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Le projet de restructuration de la Premier League ? Un manifeste pour un coup d'état

Philippe Auclair

Mis à jour 14/10/2020 à 17:52 GMT+2

PREMIER LEAGUE - Les clubs les plus huppés - Liverpool et Manchester United en tête - voulaient changer, dans le dos de FA et de la Premier League, la gouvernance de la PL au détriment des petits. Sous le nom de "Project Big Picture", le cheval de Troie de la nouvelle répartition des droits TV a été vite intercepté...

Liverpool, Manchester City, Manchester United, Chelsea, Tottenham : le Big Six de la Premier League 2020/2021

Crédit: Getty Images

Le scoop du Daily Telegraph, publié en fin de matinée le dimanche 11 octobre, n'était pas un simple pavé dans la mare. Cette mare-là, celle du football anglais, a vu tellement de ces pavés la bombarder depuis des décennies qu'on pourrait presque la traverser à gué. Il s'agissait bien d'une bombe, dont l'onde de choc ne disparaîtra pas de sitôt.
Selon le document que s'était procuré le reporter du quotidien Sam Wallace, dont l'intitulé avait quelque chose d'orwellien (Project Big Picture), les plus grands clubs anglais, avec Liverpool et Manchester United dans le rôle de chefs de bande, projetaient - en accord avec Rick Parry, le directeur exécutif de la English Football League et, tiens, tiens, ancien directeur exécutif de LFC - la restructuration la plus fondamentale du football professionnel anglais depuis la création de la FA Premier League en 1992.
Les idées avancées dans ce "projet" de "revitalisation", jusque-là entouré du plus grand secret, allaient bien au-delà des "détails" dont on a fait les grands titres, et sur lesquels on s'est trop vite arrêté. Il est vrai que ces "détails" n'avaient rien d'anodin à première vue.
  • Une Premier League réduite à 18 équipes.
  • Deux relégations automatiques en Championship au lieu de trois.
  • Des barrages qui associeraient le 16e de PL (maintien ou descente en jeu) et les troisième, quatrième et cinquième de D2 (pour la montée) en fin de saison.
  • Abolition de la Coupe de la League et du Community Shield.
  • Réduction du nombre de clubs des quatre degrés les plus hauts de la pyramide du football professionnel de 92 à 90 équipes.
  • Refonte de la répartition des droits TV, qui permettraient aux clubs de PL de proposer huit de leurs matches en pay-per-view à leurs fans et de diffuser des moments-clé de ces rencontres en direct sur leurs plateformes numériques.
  • Instauration d'une ligue professionnelle féminine indépendante de la FA et de la PL.
Pour faire avaler cette révolution, les comploteurs proposaient d'enrober la pilule de quelques douceurs destinées aux plus démunis, dont une enveloppe de 110 millions d'euros pour la FA et une autre de 275 millions d'euros pour les clubs de la Football League frappés de plein fouet par la pandémie et la chute catastrophique de leurs revenus. Je m'en tiendrai là.
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Harry Kane lors de Manchester United - Tottenham en Premier League le 4 octobre 2020

Crédit: Getty Images

"Un impact dommageable sur le football tout entier"

Mais tout cela ne constitue que la surface du projet. Son noyau est tout autre, et suffisamment dur pour que beaucoup s'y cassent les dents, à commencer par les supporters, dont il va de soi qu'ils n'ont été consultés à aucun moment des discussions - lesquelles avaient apparemment commencé en 2017.
Et les supporters ne sont pas les seuls à avoir été oubliés dans l'affaire. Incroyablement, ni la FA, ni la Premier League - vous avez bien lu : "ni la Premier League" - n'étaient au courant des tractations en cours, lesquelles ont avant tout impliqué Parry, le Liverpool de J.W. Henry et le Manchester United des frères Glazer.
Ceci explique pourquoi la Premier League publia un communiqué dont le ton très sec ne laissait aucun doute sur le sentiment que lui inspirait le projet. "Le football a beaucoup de parties prenantes, et ce travail doit donc être accompli en utilisant les voies appropriées et en permettant à tous les clubs et toutes les parties intéressées d'y contribuer", pouvait-on lire. "Du point de vue de la Premier League, beaucoup des propositions du plan publié aujourd'hui pourraient avoir un impact dommageable sur le football tout entier, et nous sommes déçus que Rick Parry, président de la EFL, leur ait apporté son soutien public."
C'est qu'en effet, au-delà des "détails" mentionnés ci-dessus, c'est bien la gouvernance de la PL qui serait transformée - au profit des plus puissants, et seulement de ceux-là. Ce qui est en jeu, au bout du compte, ce n'est pas la survie économique du football professionnel en Angleterre. C'est la prise de pouvoir par les clubs les plus riches, ceux que leur dimension globale protège de la ruine; c'est un coup d'état, un putsch déguisé en plan de solidarité. C'est la fin du système collégial, quasi-collectiviste, qui a fait la force de la PL depuis sa création. C'est pour cela que la direction de la PL est scandalisée aujourd'hui.

