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Plus de meneurs à la Özil et des coachs obsédés par l'intensité : comment la créativité a disparu

Cyril Morin

Mis à jour 25/02/2021 à 15:01 GMT+1

Sous l'impulsion de raisonnements tactiques plus protecteurs, le football moderne a érigé l’intensité comme valeur cardinale du jeu. Face à cela, la disparition des profils plus créatifs a engendré une mécanisation du football qui semble toucher ses limites en cette saison si particulière. Alors, la poésie, et ses artistes, s’apprête-t-elle à revenir dans le jeu ? Pas si sûr…

La créativité des numéros 10, grande sacrifiée du foot moderne ultra-schématisé (visuel : Quentin Guichard)

Crédit: Eurosport

Si la "French Touch" est au centre de tous les hommages ces derniers jours, c’est un autre style musical qui domine secrètement le monde. Un peu plus rock’n’roll mais pas moins entraînant : le "heavy-métal". Celui de Jürgen Klopp, qui en a fait une philosophie de jeu à part entière et un chemin vers la gloire, d’un sacre incontestable en Ligue des champions 2019 à un titre de Premier League recherché depuis tant d’années. Après le tiki-taka de Guardiola, les préceptes de l’Allemand ont parfaitement symbolisé un football en pleine évolution avec une notion-clé : l’intensité.
Des courses, des duels, du rythme et des kilomètres avalés par tous, du chasseur de buts aux latéraux : voilà la réalité du football de très haut niveau d’aujourd’hui, marqué par l’avènement des box-to-box, des circuits de jeu avancés et d’une disparition progressive mais nette de certains profils, dont les plus élégants, les fameux meneurs de jeu. Mesut Özil ou Isco en sont les symboles les plus récents, sacrifiés sur l'autel de l'intensité et pas toujours en phase avec leur époque.
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Réductions des espaces, prime au physique

"Avant, chez la plupart des coachs, on n’hésitait pas à remettre le destin des matches dans les pieds des joueurs, décrypte d’entrée Christophe Kuchly, journaliste auteur de livres sur la tactique, dont "L’Odysée du 10". Zagallo avec le Brésil, c’est exactement ça : il disait qu’il mettait le plus de numéro 10 possibles sur le terrain simplement parce que c’étaient des meilleurs joueurs. Pareil pour le carré magique des Bleus. Sur les dernières années, les entraîneurs ont voulu changer ça. Sous l’impulsion de défenses plus cadrées, trouver des espaces était de plus en plus difficile car ils sont de moins en moins grands."
"Je l’ai expérimenté dès le début de ma carrière, confirme Benjamin Nivet, témoin de ce basculement. J’ai dû me réinventer. Quand j’ai commencé en 2000, on ne jouait déjà plus avec des numéros 10, on jouait plutôt en 4-4-2 avec deux six très costauds et des rapides et puissants sur les côtés. C’est devenu une norme. Les choix se faisaient surtout sur l’aspect athlétique des choses. Le football d’attaque rapide, notamment en France, a mis un peu un frein à la créativité."
Le mot est lâché mais symbolise ce que le foot est devenu : une frénésie de courses et un désert de responsabilités créatives, où les schémas prennent parfois le pas sur les talents intrinsèques des acteurs. "Les entraîneurs avaient de moins en moins envie de remettre leur destin entre les pieds des joueurs, rembobine encore Kuchly. Si tout ton match dépend de la performance d’un milieu offensif qui n’est pas Zidane, un joueur un peu plus 'banal', c’est beaucoup plus risqué. Ils ont préféré automatiser des circuits de jeu, des idées tactiques renouvelables chaque semaine plutôt que de dépendre d’un seul joueur entouré de porteurs d’eau…"
Une évolution constatée par Cesc Fabregas qui a fini par lui sauter aux yeux sur les dernières saisons. "Quand Conte est arrivé à Chelsea, en 2016, j'ai commencé à voir ce qu'était le football moderne : beaucoup de courses, des séances fractionnées, énormément d'entraînements robotisés, c'est-à-dire ''toi à moi, moi à toi, si tu es là, je dois être là', explique-t-il dans un excellent entretien à L’Equipe. Ensuite, une séance vidéo pour expliquer : 'Ça, c'est bien, ça non, tu devais être là, celui-ci doit entrer en deuxième rideau...' J'hallucinais. C'était un choc parce que j'ai toujours été un joueur qui se reposait sur sa créativité, sur ce que je pensais être le mieux."
Ancien de la Masia et passé entre les mains de Pep Guardiola, l’Espagnol n’a pourtant pas saisi que le Catalan était aussi l'un des grands symboles de ce basculement. "On trouve des prémices un peu avant mais c’est vrai que Guardiola au Barça installe beaucoup ça, rappelle Kuchly. En dégageant Deco et Ronaldinho, l’équipe devient beaucoup plus égalitaire. Ensuite, Busquets arrive. Mais cette "co-création" fait que tu dépends moins du talent un peu solaire d’un Ronaldinho."
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Comment Manchester City est devenu l’une des meilleures défenses au monde ?

