zone).
Le mythe peut débuter. La controverse aussi. Un seul des quatre arbitres, Adrian Burk, a en effet signalé spontanément touchdown. A l'époque, l'arbitrage vidéo n'existe pas. Dans le doute, après un bref conciliabule avec ses adjoints, l'arbitre principal Fred Swearingen décide d'appeler le superviseur de la NFL, Art McNally, installé dans la tribune de presse. Les palabres vont durer 12 minutes, provoquant la furie de John Madden. L'entraîneur californien s'est précipité vers Swearingen. "Sors du terrain !", lui ordonne l'homme zébré. "Mais vous ne savez même pas s'il y a touchdown ou pas !", beugle Madden en retour.
Fred Swearingen finit par raccrocher le téléphone. Puis il signale le touchdown. Pittsburgh l'emporte 13-10 dans une ambiance confinant à l'hystérie collective. John Madden n'a jamais digéré. La pilule reste amère pour toute la communité des Raiders, mais Madden a la rancune tenace. En 2012, lors du documentaire produit par la NFL pour les 40 ans de l'Immaculate Reception, il a refusé de témoigner.

Madden : "Les gars, on s'est fait baiser'"

Dans le vestiaire, il s'était montré peu prolixe. "La seule chose que John nous a dit c'est 'les gars, on s'est fait baiser'", rigole le joueur Phil Villapiano. En 1986, Madden est revenu sur cette action qui le hantera jusqu'à son dernier souffle :
Ça m'emmerdait à l'époque, ça m'emmerde maintenant et ça m'emmerdera jusqu'au jour où je mourrai. Ce qui me gêne, c'est que s'ils étaient sûrs qu'il y avait touchdown, ils devaient le donner. Mais s'ils avaient un doute, et dieu sait que c'était le cas, pourquoi prendre ce putain de téléphone, alors qu'aucune procédure ne le prévoyait ? Ils devaient annuler l'action. Quand je suis allé voir Swearingen juste après le match, il a reconnu qu'il ne savait pas si le touchdown était valable… La vérité, c'est qu'ils ont eu peur.
Des dizaines de supporters des Steelers ont envahi la pelouse du Three Rivers Stadium et fêtent leur victoire, pourtant pas encore entérinée. Annuler le touchdown dans ces conditions, c'était prendre le risque d'une émeute. "J'ai entendu un des arbitres dire à un autre : 'à quel point est-on en sécurité ?'", assure George Atkinson, le safety des Raiders avant de trancher : "Ils ne seraient pas ressortis vivants."
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John Madden (à droite) et le "sideline" des Raiders consternés après le touchdown de Franco Harris.

Crédit: Getty Images

Les migraines de Frenchy

Le doute sur la validité du touchdown ne s'est jamais éteint. Il réside sur deux éléments. La collision entre Jack Tatum et Frenchy Fuqua, d'abord. La règle 7, section 5, article 3, alinéa 1, est limpide : le premier joueur qui touche le ballon après la passe est le seul éligible pour son équipe en attaque. Selon cette règle (elle changera en 1978), si la balle a rebondi sur Fuqua, la réception de Franco Harris n'est donc pas valable et le touchdown non plus. Tatum a toujours dit qu'il n'avait pas de réponse définitive sur le sujet. Et Fuqua ?
Raymond Chester, le tight end des Raiders, jure tenir la vérité du running back des Steelers lui-même, comme il l'a raconté dans le documentaire de la NFL : "Après le match, Frenchy est venu dans notre vestiaire. Il est venu me voir m'a dit : ‘la balle m'a touché, mais bon, c'est comme ça.' C'est véridique."
La légende dit que si Frenchy Fuqua a gardé publiquement son secret pour lui, c'est sur les conseils d'Art Rooney. "Monsieur Rooney, il y a des journalistes partout. Est-ce que je dois leur dire si j'ai touché le ballon ?" "Frenchy, ferme-là et garde ça pour toi", aurait répondu le boss.
Que Frenchy Fuqua sache ou non s'il a bien été touché par le ballon est un secret qu'il emmènera dans sa tombe. Depuis, il entretient savamment le mystère. "Est-ce que j'ai touché le ballon ?", fait-il mine de s'interroger aujourd'hui, avant de laisser un long blanc pour mieux préparer l'effet de sa réponse : "Peut-être... peut-être pas". Il révèle tout de même une séquelle concrète et éternelle : "quand je regarde les images, j'ai des migraines. Chaque fois que je vois Tatum me percuter, même si je suis assis dans mon canapé, ma tête commence à tourner. Et ça arrive une bonne centaine de fois par an."
Jack Tatum, lui, demeure hanté par l'incertitude : "Chaque fois que les images passent à la télé ou que je tombe dessus sur internet, je ne peux pas m'en empêcher : je colle mon nez à l'écran. Parce que j'essaie encore de savoir qui a touché le ballon."
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Le ballon a-t-il touché Fuqua ou Tatum ?

