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Les Grands Récits - Steve Gleason, un Saint pas comme les autres

Laurent Vergne

Mis à jour 06/01/2022 à 18:03 GMT+1

LES GRANDS RECITS - Dans nos grands récits, il y a des héros improbables et des destins brisés. Steve Gleason fut l'un puis l'autre. Héros de La Nouvelle-Orléans, symbole d'une ville ravagée après l'ouragan Katrina mais propulsée par la rage de se relever, l'ancien joueur de la NFL lutte aujourd'hui contre la maladie de Charcot avec la même force. Inspirant.

Steve Gleason, le symbole de La Nouvelle-Orléans

Crédit: Eurosport

Steve Gleason allume la caméra. Face à elle, il commence à enregistrer et à parler : "Mon but premier, ici, c'est de partager avec toi qui je suis. Et de te transmettre autant de moi-même que je peux le faire, tant que je peux le faire."
Printemps 2011. Gleason a 34 ans. Celui à qui il s'adresse n'existe pas encore. C'est à son futur fils, Rivers, qu'il veut se raconter. Quelques jours plus tôt, il a appris que sa femme, Michel, attendait leur premier enfant.
Si Steve Gleason éprouve le besoin de tout dire par caméra interposée à son fils pas encore né, c'est de peur de ne jamais avoir l'opportunité de lui parler en vrai. Quelques mois plus tôt, en janvier, on lui a diagnostiqué la maladie de Charcot. Aux Etats-Unis, elle porte le nom de maladie de Lou Gehrig, une légende du baseball.
Son nom scientifique, la sclérose latérale amyotrophique, n'en dit pas beaucoup plus au profane, mais n'annonce rien qui vaille. La SLA est une maladie dégénérative. Le cerveau se déconnecte peu à peu des fonctions musculaires et vitales. Elle vous empêche d'abord de marcher. Puis de bouger tous vos membres. De parler. De respirer. Mais pas de penser ni de comprendre. Le malade conserve toutes ses facultés intellectuelles. Drôle de concession : il aura jusqu'au bout conscience de sa déchéance physique. La maladie de Charcot ne se guérit pas. Espérance de vie : entre trois et cinq ans.
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Steve Gleason avec son fils, Rivers, en 2013.

Crédit: Getty Images

Chasser l'image du héros

Steve Gleason va tenir ce journal filmé au quotidien. Face à l'urgence qui s'impose à lui, il tient surtout à ce que son fils sache qui il est vraiment. Car il n'est pas n'importe qui. Ancien joueur de la NFL, membre des New Orleans Saints lors de l'intégralité de sa carrière entre 2000 et 2008, il est une personnalité publique. Un peu plus que cela, même. Steve Gleason, à La Nouvelle-Orléans, est un symbole. Un héros.
Mais pour Rivers, il ne veut surtout pas de cette image d'Epinal. "Je voulais être certain qu'il n'ait pas une vision 'mythifiée' de son père, expliquera-t-il plus tard. Surtout ici, à La Nouvelle-Orléans.Les gens lui auraient dit 'ton père était formidable, un héros'. Il devait connaitre cette partie de moi, oui, mais aussi celle qui est moins glorieuse. Mes joies, mes doutes, mes défauts." Un type et un père comme les autres, en somme. Aux yeux de tout le monde, Steve Gleason a pourtant cessé depuis longtemps d'être un homme normal. Depuis le 25 septembre 2006, exactement.
Cinquante-six semaines plus tôt, le dimanche 28 août 2005, La Nouvelle-Orléans a été frappée par l'ouragan Katrina. Pour le malheur de ses habitants, il a brusquement gagné en puissance dans le golfe du Mexique. En l'espace de six heures, il est passé de la catégorie 3 à la catégorie 5. La pire. Quand il déboule sur La Nouvelle-Orléans, les vents soufflent jusqu'à 280 km/h. Katrina laissera derrière lui un paysage de désolation et plus de 1800 morts, dont 1577 en Louisiane.

