Joachim Löw le funambule
Mis à jour 17/11/2020 à 17:51 GMT+1
Entre le rythme effréné imposé par le calendrier 2020-2021 et le trop-plein de joueurs de niveau mondial à certains postes, le sélectionneur allemand n'aligne jamais le même onze au coup d'envoi des matches de la sélection. Un inconvénient pour l'assise mais un avantage pour la fraîcheur.
Quinze années de mandat. Autant dire une éternité pour un entraîneur comme pour un sélectionneur. Quatre titres de championne du monde depuis 1954, trois titres de championne d'Europe depuis 1972. Et pour le millésime 2020, comme souvent dans l'histoire : l'ossature de la meilleure équipe de club du moment, le Bayern (Neuer, Süle, Goretzka, Kimmich, Gnabry, Sané, a minima). Le paradoxe est vertigineux : alors qu'elle a l'habitude, culturellement, de s'ancrer dans ces certitudes, la Mannschaft s'est présentée ces derniers temps comme un édifice jeune et branlant. Dont la confiance en elle est réduite à une telle étroitesse qu'elle se félicitait, ces derniers jours, de ne pas avoir encaissé de but en amical contre une équipe B de la République tchèque "dans une composition d'équipe qu'on ne reverra plus jamais", selon les mots du sélectionneur à la fin de la rencontre. On mesure l'ampleur du chantier jusqu'au titre continental visé l'été prochain. Du moins en apparence.
Aujourd'hui, Joachim Löw marche sur des œufs mais certains sont plus durs que d'autres. Terrain mouvant sous ses pieds, climat pesant sur ses épaules. Son manager Oliver Bierhoff, en effet, vient de remettre un petit coup de pression à l'occasion d'une interview à la très sérieuse Frankfurter Allgemeine Zeitung. "Je suivrai résolument le chemin choisi par le sélectionneur jusqu'à l'Euro", a déclaré le champion d'Europe 1996. Soutien ? En apparence. Cela signifie surtout qu'il n'y a aucune garantie pour Joachim Löw de poursuivre après 2021. La mission est une demi-finale au minimum. Dès le mois de janvier, le président de la DFB Fritz Keller avait joué la même partition : "Nous devons au moins atteindre les demi-finales, peut-être la finale. Il faut se fixer des objectifs élevés." Passer, en somme, d'une déroute historique en 2018 au top niveau européen à la compétition suivante.
Bon bilan chiffré depuis 2019
Bierhoff poursuit entre chaud et froid : "Nous sommes sur la bonne voie, nous faisons des progrès à chaque match, mais nous devons encore travailler sur des faiblesses et des erreurs. C'est ainsi que va le développement d'une équipe renouvelée et jeune." Traduction : on continue avec les jeunes Sané, Werner, Gnabry, Süle, Koch, Havertz ou Neuhaus et on continue de se passer des trois glorieux trentenaires écartés après le Mondial 2018, qui alignent actuellement en club les prestations d'excellence. Bierhoff assume de soutenir ce choix. Mais si son projet échoue, Löw en portera la responsabilité.
On n'en est pas là. À la lecture des chiffres, depuis le renouvellement engagé en mars 2019, le bilan est bon : une première place devant les Pays-Bas dans les qualifications pour l'Euro, 9 victoires, 5 nuls et une défaite en 15 matches. Invaincue depuis 12 rencontres (7 victoires, 5 nuls), la sélection allemande occupe la première place de son groupe de Ligue des Nations. Un nul en Espagne suffit ainsi pour accéder au Final Four d'octobre 2021. En battant l'Ukraine (3-1), l'Allemagne a enregistré sa première victoire à domicile dans cette compétition. Coïncidence, c'était la première fois depuis novembre 2018 que les trois "mobylettes" de l'attaque étaient alignées ensemble. Dans ce secteur, le sélectionneur doit y voir plutôt clair, avec des jokers comme Reus et Brandt dans la manche.
Embouteillage au milieu
Un étage en dessous, au milieu du terrain, Löw fait soudainement face à un réel embarras du choix. Goretzka, homme du match contre l'Ukraine, n'était pas pour autant assuré d'une place de titulaire ce mardi en Espagne en raison du retour de suspension de Kroos et de la garantie donnée à Gündogan d'être aligné d'entrée : dans le 3-4-3 favorisé actuellement par le sélectionneur, il n'y a que deux places de milieu défensif. Or quatre joueurs, au moins, présentent dans ce secteur du milieu axial un CV de top niveau mondial : Goretzka, Gündogan, Kroos et Kimmich. À cet endroit du terrain, la solution de facilité pour le coach serait d'empiler ses stars et de leur octroyer une parcelle de jeu. Option impossible pour Löw s'il veut aligner toutes ses "mobylettes" ensemble devant.