Crédit: Getty Images

Franco et Sinatra

Reste l'autre point déterminant au regard de la légalité de l'action : Franco Harris a-t-il ramassé le ballon avant qu'il ne touche le sol ou après ? A l'instar de Fuqua, il cultive le doute. Et contrairement à son compère, il va l'entretenir dès la fin du match. Assailli par les journalistes, Harris se délecte : "Je ne peux pas le dire. C'est comme si j'avais perdu conscience une fois que Bradshaw a envoyé le ballon. J'ai revu la lumière une fois dans la end-zone. Avant ça tout est flou."
Bien des destins ont été bouleversés par l'Immaculate Reception, mais aucun n'a été plus marqué que celui de Franco Harris. Si Rome ne s'est pas faite en un jour, la vie du running back de Pittsburgh a pris une dimension singulière en vingt secondes. Harris est un rookie à l'époque. Sa brillante première saison a déjà fait de lui un des chouchous du Three Rivers Stadium.
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La Franco's Italian army, les supporters de Franco Harris.

Crédit: Getty Images

D'origine italienne par sa mère Gina, il draine derrière lui un groupe de supporters appelé à entrer dans la légende. Baptisé "Franco's Italian Army", il a été fondé à l'automne 72 par deux commerçants italiens de Pittsburgh, Al Vento et Tony Stagno, autoproclamés "généraux" de cette drôle d'armée. Mais son membre honorifique le plus fameux n'est autre que Frank Sinatra.
The Voice, qui s'est entiché de Franco Harris, apprend qu'à la mi-décembre, les Steelers doivent venir passer quelques jours à Palm Springs pour préparer leur dernier match de saison régulière contre San Diego. Sinatra y possède une villa. Myron Cope est une autre voix légendaire, celle des Steelers, dont il commente les matches à la radio. Adorateur de Sinatra, il écrit à la star pour lui demander s'il souhaite venir assister à un entraînement à Palm Springs. Il ne prévient pas le staff. Sagement. Chuck Noll, figure autoritaire, refuse le moindre élément perturbateur à l'entraînement.
Lorsque Sinatra arrive, c'est l'émeute. Myron Cope fait signe à Harris, lequel n'ose pas bouger, de peur de prendre la foudre de son coach. Noll se retourne, aperçoit Sinatra, bougonne dans sa barbe qu'il n'a pas, puis gueule sur Harris : "Franco, dégage de là et va voir Mr Sinatra ou je te botte le cul". Sinatra a amené du vin, du prosciutto, du fromage et enfilé un casqué frappé du "Franco's Italian Army". La photo des deux hommes en train de trinquer sur le bord du terrain est devenue fameuse à Pittsburgh. Dix jours plus tard, après la victoire miraculeuse face aux Raiders, un télégramme est porté dans le vestiaire des Steelers. Il est adressé à Franco Harris. On peut y lire : "Go Steelers Go". Signé : Colonel Francis Sinatra.
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Franco et Frank, Harris et Sinatra, la photo culte.

Crédit: Getty Images

L'assurance-vie de l'Immaculée Réception

Avec ce touchdown venu d'ailleurs, le jeune Franco s'installe comme une icône. A plus de 70 ans, sa popularité était restée inégalée dans la communauté des fans et sa disparition, ce mercredi, a plongé la ville dans le chagrin. C'était un intouchable. "Je suis associé à jamais à cette action et, pour être honnête, je ne m'en suis jamais lassé, disait-il en décembre 2020 sur le site officiel des Steelers. Pourtant, je crois qu'il n'y a pas eu une seule journée depuis le 23 décembre 1972, où on ne m'a pas parlé de l'Immaculate Reception. Mais c'est toujours aussi excitant."
Comme Frenchy Fuqua, Harris a compris que l'assurance-vie de l'Immaculée Réception résidait dans sa part d'incertitude. Mieux vaut croire que savoir. "Franco, comme Frenchy, ne dira jamais la vérité, en admettant qu'il la connaisse. Et je comprends ça", résume Terry Bradshaw.
S'il est aisé pour les principaux protagonistes de maintenir une zone grise, c'est qu'aucune image ne permet de se forger avec certitude une opinion. A l'époque, les caméras ne prolifèrent pas aux quatre coins du terrain. En dehors de la caméra latérale, les seules images disponibles sont celles captées depuis la end-zone par Ernie Ernst. Il a filmé Franco Harris de face au moment où celui-ci récupère le ballon, mais impossible de voir s'il a déjà touché le sol ou non.
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Franco Harris et Frenchy Fuqua au Heinz Field, en 2012, pour le 40e anniversaire de l'Immaculate Reception.