Le Superdome ou le symbole de l'horreur

Pour la ville, le traumatisme est colossal. Une fois l'ouragan passé, le plus dur commence pour les survivants. Dès le lendemain de la catastrophe, le Louisiana Superdome sert de refuge à ceux qui ont tout perdu. La majorité des sans-abris est issue des quartiers les plus pauvres, où les habitations n'ont pas résisté. Bâti dans les années 70, le Superdome est un des symboles de La Nouvelle-Orléans. Imposant avec ses faux airs de vaisseau spatial, il abrite notamment les Saints, l'équipe de foot US de la ville.
Trois jours après le passage de Katrina, ils sont environ 30 000 dans ce gigantesque radeau de fortune. Car le Superdome a souffert, lui aussi. Son toit a été salement amoché. Il fuit. L'eau se répand partout. Il n'y a plus ni électricité, ni climatisation, ni eau courante. 30 000 personnes confinées pendant trois jours dans un espace sans eau ni toilettes. Les conditions sanitaires deviennent vite insupportables. Le jeudi 1er septembre, le stade est évacué et les naufragés redirigés pour la plupart vers Houston.
On dénombre trois morts dans l'enceinte du Superdome au cours de ces trois journées. Deux personnes âgées à la santé fragile et un homme qui s'est suicidé en sautant des tribunes supérieures. Très vite, on apprend que des vols, des agressions et même des viols ont été commis. Fierté de la ville depuis trente ans, le Superdome devient en seulement 72 heures le symbole de l'horreur engendrée par Katrina.
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30 août 2005 : les réfugiés à même la pelouse dans le Superdome. On voit la lumière pénétrer par un des trous causés dans le toit par Katrina.

Crédit: Getty Images

La fin des New Orleans Saints ?

Dommage collatéral dérisoire, les Saints ne peuvent plus évoluer dans leur antre. Or Katrina a frappé quelques jours seulement avant le début de la saison NFL. Les Saints deviennent eux aussi des sans-abris. Le 19 septembre, ils disputent leur première rencontre "à domicile" au Giants Stadium, à New York, avant de se baser en alternance à Baton-Rouge, la capitale de la Louisiane, et à l'Alamodome de San Antonio, au Texas. Sans surprise, la saison tourne au fiasco : 3 victoires, 13 défaites. L'avant-dernier bilan de la NFL.
C'est l'avenir même de la franchise à La Nouvelle-Orléans qui se trouve menacé. Car rien ne garantit que le Superdome sera prêt pour le début de la saison 2006. Sa destruction pure et simple a même un temps été envisagée, devant l'ampleur des dégâts et le traumatisme des trois jours ayant suivi Katrina.
Finalement, en décembre 2005, le projet de rénovation est entériné. Lors d'une réunion organisée au Superdome même, architectes et responsables des travaux se montrent optimistes : tout devrait être en ordre d'ici deux ans. Tom Benson, le propriétaire des Saints, devient blême. Cela signifie une nouvelle saison en intégralité loin de La Nouvelle-Orléans. Paul Tagliabue, le commissionner de la NFL, se montre très clair : "Tom, vous ne survivrez pas à une deuxième saison comme ça. Il faut que le Superdome soit prêt à l'été 2006." Autant reconstruire Notre-Dame en cinq ans.
Une improbable course contre-la-montre s'engage alors. 4000 tonnes de débris et de détritus ont d'abord dû être évacuées. Puis les ouvriers se relaient sept jours sur sept pour tenir les délais. Finalement, le petit miracle se produit. Si les matches de pré-saison, en août, sont délocalisés, la réouverture du Superdome est annoncée pour le lundi 25 septembre 2006. Plus qu'un match, un événement pour la ville, la Louisiane et même au-delà. Ce sera un "Monday night game", une institution aux Etats-Unis.
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Mai 2006 : La course contre-la-montre du chantier du Superdome.

Crédit: Getty Images

Les "cassos" de La Nouvelle-Orléans

Ces Saints n'ont plus grand-chose à voir avec ceux de la saison précédente. L'équipe a un running back rookie, numéro 2 de la draft, Reggie Bush. Un nouveau quarterback, Drew Brees, dont San Diego n'avait plus besoin. La plupart des recrues sont dans son cas : des joueurs coupés par leur ancienne équipe.
Parmi eux, Scott Fujita. "Nous nous étions baptisés les 'misfits' (les ‘‘cassos’’, dirait-on en français), a confié l'ancien linebacker de Kansas City à ESPN lors du 10e anniversaire du match contre Atlanta. Drew, moi, Mark Campbell, Scott Shanle, on était tous dans le même cas. Mais ça nous a soudés. Dès l'intersaison, il y a eu une cohésion très forte."
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Drew Brees et Reggie Bush au camp d'entraînement des Saints, en août 2006.