Les seuls maîtres à bord

Dans le système actuel, la Premier League est une société à responsabilité limitée dont les vingt-et-un actionnaires sont les vingt clubs de l'élite, chacun détenteur d'une action, et la FA, qui a voix au chapitre sur les questions qui touchent à la structure de la compétition, et celles-là seulement (elle est en fait l'autorité suprême à cet égard). Toutes les décisions prises par la PL doivent recueillir le soutien de deux tiers des actionnaires, soit quatorze voix sur vingt. Ceci explique comment la PL applique toujours un principe de répartition "équitable" des droits de diffusion de ses matches : la lanterne rouge comme le champion touchent 1/20 des droits payés par les diffuseurs étrangers, par exemple.
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Liverpool célèbre son titre en Premier League 2019/2020

Crédit: Getty Images

Or ce sont ces principes d'équitabilité et de collégialité, qui sont pour beaucoup dans la compétitivité dont la PL a fait un de ses grands arguments de vente sur le marché mondial, dont le Project Big Picture sonnerait le glas. Pour toujours. Et là, on ne peut plus parler de "détails".
Ce new deal plutôt éloigné de la vision de F.D. Roosevelt verrait le Big Six (Arsenal, Tottenham, Chelsea, Liverpool, Manchester United et Manchester City) plus les trois clubs ayant passé le plus de saisons dans l'élite depuis la création de la PL (Everton, West Ham et Southampton) acquérir un statut à part, celui de "actionnaire à long terme". Ils seraient alors investis de pouvoirs impensables aujourd'hui, entre autres sur la question de la répartition des droits TV. Six de leurs neuf voix suffiraient à imposer des changements pour lesquels la majorité des deux tiers est actuellement requise. Ils seraient également en mesure (je n'invente rien) d'empêcher la prise de contrôle d'un club rival par un propriétaire dont le profil ne leur conviendrait pas. Bref, ils seraient les seuls maîtres à bord.
Le hic pour Parry est que ce plan, auquel le gouvernement britannique est lui aussi opposé, ne peut être mis en pratique que s'il est adopté par la PL dans le respect des critères actuels ; à savoir la majorité des deux tiers, laquelle est loin d'être acquise. Le président d'un des clubs concernés, anonyme pour le moment, a fait savoir au Times qu'il considérait ce projet "scandaleux", tandis que le directeur exécutif d'un autre affirmait qu'il "tuerait la Premier League en tant que compétition".

Rick Parry, première victime ?

Et La FA dans tout cela ? Après tout, c'est elle qui détient la 21e action de la SARL Premier League, celle qui lui donne un droit de veto sur les décisions qui affectent la nature et l'intégrité de la compétition. Or la FA, a appris le Times, userait de ce veto si le plan était adopté par la PL à la majorité des deux tiers, ce qui parait improbable.
Le projet, qui fera l'objet d'une réunion d'urgence des vingt clubs de PL ce mercredi, semble donc mort-né. On relèvera d'ailleurs que ni Liverpool, ni Manchester United n'ont jugé bon s'exprimer sur la question pour le moment, encore que la "fuite" soit très vraisemblablement venue de l'un des deux - et probablement du premier, si les rumeurs qui circulent dans le microcosme sont fondées. Rick Parry, instigateur du projet, pourrait aussi en être la première victime.
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Maillot de Manchester City avec ballon officiel de la Premier League 2019/2020

Crédit: Getty Images

On peut alors se demander pourquoi donc l'affaire a été rendue publique, dans la mesure où le tollé que provoquerait la publication de l'article du Telegraph était éminemment prévisible, et que ce projet n'avait quasiment aucune chance de passer tel quel.
J'userai d'un parallèle pour l'expliquer. Lorsqu'un promoteur immobilier entend bâtir sur un espace protégé, il commence toujours par proposer des plans qui vont au-delà de ses vraies ambitions, précisément parce qu'il sait qu'ils sont insensés et susciteront une indignation unanime. Ceci lui permet de revenir à la charge un peu plus tard en amendant la première proposition, prétendant avoir écouté et pris en compte les critiques de son projet initial. Soulagés, ceux qui auraient été horrifiés par la seconde proposition si celle-ci avait été faite dès l'abord, finissent par acquiescer, se disant qu'ils l'ont échappé belle, alors qu'ils se sont fait rouler dans la farine. La fusée s'est débarrassée de son premier étage, mais n'est pas retombée sur Terre pour autant.
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