Crédit: Getty Images

Ernst, Zapruder et la théorie du complot

Depuis près d'un demi-siècle, aucune action sportive n'a davantage été décortiquée que celle-ci, comme le rappelait dans le documentaire de 2012 de la NFL Stephen J. Dubner, célèbre journaliste économique aux Etats-Unis et accessoirement grand fan des Steelers : "Pour moi, le film de Ernst est au sport ce que celui de Zapruder est à l'assassinat de Kennedy. Les théories de la conspiration sont ce qu'elles sont, mais elles existent dans le cas de Kennedy parce qu'il y a le film de Zapruder. Ce film a été visionné, analysé et disséqué plus que n'importe quel autre dans l'histoire. Pour l'Immaculate reception, c'est la même chose. Il a été visionné image par image pour essayer de trouver une preuve irréfutable." En vain, donc.
En 1998, une équipe de NBC, tel Jim Garrison avec le film de Zapruder, a décortiqué des images inédites et conclu que le ballon avait bien heurté Jack Tatum, validant ainsi la décision arbitrale. Des logiciels informatiques, étudiant la trajectoire du ballon et la position des différents intervenants, arrivent à la même conclusion.
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L'improbable séquence de l'Immaculate Reception : Le "X" marque l'endroit où Harris va récupérer le ballon.

Crédit: Getty Images

Mais rien de tout cela n'a pu satisfaire les Raiders, toujours certains d'avoir été floués. La comparaison avec Kennedy ne s'arrête d'ailleurs pas là car beaucoup, à Oakland, sont convaincus qu'ils n'ont pas été victimes d'une regrettable mais involontaire erreur, mais bien d'un complot.
Les Raiders se plaignent d'une triple illégalité : le ballon qui aurait touché Fuqua, le même ballon qui aurait touché le sol avant que Franco Harris ne le récupère, mais aussi un block illégal de John McCakin sur Phil Villapiano, empêchant ce dernier de plaquer Franco Harris. A Pittsburgh, cette intervention est connue sous le nom de Magnificent obstruction. "Quand les arbitres se trompent une fois, c'est une erreur. Quand ils se trompent trois fois, c'est un complot", tonne George Atkinson.

Pittsburgh + Oakland = 7 Super Bowls en 10 ans

John Madden, lui, ne s'est jamais aventuré sur ce terrain. Plus que le fond de la décision, c'est la manière dont elle a été prise qu'il n'a pas accepté. Mais il sait aussi se montrer magnanime : "Cette histoire, ç'a été bon pour le football et bon pour les Steelers avec le début de leur dynastie. Surtout, ç'a été très bon pour Monsieur Rooney. Il est un des plus grands propriétaires de l'histoire. Je ne m'entendais pas avec beaucoup de proprios dans la Ligue, mais je m'entendais très bien avec lui. C'était un gars spécial, un immense monsieur."
Grands losers devant l'éternel, les Steelers vont se muer en machine à gagner. "Nous avons pris confiance en nous ce jour-là et compris que rien n'était impossible, explique Terry Bradshaw. Même si nous avons perdu la semaine suivante contre Miami, ce match nous a changés à jamais". En 1974, Pittsburgh réussit le casse du siècle lors de la draft, en sélectionnant les receveurs Lynn Swann et John Stallworth, le centre Mike Webster et le linebacker Jack Lambert. Déjà compétitive, l'équipe devient injouable. Ces quatre-là finiront au Hall of Fame. Tout comme Greene, Bradshaw, Harris, Blount et Ham. Neuf Hall of Famers draftés en cinq ans par une même franchise, un cas unique.
En 1975, Pittsburgh remporte son premier Super Bowl. Trois autres suivront jusqu'en 1980. Plus personne ne rigolera jamais des Steelers. Mais cette fabuleuse dynastie est née de L'Immaculée Réception, tout comme la rivalité avec Oakland, une des plus fameuses de la NFL.
Les Raiders ont su puiser eux aussi dans cette défaite hors normes les clés de leur succès futurs. Ils vont s'en relever. Aucune équipe ne gagnera plus de matches jusqu'au milieu des années 80. Ils prendront leur part du gâteau, remportant le Super Bowl en 1977, 1981 et 1984. En route vers leur premier sacre, ils s'offriront même une victoire contre les Steelers en finale de conférence. Douce revanche même si, comme le souffle John Madden, "ça ne suffit pas à effacer le 23 décembre 1972".
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La joie de John Madden et des Raiders après leur victoire au Rose Bowl de Pasadena, lors du Super Bowl XI.