Crédit: Getty Images

Cet été-là, les nouveaux découvrent aussi l'impact réel de Katrina sur la ville et la population. "Jusqu'ici, témoigne Scott Shanle, nous avions vécu Katrina à travers la télé. Nous avions été bouleversés, comme tout le monde, mais en arrivant à La Nouvelle-Orléans, en voyant ces maisons, ces immeubles, ces restaurants qui portaient encore les stigmates de la catastrophe des mois après, c'est devenu concret. On a compris que nous allions jouer pour toute une ville, pas seulement pour une équipe."
Steve Gleason, lui, est installé à La Nouvelle-Orléans depuis déjà six ans. Il est un des plus anciens dans le groupe. Il partage sa vie avec une fille du coin, Michel Varisco. Elle a insisté pour que le couple s'installe en ville, et non dans les banlieues chics et éloignées du downtown, comme 95% des joueurs. "Dans une certaine mesure, dit-il, je comprenais la culture et la mentalité de cette ville, même si je n'étais pas né ici. J'avais La Nouvelle-Orléans en moi et, un an après Katrina, je mesurais la souffrance de la population."
Vous avez vu ces gens ? On ne peut pas les laisser tomber
Les Saints ont aussi un nouveau coach. Il s'appelle Sean Payton. A 42 ans, c'est sa première expérience à ce poste en NFL. Deux jours avant la rencontre face à Atlanta, il regroupe ses troupes au Superdome pour un entraînement-surprise. "Pour certains d'entre nous, c'était la première fois que l'on y mettait les pieds, se souvient Scott Fujita dans le documentaire Rebirth in New Orleans. La peinture n'était même pas sèche à certains endroits."
Payton fait asseoir ses hommes au milieu du terrain. Puis il demande que la salle soit plongée dans le noir. Sur l'écran géant, une vidéo de cinq minutes tournée par ESPN, retraçant les treize derniers mois. Katrina. Ses ravages. La souffrance. La résilience, aussi. Et une forme d'espoir, incarnée par le retour des Saints à la maison. Quartier après quartier, les gens hurlent "Go Saints !", "Heureux de vous revoir", "Nous sommes avec vous".
Quand les lumières reviennent, Payton dit à ses joueurs : "Mon boulot de coach, c'est de vous préparer. Et la seule façon de le faire, c'est de recréer autant que possible ce que vous allez vivre lundi. Vous avez vu ces gens ? Ils seront là lundi soir. On ne peut pas les laisser tomber. Si nous perdons, ce sera juste un match comme les autres. Mais si nous gagnons, je vous promets que ce sera unique." "C'était intelligent de la part de Sean, juge Fujita, il nous a mis en situation au plan émotionnel. Il le fallait, parce qu'aucun d'entre nous n'avait vraiment mesuré ce que serait cette soirée."

There is a house, in New Orleans, they call the Superdome

Lundi 25 septembre 2006. La Nouvelle-Orléans est le centre névralgique et médiatique des Etats-Unis. Une journée folle. Dès 7 heures du matin, des supporters se réunissent devant le Superdome. Dans l'après-midi, une cérémonie organisée sur le parvis du stade dévoile à une foule hystérique une banderole géante dans une explosion de confettis : "Our home. Our team. Be a Saint." Notre maison. Notre ville. Soyez un Saint.
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La cérémonie de réouverture du Superdome, en septembre 2006.

Crédit: Getty Images

Trois heures avant le match, le stade est bondé. 75 000 personnes dedans. Autant dehors. Les tribunes sont garnies de VIP. Deux anciens présidents, George Bush père et Bill Clinton. Des stars du cinéma et de la musique, de Spike Lee à Harry Connick Junior. On se croirait au Super Bowl.
D'ailleurs, sur le modèle des "half-time shows" de la grande finale de la NFL, un mini-concert de dix minutes est organisé avant le coup d'envoi. U2 et Green Day partagent la scène et les morceaux. Tous de circonstance, et évocateurs. "Beautiful day", "Wake me up when September ends". Puis une reprise d'un vieux tube des punks écossais des Skids, "The Saints are coming". Ces paroles, enfin, détournées de "The House of the rising sun" : "There is a house, in New Orleans, they call the Superdome..." Foule en délire.
Jim Mora Jr était le head coach d'Atlanta en 2006. Il n'a rien oublié de ces quelques minutes. "J'avais fini mon speech, évoque-t-il, nous étions prêts à sortir mais on nous a demandé de rester un peu dans le vestiaire, le temps que le concert se termine. Nous sommes donc restés là, sagement. Plus personne ne parlait. On entendait la musique, "The Saints are coming", et le public qui hurlait. Un truc dingue. Je me souviens avoir pensé 'ça ne sent pas bon du tout pour nous'". Au vu du contexte hors du commun, ce match était-il déjà plié avant même de commencer ? Peut-être bien.