Ses talents de diplomate, ici, seront donc plus nécessaires que jamais en vue de l'Euro. En 2014, Lahm, Schweinsteiger, Khedira et Kroos s'étaient partagé la tâche en fonction de leur état de forme et des besoins variables du collectif jusqu'au fameux huitième de finale, après lequel un choix clair et stable avait été fait : Lahm en défense. Ce à quoi Löw aimerait renoncer en ce qui concerne son clone Kimmich. En 2018, l'incertitude avait dérobé le sol sous les pas, las, des joueurs : Kroos, Khedira, Rudy, Gündogan, Goretzka, Kimmich, aucun n'avait eu le temps d'imposer sa signature indélébile avant l'élimination, et le chaos était né de ces sables mouvants.
Les titulaires alignés quand ça compte vraiment
La question est primordiale car un milieu axial solide et équilibré est l'une des clefs des bonnes prestations de la défense centrale, éparpillée et livrée à elle-même si ça ne défend pas devant elle. D'où l'idée de Löw, à Leipzig, d'aligner Robin Koch, arrière central de métier, comme milieu défensif. De ses prestations à Leeds dépend l'avenir de cette option. La défense dans son ensemble, elle, manque d'un chef et ce n'est pas nouveau. Pour Löw, c'est Süle, mais le colosse revient d'une longue absence et, au Bayern, s'appuie sur Alaba et Boateng. Joueur merveilleux, Ginter n'en est pas moins un vrai calme et ne se muera pas en patron. Joueur un peu moins merveilleux, notamment dans la relance, le brave Rüdiger ne progressera pas. Les cadres du groupe votent pour une défense à quatre, le sélectionneur poursuit ses essais à trois...
Pourtant, son groupe des 23, voire même son onze, sont déjà identifiables. Neuer, ter Stegen, Leno, éventuellement Trapp pour les gardiens ; Klostermann, Kehrer, Halstenberg, Gosens, éventuellement Max pour les latéraux ; Kroos, Kimmich, Goretzka et Gündogan pour les défensifs et les relayeurs ; Havertz, Brandt, Draxler et Reus pour les offensifs ; Gnabry, Werner, Sané et Waldschmidt pour les attaquants. Tous les autres, en l'état actuel, sont de sympathiques pièces rapportées, dignes d'une équipe A' : Henrichs, Neuhaus, Amiri, Hofmann, Stark, Serdar, Dahoud ou Baku ont eu droit à des sélections, comme s'ils pouvaient donner le change alors que la hiérarchie footballistique est plutôt claire. Le sélectionneur avance donc sur une ligne de crête : ses troupes sont établies mais il annonce le contraire ("Il s'agit, à présent, de se faire sa place dans le groupe !", a-t-il récemment lancé dans le vestiaire à ses hommes) ; il compose avec le calendrier pour ménager ses cadres mais aligne le trio infernal devant quand ça compte vraiment, comme contre l'Ukraine le week-end dernier.
Un titre attendu depuis 1996
Ce n'est pas le moindre des paradoxes et rarement l'écart entre l'être et le paraître, entre la réalité et l'imaginaire n'aura été si grand dans l'histoire de cette sélection. Le groupe est constitué mais l'apparence – instabilité du onze de départ, petits nouveaux introduits encore et toujours – esquisse le contraire. Les titulaires sont connus, la caste est établie, simplement la partition qu'ils vont jouer est encore à l'état de brouillon. Trois ou quatre derrière ? Jeu de possession ou jeu de transition ? Jeu par les ailes ou par l'axe? Les troupes sont en place, leur chorégraphie plus incertaine que jamais. L'Euro, pour l'Allemagne, sera donc un tournoi de sélectionneur. Les convictions, l'inventivité et la flexibilité de ce dernier – à l'image de ses compatriotes lancés à pleins tubes dans cette virtuose gestuelle tactique des coaches modernes, de Klopp à Hoeness en passant par Tuchel et Nagelsmann – seront la clef d'un titre que les Allemands attendent depuis 1996.
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