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Les Grands récits : Alain Prost - Ayrton Senna, la guerre à 300 à l’heure

Maxime Dupuis

Mis à jour 26/01/2021 à 14:45 GMT+1

LES GRANDS RECITS - A eux deux, ils cumulent 7 titres mondiaux et 92 victoires en Formule 1. Eux deux, ce sont Alain Prost et Ayrton Senna, deux des plus grands pilotes de l'histoire. Ils n'ont eu qu'un tort, qui fut finalement une chance : croiser leur route. De cette histoire commune est née une immense rivalité, à nulle autre pareille. Inégalée. Et sans doute inégalable.

Ayrton Senna et Alain Prost

Crédit: Eurosport

Tout a commencé dans une voiture. Naturellement. Il ne pouvait en être autrement. Mais ce jour-là, il ne fut nullement question de rivalité. Au contraire. Les échanges furent cordiaux. Peut-être est-ce dû au fait qu’il n’y avait rien à gagner ce coup-ci. Et qu’il était juste question de rallier un point A à un point B sans se soucier de qui devancerait l'autre, alors que les deux hommes, de toute manière, partageaient le même moyen de locomotion.
En ce début de printemps, notion toute relative dans ce coin de l’Allemagne et en ce week-end précis, Alain Prost et Ayrton Senna se rendent au Nürburgring célébrer la réouverture d’un circuit que la F1 avait déserté depuis août 1976 et l’accident de Niki Lauda, drame aussi effroyable que son issue fut miraculeuse pour le champion autrichien. Ne répondant plus aux canons de la discipline et aux normes de sécurité qui allaient grandissantes, le tracé avait été raboté, passant de 22 à un poil plus de 4,5 kilomètres.
En ce début de mois de mai 1984, le board de Mercedes-Benz avait pensé qu’il serait bien de marquer le coup en organisant une exhibition sur ce nouveau circuit, elle serait le préambule du vrai retour de la Formule 1 au Nürburgring en octobre. Pour ce faire, la firme de Stuttgart avait mis les petits plats dans les grands : 20 pilotes, dont 10 anciens champions du monde, avaient été conviés à cette réception ultra-sélect. Afin de joindre l'utile à l'agréable, les têtes pensantes de Mercedes s’étaient également dit que l’occasion était belle de faire un peu de pub à leur nouveau modèle, la 190 E. Il n'y a pas de petit profit.
Casques d'Alain Prost et Ayrton Senna au Grand Prix d'Espagne 1988

La chance d’Ayrton

Alain Prost et Ayrton Senna n'avaient pas encore été couronnés à l’époque. Mais il était plausible que le Français finisse par l'être tôt ou tard. Quelques mois auparavant, il avait laissé échapper un premier sacre planétaire pour deux misérables points, au profit d’un Brésilien, un autre, Nelson Piquet. Senna, lui, n’en était pas là. Il n'avait alors que quatre courses dans la discipline à son compteur. Quatre courses dans le baquet d’une très modeste Toleman-Hart. Des difficultés mais, déjà, un coup de volant remarqué qui lui avait permis d’inscrire un premier point, à Kyalami en Afrique du Sud (6e).
Senna n'aurait jamais dû faire connaissance avec Prost ce jour-là. Parce qu'il n’était encore qu'une poussière d’étoile dans cette constellation de champions. Il n'était même pas convié à cette "Course des Champions". Mais l'absence d'Emerson Fittipaldi - ce dernier ayant décliné l’invitation pour participer aux 500 miles d'Indianapolis - avait libéré un volant. Gerd Kremer, boss du marketing chez Mercedes, s'était alors dit qu'il pourrait le refiler au jeune Auriverde. Kremer avait aussi pensé que, leurs vols respectifs atterrissant au même aéroport à quelques minutes d'intervalle, Prost et Senna pourraient faire le chemin jusqu'au Nürburgring dans la même voiture.
"Gerd m'avait demandé si je pouvais l'emmener avec moi, se souvient Alain Prost. C'était la première fois qu'on discutait. On a parlé pendant trois heures et c'était vraiment plaisant. Et puis, on est arrivé au circuit. On a essayé les voitures. J'ai signé la pole, Ayrton était deuxième (ndlr : Senna était en fait 3e). Après ça, il ne m'a plus parlé. Le jour de la course, j'ai pris la tête. Et il m'a envoyé dehors après moins d'un demi-tour. C'était un bon début..."
Les caméras de télévision n'ont pas immortalisé la scène, trop occupées par le discours d’inauguration du ministre-président de Rhénanie-Palatinat, Bernhard Vogel. Qu'importe, elles seraient là pour voir Senna et sa Mercedes 190 E franchir la ligne d'arrivée en tête, devant Niki Lauda et Carlos Reutemann.
Même si la motivation du jeune homme de 24 ans était démultipliée et probablement inversement proportionnelle au désir des autres d'en découdre, le futur triple champion du monde mit au pas une tripotée de légendes ce jour-là, à voiture égale. "Maintenant, je sais que je peux le faire", dira-t-il une fois sorti de sa Mercedes. Il passera des paroles aux actes, trois semaines plus tard, entre les rails de la Principauté.