Steve Gleason, cet anonyme

Pourtant, Atlanta est un vrai gros morceau. Les Falcons sont invaincus après deux journées. Ils font peur, à l'image de leur quarterback Michael Vick, bouillant en ce début de saison. Mais tout sera réglé après moins d'une minute, à l'issue d'une séquence aujourd'hui légendaire, dont Steve Gleason sera à la fois le détonateur et l'acteur principal.
Il n'était pourtant a priori pas destiné à ce rôle. Gleason compte parmi ces centaines de joueurs qui composent la forêt d’anonymes de la NFL. Physiquement, il lui manque les attributs dont jouissent les stars de la discipline. Trop petit. Pas assez rapide. Il n'a rien de spécial à offrir. Lors de la draft 2000, il n'est pas sélectionné. Ce n'est qu'au mois de novembre, en pleine saison, qu'il atterrit à La Nouvelle-Orléans, par la toute petite porte. Il n’en est jamais reparti.
Steve Gleason a toujours compensé ses lacunes par une passion dévorante pour son sport et un travail acharné. Dans le vestiaire, il est apprécié et précieux. Sean Payton n'a pas mis longtemps à le comprendre. "Il n'était pas grand, il ne savait pas trop quel était son vrai poste, safety ou linebacker, dit le coach dans Rebirth in New Orleans. Mais si vous lui donniez une mission précise, n'importe laquelle, il se plongeait dedans à fond."
C'est dans l'unité des équipes spéciales (toutes les phases intermédiaires avant qu'une équipe n'entame une nouvelle série en attaque), là où le sens du sacrifice fait merveille, que Steve Gleason donne sa pleine mesure. Et c'est sur une action de ce type que sa vie va changer.
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Steve Gleason (N°37) avec les Saints, en 2002.

Crédit: Getty Images

Le temps s'est arrêté

Atlanta est contraint de se dégager tout de suite sur sa première série offensive. Sur le punt (le coup de pied de dégagement), Steve Gleason surgit comme une furie, plein axe. "Comme si la Mer Rouge s'était ouverte", rigole Scott Fujita. Lorsqu'il ajuste sa frappe, Michael Koenen, le punter des Falcons, n'a aucune chance. Il va être contré par Gleason. Le ballon file vers l'en-but, où s'est précipité Curtis DeLoach. Autre homme de l'ombre, autre "misfit" arrivé à l'intersaison. C'est lui qui inscrit le touchdown mais, dans l'inconscient comme le conscient collectif, Steve Gleason est le personnage central de cette action.
Le Superdome a explosé. "En une seconde, le public, qui n'attendait que ça, est devenu fou, assure Drew Brees. Et nous aussi. On sautait dans tous les sens, on s'embrassait tous. Même lorsque nous avons gagné le Super Bowl en 2010, je ne suis pas sûr d'avoir ressenti quelque chose d'aussi fort." Le match a continué, mais le temps s'est arrêté. "Honnêtement, de cette soirée, dira encore Brees en 2016, je ne me rappelle quasiment de rien d'autre. Tout est très flou. L'image de Steve a tout emporté."
New Orleans survole le match : victoire 23 à 3. Les retrouvailles des Saints avec leur Superdome, avec leurs fans, avec leur ville, se sont déroulées comme dans un rêve. Dans tout le pays, il n'y a pas grand-monde pour ne pas savourer ce moment. "Je crois que, ce soir-là, que vous soyez de New York ou de Los Angeles, de Boston ou de Chicago, si vous n'étiez pas un supporter des Falcons, vous étiez derrière les Saints", dit Sean Payton. Et encore, même du côté géorgien, la défaite fut assez facile à digérer.
Surtout pour Jim Mora. Son père, Jim Mora Sr, avait été le coach des Saints pendant dix ans, de 1986 à 1996. "C'est dur de perdre, mais je mentirais si je disais qu'il n'y a pas une petite, toute petite partie de moi qui n'apprécie pas ce que ce moment représente pour cette ville", avouait l'entraîneur d'Atlanta quelques minutes après la défaite. Des années après, il n'avait pas changé d'avis. Au contraire : "c'est presque un blasphème pour un coach de ne pas être dévasté après une défaite. Mais ce soir-là, il s'agissait d'autre chose, et il n'y avait qu'une façon possible d'écrire cette histoire."