Crédit: Getty Images

Comme dans un mauvais mariage

Il ne restait plus qu'à affubler ce moment de légende d'une appellation à la hauteur. Le mythe de L'Immaculée Réception va naître le soir même, mais il lui faudra de longs mois pour s'imposer à grande échelle.
Michael Ord est le patron d'une petite maroquinerie de Pittsburgh. Ce 23 décembre 1972, il a assisté au match au Three Rivers Stadium avec son père, Barney, sa petite amie, Sharon Levosky, et quelques potes. Lorsque le ballon repart en arrière au contact de Tatum et Fuqua, Barney se prend la tête dans les mains. "Beaucoup de gens ont réagi comme mon père et n'ont pas vu Franco récupérer la balle. Puis il a entendu la réaction du public, a rouvert les yeux et il s'est mis à hurler 'qu'est-ce qu'il s'est passé ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?'", a raconté Michael Ord à Sporting News.
Le soir venu, toute la bande va fêter la miraculeuse victoire à l'Interlude, un bar en vogue du centre-ville. C'est là que Ord va avoir l’idée de "L'immaculée inspiration", selon ses mots : "On avait tous quelques verres dans le nez. Je suis monté sur une table et, comme dans un mauvais mariage, j'ai tapé sur un verre avec une cuillère pour réclamer l'attention et j'ai dit : 'ce jour restera à jamais comme celui de L'Immaculée Réception.'"
Dans leur enthousiasme, Michael et Sharon décident de partager la percutante bien qu'imbibée formule avec le reste du monde. Le mieux, c'est encore d'appeler Myron Cope. Le journaliste doit intervenir, comme après chaque match, sur le décrochage local de ABC à 23 heures. C'est Sharon qui contacte la chaine et finit par obtenir de parler à Cope, cinq minutes avant l'antenne. "Mais je ne peux pas dire ça à la télé !", proteste celui qui, quelques années plus tard, inventera la "Terrible towell", ces petites serviettes jaunes que les fans des Steelers agitent pendant les matches. "Bien sûr que vous pouvez", réplique Levosky avant de raccrocher. Lors de son intervention, Myron Cope s'exécute.
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Myron Cope, autre légende des Steelers.

Crédit: Getty Images

Les Rooney ne voulaient pas de L'Immaculée Réception

Il faudra pourtant deux bonnes années pour que l'ensemble du pays reprenne ce surnom à son compte. Internet n'existe pas, l'effet viral non plus. Les films d'époque ou extraits des journaux télévisés ne mentionnent jamais The Immaculate Reception mais parlent de Miraculous Reception ou Miraculous Deflection. Il faut dire que la famille Rooney, qui a eu vent de L'Immaculée Réception, ne tient pas à la voir se propager. Ces Irlandais, profondément catholiques et un brin conservateurs, y voient un blasphème à la Vierge Marie qui ne leur plait guère. Mais les Rooney vont devoir s'y faire. Une fois la trainée de poudre répandue, rien ne pourra l'arrêter.
"Je crois avoir entendu l'expression pour la première fois fin 1974, confie Scott Paulsen, animateur radio à Pittsburgh. Je me suis dit 'waouh, je n'ai jamais entendu un truc aussi fantastique.' C'était comme une évidence." Le dimanche 12 janvier 1975, Pittsburgh remporte le premier de ses six Super Bowls. En amont du match, NBC, le diffuseur, revient sur l'ascension des Steelers. Le touchdown de Franco Harris tient évidemment une place de choix dans le sujet. Pour la première fois à l'échelle nationale, l'action est mentionnée comme L'Immaculée Réception. Désormais, tout le monde la nommera ainsi.
Michael Ord et Sharon Levosky sont séparés depuis longtemps mais L'Immaculée Réception reste leur "bébé", comme ils le disent. Il a bien grandi. Il leur a échappé, aussi, pour devenir le bien commun d'une ville dont le lien avec son équipe de football n'a que peu d'équivalents dans le pays. Si vous allez un jour à Pittsburgh, elle vous sautera aux yeux dès votre arrivée. A l'aéroport international, en haut d'un escalator, une statue de Franco Harris représentant la scène trône à côté de celle du premier président des Etats-Unis, George Washington. Sous l'effigie du running back des Steelers, un petit rectangle vert symbolise la pelouse. Bien sûr, le ballon ne la touche pas. Franco l'a ramassé avant. Enfin, peut-être…
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