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Mondial 2022 : avant la demi-finale contre la Croatie, les Argentins sont-ils les rois de la provoc' ?

Thomas Goubin

Mis à jour 13/12/2022 à 13:32 GMT+1

COUPE DU MONDE - A vouloir pourrir la fin de match, l'Argentine a failli se tirer une balle dans le pied contre les Pays-Bas vendredi, avant de l'emporter aux tirs au but. Un épisode symptomatique d'une relation au football excessive, où la défaite est synonyme d'humiliation, mais aussi d'une passion qui peut être porteuse.

La maradonisation de Messi : "C'est un leader sanguin, comme les aime l'Argentine"

C'était en 1998, lors d'un huitième de finale de Coupe du Monde entre l'Argentine et l'Angleterre. Après une première période prolifique (2-2), Diego Simeone décidait d'essayer de faire la différence au niveau de la ligne médiane. El Cholo signait une intervention rugueuse, par derrière, sur David Beckham, suivie d'un geste pour feindre de s'excuser, qui précédait lui-même un discret piétinement du dos de l'Anglais. Avec la VAR, Simeone aurait sans doute été expulsé. Mais à l'époque El Cholo pouvait se permettre de jouer avec les nerfs de Beckham qui réagissait en le crochetant sous les yeux de l'arbitre.
Carton rouge pour l'Anglais, qui sera considéré comme le grand coupable de la défaite des Three Lions aux tirs aux buts. Simeone, lui, sera plutôt célébré dans son pays, où il incarnait le prototype du joueur rugueux mais aussi canchero, pour utiliser un vocable sud-américain. En VF : qui sait jouer avec le règlement, tirer profit de la moindre situation ou conserver un avantage exigu par tous les moyens nécessaires.

"Pas de justifications" pour les agissements contre les Pays-Bas

Vendredi dernier, Leandro Paredes a peut-être pensé, comme Simeone en son temps, que son tacle à la 89e minute, suivi d'une frappe vers le banc néerlandais et d'une échauffourée, était ce dont son pays avait besoin alors que les Pays-Bas venaient de réduire le score. Pourrir le match pour couper les Néerlandais dans leur élan et faire courir le chronomètre. Le très vindicatif Emiliano "Dibu" Martinez s'y essaiera aussi en défiant Luuk de Jong, alors qu'il venait de se saisir du ballon devant le géant batave. Résultat : l'arbitre décrétera dix minutes de temps additionnel, les Néerlandais reviendront au score, et l'Argentine, pourtant maître de son sujet pendant 80 minutes, frôlera la catastrophe.
Même le placide Messi prendra un carton. Juste avant ce Mondial, quand décompter tous les arrêts de jeu était une très rare exception et pas la règle, le coup de folie de Paredes aurait peut-être servi les siens. Mais les temps viennent de changer et l'Argentine s'est trouvée à deux doigts d'un examen de conscience sur ce qu'elle exige de ses joueurs.
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Mais quel est le secret de la Croatie ?

Malgré la victoire, La Nación, sous la plume de Cristian Grosso, a d'ailleurs condamné les excès albicelestes, une exception dans un océan de jubilation. "Nous avons des joueurs avec ce caractère, écrit le journaliste, un caractère qui leur a permis d'être là où ils sont (…), ce qui est très positif, mais attention, vraiment attention, il y a une limite (…)", avant de considérer : "il n'y a pas de justification pour les débordements d'hier (vendredi)".

Hystérie collective et fierté nécessaire

Mais de quel caractère parle-t-on ? Sans doute de celui façonné par un pays où le football est vécu avec une intensité dramatique sans pareille, où perdre est synonyme d'humiliation et où tous les moyens se doivent d'être employés pour éviter ce naufrage. En sélection, il est d'autant plus conseillé de montrer les dents que les internationaux argentins portent le fardeau d'une très lourde responsabilité. "On le fait pour 45 millions d'Argentins, nous avons des couilles, de la passion et du cœur", a synthétisé Dibu Martinez, au terme de la rencontre, alors que Lisandro Martinez était en pleurs en zone mixte.
Comme l'Argentine a obligation de gagner, la victoire ressemblait surtout à un soulagement. Elle est aussi la jouissance de la défaite de l'adversaire. Vendredi, à Doha, même si le comportement des joueurs bataves avait été exécrable pendant la séance de tirs aux buts, voir les Argentins aller exulter au nez des Hollandais a provoqué nombre de réactions scandalisées à travers le monde. Quelques cartons jaunes auparavant, Messi avait, lui, fêté son but en réalisant devant Louis van Gaal une célébration à la Riquelme, idole maltraitée par l'entraîneur lors de son passage au FC Barcelone (2002-2003).
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Un petit but encaissé : Mais comment faire pour marquer contre le Maroc ?