Le plus grand moment de la décennie

La nuit sera interminable mais bien trop courte. Tous auraient voulu la prolonger, encore et encore. Jusque très tard, dans les bars, les joueurs vont communier avec les habitants de la ville. Pour La Nouvelle-Orléans, il y a, dans la reconstruction post-Katrina, un avant et un après 25 septembre 2006. Comme dans la vie de Steve Gleason, "dont le statut d'icône de La Nouvelle-Orléans a été définitivement ancré à travers cette action", pour Scott Fujita. Cette année-là, les Saints iront jusqu'en finale de conférence. Trois ans plus tard, ils remporteront leur unique Super Bowl. Mais tout a commencé avec le punt bloqué par Steve Gleason.
La séquence fut si emblématique que la NFL l'a désignée en 2009 "plus grand moment de la décennie". En juillet 2012, une statue de bronze reproduisant l'action devenue culte a été inaugurée sur le parvis du Superdome. Baptisée "Rebirth", (renaissance), elle a même plu à Michael Koenen, pourtant du mauvais côté de l'œuvre. "Aucun punter n'a envie de se faire contrer, mais ça me va, a-t-il confié à l'époque à Associated Press. Un jour, j'emmènerai mes gosses là-bas et je leur dirai : 'regardez, papa a une statue !' Ça ne me dérange pas d'être l'autre partie de la statue, surtout si c'est pour être auprès de Steve."
Le jour de l'inauguration, Steve Gleason prononce des paroles fortes, même si elles ont du mal à sortir. La Maladie de Charcot le ronge depuis déjà un an et demi. La forme est incertaine, pas le fond : "Cette statue ne parle pas de moi ou de football. Elle évoque la solidarité et la persévérance de toute une communauté qui a convergé à cet endroit, en cet instant, pour montrer au monde entier qu'elle était encore debout."
Joueur ordinaire au destin extraordinaire, Steve Gleason avait pris sa retraite en janvier 2008, à seulement 31 ans. Blessé, il n'avait pas pu jouer la saison précédente. Pour le héros de la renaissance de La Nouvelle-Orléans, l'heure était venue. Ce jour-là, en tirant sereinement sa révérence, il livre quelques paroles presque anodines sur le coup, mais qui relèvent a posteriori du crève-cœur : "C'est le bon moment pour arrêter. Je vais me marier et je m'en vais en bonne santé. Je veux être encore actif et aventureux à 80 ans."

Pas de drapeau blanc

Il en avait à peine 34 quand la maladie de Charcot lui est tombé dessus. Il a choisi le cinquième anniversaire de l'inoubliable soirée du 26 septembre 2006 pour révéler son état au grand public. Le même jour, Steve Gleason est invité à donner le coup d'envoi du match contre Houston, au Superdome. Huit mois après le diagnostic, il commence à éprouver quelques difficultés à marcher. Il annonce avoir perdu une partie de l'usage de son bras droit. Un an plus tard, lors de l'inauguration de la statue, il est déjà cloué dans un fauteuil. La Nouvelle-Orléans découvre, au fil de ses apparitions, l'inexorable travail de sape de cette saloperie.
Plus de huit années après l'apparition des premiers symptômes, Steve Gleason est toujours là. Michel et lui ont maintenant deux enfants. Après Rivers, est arrivée une petite fille en 2018. Il a fait le choix de la vie, à travers ses deux enfants, mais aussi en subissant une trachéotomie en 2014 afin de bénéficier d'une assistance respiratoire permanente. Seul moyen de prolonger l'existence de ceux qui souffrent de la maladie de Charcot. Mais à quel prix. Il a aujourd'hui 41 ans et en parait 15 ou 20 de plus. Reste qu'à l'image de ce qu'il était sur le terrain, il n'a rien cédé.
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25 septembre 2011 : Steve Gleason honoré au Superdome, 5 ans après son punt bloqué. Il souffre alors de la maladie de Charcot depuis plusieurs mois déjà.