Souffler le nom de l'un, c'est suggérer celui de l'autre

La rivalité entre Alain Prost et Ayrton Senna n'est pas née ce jour-là, du côté du Nürburgring. Il serait très exagéré d'affirmer le contraire. Mais cette course à armes équivalentes, sur un circuit de F1, a joué un rôle dans la psyché du Brésilien. Une première graine a germé dans son esprit.
Prost - Senna. Senna - Prost. Bientôt, et à jamais, le patronyme du Français sera accompagné de celui du Brésilien. Souffler le nom de l'un, c'est suggérer celui de l’autre. Trois décennies après leur dernier vrai et grand duel pour le titre mondial, plus d'un quart de siècle après la disparition tragique de Senna, un week-end à Imola où ce dernier avait rendu un hommage public à son ennemi d’hier et exprimé combien le néo-retraité Prost lui manquait, la rivalité entre les deux hommes reste l'une des plus exceptionnelles de l'histoire du sport et, assurément, la plus grande de celle d'une Formule 1 qui, hormis à quelques rares exceptions ou par accident, ne s'aventure plus à associer deux géants dans une même équipe.
Prost et Senna n'étaient peut-être pas nés pour se détester. Mais, une chose est sûre, ils n'étaient pas faits pour s'aimer. Prost et Senna, Senna et Prost, c'est une même ambition de perfection. Mais deux manières d'y parvenir. Au mysticisme et à la foi de Senna, Prost répond par un cartésianisme certain. On surnomme Senna "Magic". On appelle Prost "Le Professeur". Et cela n'a rien avoir avec le hasard.
Ayrton Senna (Lotus) au Grand Prix de Belgique 1985
Prost aime la compétition. Senna aime la vitesse. Le premier, cérébral, n'apprécie pas le danger, qu'il apprivoise par le calcul et la maîtrise des éléments qui l'entourent. Un jour, il dira d’ailleurs à Frank Williams, son dernier patron d’écurie : "Je veux courir tout le temps à 95% si c’est possible. Peut-être à 99% sur un tour... mais faut l’accepter". Senna, lui, roule à 100%. Tout le temps. La vitesse et le danger sont les deux mamelles du sport automobile. Et cela ne pose aucun problème au Brésilien. Au contraire. Il assumera toujours. Du moins, aussi longtemps que Prost sera dans son viseur.
L'un est né pour piloter, il est une rock star. L'autre, un chef d'orchestre qui veut contrôler ce qu'il fait, de A à Z. Senna est mu par une religiosité et une spiritualité qui sont une force incommensurable à ses yeux. Une faiblesse aveuglante pour d'autres, dont Prost, évidemment. Avant les temps sombres, Prost dira de lui qu'il a "des ambitions démesurées, mais des capacités du même niveau".

"Senna croit qu'il est immortel, c’est grave"