En 2014, lors de la Coupe du Monde au Brésil, l'écrivain argentin Eduardo Sacheri avait élaboré une théorie sur le rapport de ses compatriotes au football et à l'adversité, en décortiquant les paroles de "Brasil, decime que se siente" ("Brésil, dis-moi ce que ça fait", chanson faisant allusion à la victoire de la bande à Maradona en huitièmes de finale de la Coupe du Monde 1990), un hymne argentin dont le premier mot était "Brésil" et le dernier "Pelé". "Le Brésil est l'unique destinataire de ce que fait l'Argentine à la Coupe du Monde, on ne le fait même pas pour nous. Mais pour le Brésil" déplorait l'écrivain, dans les colonnes de La Nación.
Le football argentin vit dans un environnement "hystérique" comme l'avait considéré il y a quelques années l'ex-sélectionneur, Gerardo Martino, où la tolérance pour la défaite n'existe pas, pas plus que pour l'adversaire - à cause de la violence, les supporters visiteurs ne sont pas autorisés en tribunes depuis 2013 dans le championnat local. Mais comment expliquer le poids du football en Argentine et les comportements excessifs qu'il peut engendrer sur le terrain comme en tribunes ? "Il me semble que nous sommes un pays qui se croyait destiné à de grandes réussites, et quelque chose n'a pas marché, analyse encore Eduardo Sacheri, dans Messi, la biographie (Hugo Sport), mais nous n'étions pas si bons ; à l'inverse nous jouions bien au football, et même, remarquablement bien". Le football devient alors un motif d'orgueil national, qu'il vaut mieux ne pas blesser.
"La personnalité du joueur argentin est liée à une estime de soi élevée qui l'aide à se distinguer dans les moments les plus difficiles"
Bien avant Doha, bien avant "la main de Dieu", les Européens avaient déjà été choqués par les moyens employés par certaines équipes argentines. En 1968, après une finale aller de Coupe Intercontinentale où même le bad boy Nobby Stiles avait été maltraité - comme Beckham, il avait craqué et été expulsé - les Estudiantes de la Plata avaient été reçus sous les cris d'"animaux" quand ils avaient pénétré sur la pelouse d'Old Trafford pour le match retour contre Manchester United. Hermétique à la pression, l'équipe menée par Carlos Bilardo, le sélectionneur des champions du monde 86, avait obtenu un nul (1-1) qui leur permettait de conserver le petit avantage (1-0) acquis à l'aller.
Elevé dans un environnement exigeant, ultra-concurrentiel et à forte pression, le joueur argentin est un compétiteur né, règle générale qui a évidemment ses exceptions. "La personnalité du joueur argentin est liée à une estime de soi élevée qui l'aide à se distinguer dans les moments les plus difficiles, considère l'ex-entraîneur, Angel Cappa. Ce qui est néfaste pour la vie se révèle positif sur un terrain. Je me réfère au fait que n'importe quel joueur argentin se croit toujours bien meilleur qu'il ne l'est". Une confiance qui peut confiner à l'arrogance, ou qui est interprétée ainsi, notamment en Amérique latine, où l'Argentin n'a pas bonne presse, mais où il est aussi cet élément que s'arrache les clubs mexicains, colombiens ou brésiliens.
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Un Mondial déjà réussi ? "Une sortie de route face au Maroc resterait un échec"

Evidemment - est-ce la peine de le préciser ? - le joueur né à Rosario, Buenos Aires ou Cordoba n'a pas le monopole de la provocation ou des excès d'engagement, et l'Argentine n'est pas seulement le pays des Dibu Martinez, Leandro Paredes ou Gaby Heinze. Il est aussi celui des Messi, Pastore ou Redondo. Son football est fait "de lumières individuelles et d'émeutes collectives, comme l'avait déclaré Eduardo Sacheri à So Foot. C'est comme ça que nous, les Argentins, jouons au football. C'est comme ça que nous vivons. Avides, insolents, insolvables, téméraires. Passionnés, innocents, chaotiques. Prétentieux, peu sûrs, vivaces, arrogants. Individualistes, capables, méfiants, factieux".
Et au final, ce "caractère" évoqué par Cristian Grosso se révèle une arme à double tranchant qui peut aussi faire la force de l'Argentine. "Notre esprit compétitif, notre ferveur, sont aussi le combustible qui évitent le malheur", a d'ailleurs relevé le journaliste pour expliquer la capacité de l'Albiceleste à se ressaisir au bord de l’abîme, jusqu'à remporter une séance de tirs aux buts dont le provocateur Dibu Martinez serait le héros. Devant son poste de télévision, Diego Simeone a dû apprécier.
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