Crédit: Getty Images

D'abord, Steve Gleason s'est posé mille questions. Pourquoi lui ? Pourquoi si tôt ? Steve Perrin, responsable de la recherche sur la maladie de Charcot à Cambridge, a relevé 27 cas de SLA parmi les anciens joueurs de la NFL ces dernières décennies. Un nombre anormalement élevé. Mais il reste prudent, rappelle que cette maladie touche aussi bien les femmes que les hommes et que, si on ne sait encore comment la soigner, on ne sait pas davantage l'expliquer. Très vite, Steve Gleason a de toute façon été trop occupé à savoir comment vivre avec sa maladie pour perdre du temps à comprendre pourquoi elle l'avait frappé.
Il n'était pas question pour lui de n'être qu'un malade, un condamné, même s'il savait pertinemment qu'il était l'un et l'autre. Dès 2011, il s'est mué en guerrier. Son slogan ? "No white flags". Pas de drapeau blanc. Ce serait une lutte de chaque instant et il était prêt à la mener, même à armes inégales. Ici, ce n'est pas l'issue du combat qui importe, mais le combat lui-même. "D'une certaine manière, disait-il alors, je vois ça comme une opportunité de continuer à être une source d'inspiration pour les autres." Dans "les autres", son fils, ses semblables atteints de la SLA et, au-delà, tous ceux qui voudront se retrouver dans son histoire.
Grâce à des moyens technologiques avancés, Gleason a pu bénéficier d'un très relatif contrôle de son inconfort. Avant de perdre l'usage de la voix, il a aussi enregistré des milliers de mots, de phrases et d'expressions. Il communique aujourd'hui à travers un système révolutionnaire, baptisé "Eye tracking technology", en "tapant" sur un écran avec ses yeux. Mais quand il "parle", c'est bien le son de sa voix qui est reproduit et non un son métallique impersonnel. Dans son rapport aux autres et au monde, c'est pour lui essentiel.

La SLA, ce Katrina intime

L'ex-Saint mène aussi un combat incessant pour que tous les malades de la SLA puissent bénéficier de tels moyens. Il a fondé une association, Team Gleason, levé des fonds, organisé une conférence avec des chercheurs du monde entier en 2014 à La Nouvelle-Orléans, et rué dans les brancards politiques. En 2015, Barack Obama a fait adopter le "Steve Gleason Act", qui intégrait à son plan "Medicare" une aide à l'accès à ces technologies indispensables aux patients. "Les gens comme moi, qui n'ont plus la faculté de parole, ont été entendus haut et fort", clame-t-il le jour de l'adoption de la loi.
Dans sa fureur de vivre, il s'est aussi lancé des défis improbables, comme sauter en parachute ou aller au Machu Picchu en 2013. Il a notamment embarqué dans sa folle aventure un autre malade de la SLA, sa femme, son fils, mais aussi Scott Fujita, son meilleur ami. "Aller en aussi haute altitude quand on peine à respirer et faire un trek quand on est en fauteuil, il fallait être Steve pour y penser...", sourit-il, faussement consterné.
Entre eux, ce fut un coup de foudre amical dès l'arrivée de Fujita en Louisiane en 2006. Dans une longue et formidable discussion publiée sur le Players' Tribune en 2016, Gleason et Fujita ont expliqué la genèse de cette relation. "Nous n'avons pas exactement les mêmes idées sur la politique ou la religion, par exemple, mais nous avons la même approche de la vie, et on pouvait avoir des conversations profondes, sans nous juger l'un l'autre", relève Gleason.
Loin de travestir l'intensité de ce rapport, la maladie de Charcot l'a solidifié, pour Scott Fujita : "ce serait pratique de dire à quelqu'un qui doit gérer une telle situation, 'oui, tu as raison, je suis d'accord avec toi à 100%', dans toutes les conversations. Mais tu n'es pas ce genre d'ami, Steve. Ce n'est pas ce que tu recherches. Tu ne recherches pas la pitié, mais l'honnêteté". Fujita et Gleason continuent donc à parler de tout, de rien, de leurs accords et désaccords. Comme avant 2011. C'est leur plus grande victoire commune. Mais c'est peut-être la seule chose qui n'a pas changé dans sa vie. Tout le reste a volé en éclats. Un Katrina intime.
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Steve Gleason et Scott Fujita en 2016.