Football de zones et de percussions

Numéro 10 devenu entraîneur, Jocelyn Gourvennec admet que les temps ont bien changé : "Entre un créatif qui n'a pas d'intensité et un intense qui n'a pas de créativité, c'est plus facile de s'adapter pour un joueur intense que pour un créatif, explique l’ancien coach de Bordeaux. Car la dimension athlétique est devenue très importante. Aujourd'hui, un joueur avec beaucoup de qualité technique, qui voit vite mais qui n'a pas de cannes et n'est pas capable de résister à la pression d'un adversaire ou de faire de courses, est en difficulté". "Francisco Filho, formateur historique à l’INF Clairefontaine, nous expliquait qu’un profil comme Riquelme aurait beaucoup de mal à évoluer au très haut niveau aujourd’hui parce qu’il y a un déficit d’explosivité sur les premiers mètres", complète Christophe Kuchly.
Ces numéros 10 à l’ancienne disparus, ou presque, c’est donc sur les côtés ou plus en retrait que la responsabilité a fini par être déplacée. "Aujourd’hui, les joueurs offensifs sont des joueurs de percussion plutôt que de création", avance Nivet. "Vous savez, on est d’abord pragmatique, se défend Alain Perrin, coach passé par Lyon ou Marseille. Quand on a pas de top créateurs à disposition, on s’adapte. En mettant en place des systèmes comme un 4-2-3-1 avec trois milieux offensifs où tout le monde peut dans sa zone faire un peu la différence. Ou en 4-4-2 avec deux meneurs de jeu excentrés qui sont capables de créer mais qui n'ont pas l'envergure de prendre le jeu à leur compte".
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Le trio Roberto Firmino, Mohamed Salah and Sadio Mane, symbole d'un foot tout en intensité

Crédit: Getty Images

Problème, quand le gaz vient à manquer, être explosif, athlétique ou rapide n’a plus grand intérêt. En cette saison post-Covid où les joueurs sont usés par la répétition des efforts, on s’ennuie ferme. Chelsea, Arsenal, Juventus, Real Madrid : partout le même constat, celui d’équipes remplies de joueurs au potentiel créatif limité. Et donc à la mécanique franchement grippée. Alors, les entraîneurs sont-ils désormais pris à leur propre piège ?

Un monde bientôt rempli d’Alaba, Kimmich ou TAA ?

"Ce qui est sûr, c’est que sur le plan physique, on est arrivé un peu au bout de ce qu’on pouvait faire, explique Christophe Kuchly. En échangeant avec les préparateurs physiques, ils évoquent des détails mais ça sera compliqué d’aller plus loin mais aussi de revenir en arrière." Dès lors, se réinventer va devenir une nécessité. Si les meilleurs joueurs au monde combinent cette créativité et cette explosivité, reste que pour la grande majorité, c’est sur le premier concept que la marge de croissance est grande.
"La créativité, ça peut se travailler, assure Nivet. Je l’ai sûrement développée parce que j’avais du retard physique, donc ça me demandait de voir beaucoup plus vite le jeu. Mais ça se travaille. Le FC Nantes de la belle époque, ils travaillaient énormément les animations et les jeux qui réclamaient beaucoup de réflexions à l’entraînement. Il faut aussi donner aux joueurs la liberté de créer, d’être moins formatés, moins stéréotypés. En centre de formation, il faut insister sur ça."
"La suite de ça, c’est que tous les joueurs pourraient évoluer un peu à tous les postes, imagine Kuchly. Cette ultra-polyvalence, c’est une forme d’utopie. Mais je pense qu’on peut y arriver, c'est notamment ce qu’on voit avec le Bayern ou même des joueurs de Bielsa, qui peuvent jouer à quatre ou cinq postes et dont on oublierait finalement qu’ils sont créatifs et bons avec le ballon. C’est une forme d’absolu mais des équipes uniquement constituées d’Alexander-Arnold, de Kimmich, d’Alaba qui peuvent être bon sous pression, envoyer des centres mais aussi simplement faire vivre le ballon ou jouer simple. Un foot où tous les joueurs sont un peu les numéros 10 de leur zone finalement." En ces temps incertains, il n’est pas interdit de rêver…
Propos recueillis avec Glenn CEILLIER
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Joshua Kimmich et David Alaba

Crédit: Getty Images

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