Crédit: Getty Images

L'idée du lendemain me terrifie et me déprime
Cette vie, ce n'est pas une vie. La maladie de Charcot est une des plus impitoyables qui soit. Elle vous vole votre corps pour mieux vous y enfermer. Un enfer permanent. Sans oublier les proches. Sa femme, Michel, a vu sa vie balayée elle aussi. Elle se consacre entièrement à Steve. Pour tenir, et pour que son couple survive, elle s'est réfugiée dans la peinture.
Sur son site, elle résume le tourbillon des sentiments depuis huit ans : "J'ai ressenti de la tristesse pour notre vie perdue, notre vie telle qu'elle aurait dû être. J'ai ressenti de l'épuisement, physique et psychologique. La peur et l'anxiété m'ont consumée. L'idée du lendemain me terrifie et me déprime. J'ai éprouvé du ressentiment, de la colère, de la honte, de la culpabilité."
Longtemps, il y a eu ce que personne ne pouvait mesurer. Il faudra attendre 2016 et la sortie d'un documentaire, "Gleason", pour comprendre un peu mieux leur quotidien. Car au fil des mois a germé l'idée de transformer son dialogue avec son fils via la caméra en un film sur son combat. Le documentaire finira à Sundance et bouleversera le public américain.

Du dialogue intimiste au message universel

On y découvre l'ambivalence de l'existence de Steve Gleason, entre l'ampleur de l'admiration qu'il suscite et l'intimité du drame vécu. Comme après l'inauguration de sa statue, en 2012. "Pendant la cérémonie, je suis le héros, raconte Gleason. Mais cinq minutes après la fin, je me suis fait dessus, et sur mon fauteuil. Quand je suis rentré chez moi, on a dû m'aider pour me mettre sur les toilettes et m'enlever mon pantalon plein de merde. Voilà ma vie."
Mais ce documentaire au sujet si casse-gueule est tout sauf impudique ou larmoyant. Il est dur, oui. Prenant, aussi. Poignant, souvent. Comme quand Steve Gleason, à bout de colère contenue, dit : "j'aimerais mettre un coup de poing à quelqu'un, mais je ne peux pas."
Si le film accroche, c'est aussi par sa sincérité. Gleason y parle ainsi de son rapport ambigu à la célébrité, qui irrigue son ego autant qu'elle vide son organisme. Dans ce film, la vie est partout, symbolisée par la présence du petit Rivers ou par cet humour caustique et souvent dévastateur que Gleason n'a jamais perdu. Il faut voir la malice s'esquisser sur son visage quand il sourit après une pique bien sentie. Furtivement, la maladie s'efface alors, comme si elle ne pouvait gagner ce combat-là.
"Ma vie est très dure, mais elle est incroyableet je crois que mon avenir est plus grand que mon passé", trouve-t-il la force de résumer. Dans l'improbable trajectoire du gars ordinaire devenu symbole national, l'ex-joueur et l'homme se confondent. En décembre dernier, il a même été nommé à la Médaille d'or du Congrès, la plus haute distinction civile des Etats-Unis. "Wow, comme Mère Teresa et Martin Luther King", avait-il réagi. Du Gleason tout craché.
On ressort secoué de cette heure et demie, avec l'envie vaine mais irrépressible de le sortir de là et, à défaut de pouvoir l'aider, de hurler à sa place. Secoué, et en alerte, aussi, sur l'extrême absurdité de l'accessoire si omniprésent dans nos vies et tellement absent de la sienne. Puis la fragilité de l'essentiel. Tout ce que l'on sait mais que l'on oublie. Même cloué dans son fauteuil, Steve Gleason demeure une source d'inspiration. Du dialogue intimiste au message universel, il n'y avait qu'un pas. Car quand il parle à son fils en regardant cette caméra, sans le savoir, c'est bien à chacun de nous qu'il s'adresse.
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Steve Gleason avec sa femme, Michel, et son fils, Rivers, au Machu Picchu en 2013.

Crédit: From Official Website

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