Un peu plus tard, au coeur de la tempête, les mots se seront durcis mais le fond sera le même. Dans les colonnes de Paris-Match, sacré champion du monde pour la troisième fois de sa carrière et partant chez Ferrari, le Français se montrera moins tendre à l’égard de son futur ex-coéquipier. "Senna croit qu'il est immortel, invulnérable. C'est grave. Vous avez maintenant des gens qui voient s'ouvrir devant eux un espace de deux mètres de large, leur voiture fait tout juste un centimètre de moins. Eh bien ! Peu importe, ils foncent dans le trou, Si ça passe, on s'exclame : 'C'est sublime, fantastique'. Moi, je ne trouve pas cela fantastique. Alors on me répond : 'Mais si tu as peur, arrête de courir'. Je n'ai pas peur. Tout simplement, je pratique un sport qui a des règles, des usages qui ne sont pas respectés."
Né en 1960, cinq ans après Alain Prost, Ayrton Senna est brésilien et issue d'une fratrie qui ne connait pas les fins de mois difficiles. Papa, propriétaire terrien, gère également une entreprise de métallurgie. Il est le premier supporter de son fils et son principal sponsor. Dès l'âge de quatre ans, "Senninha" possède son karting, construit par son paternel. Ce dernier aimerait bien que le petit fasse des études, quand même, et lui confisque son matériel de course quand les notes descendent trop mais, il n'y a rien à faire, Ayrton n'a envie que d’une chose : devenir pilote.
Prost, lui, a d'autres ambitions dans la vie et c’est par hasard, ou presque, qu’il va se découvrir un intérêt pour la course automobile. Fils d'un fabricant de meubles dans la Loire, Alain est sportif. Mais se cantonne au football, à la gymnastique ou à l'athlétisme. C'est Daniel, le grand frère atteint d'une tumeur au cerveau et disparu en 1986, qui aime le sport auto.
Un jour, alors que la famille Prost est en vacances du côté d'Antibes, Daniel a envie de faire du karting et prie Alain de l'accompagner. C'est sa mère qui convainc le jeune garçon de grimper dans cette première monoplace. Problème, le futur recordman des victoires en F1 (51 succès) est… plâtré, parce qu'il s'est cassé le poignet en réalisant un exercice à la poutre. "On a fait les dix minutes de karting, et après il y avait une petite course organisée. Je suis parti dernier, parce que j'avais le bras dans le plâtre il ne fallait pas trop le montrer", confiait-il sur l'antenne d'Europe 1 il y a quelques mois. Dernier au départ. Premier à l'arrivée. Ça a fait tilt. "J'ai vu une étoile. Je ne sais pas pourquoi, je me suis dit 'ce truc-là c'est pour moi, c'est ce que je veux faire'. Je n'ai pas arrêté de penser à ça depuis ce jour-là."
Alain Prost (Renault) au Grand Prix de Las Vegas 1981
La première fois que les deux hommes vont en découdre, pour de vrai et pas au volant de Mercedes de tourisme, c’est à Monaco, en 1984. Alain Prost est leader du championnat du monde. Ayrton Senna, lui, fait de son mieux au volant de sa Toleman, qu'il ne qualifie pas toujours pour les courses du dimanche.
Ce 3 juin 1984, il fait un temps de chien sur la Principauté. Piloter dans les rues de Monaco, en temps normal, cela revient grosso modo à tenter de se frayer un chemin entre les lames d'un ciseau, mais des lames qui se referment sur vous à mesure que vous vous frayez votre chemin. Sur une piste détrempée, ça revient à le faire au volant d'une savonnette.
La rivalité entre les deux hommes va se cristalliser lors des presque 32 tours que durera ce GP écourté. Tout Senna - Prost est là sous nos yeux. Mais personne ne le sait encore. Entre ce 3 juin 1984 et le 23 mai 1993, les deux hommes se partageront dix victoires de suite dans l’étroit écrin de la Principauté (6 pour le Brésilien, 4 pour le Français).

Demi-victoire, semi-défaite

C'est Alain Prost, au volant de sa McLaren-TAG, qui gagna ce dimanche-là. D'aucuns parleront de demi-victoire, parce que le Français n'empocha que 4,5 points. Son triomphe fut amputé de la moitié de son pécule parce que la course n'alla pas au bout, ce qui arrangea Prost sur le coup, mais ne fit pas ses affaires quelques mois plus tard quand il vit le titre mondial lui échapper pour un demi-point, au profit de son coéquipier Niki Lauda. Ironie du sort, si jamais Prost avait terminé deuxième d'un GP complété et empoché six unités, il aurait été sacré en fin d'année.
Sa victoire fut également délestée de la moitié de son prestige. Voire un peu plus, même, tant le héros salué du jour fut Ayrton Senna. Le futur triple champion du monde disputait alors sa sixième course en F1 et fit des merveilles sur le toboggan monégasque.
La course, lancée avec trois quarts d'heure de retard en raison de la pluie torrentielle qui s'était abattue dans la matinée, est une formidable promotion pour le talent naissant du Pauliste. Parti 13e sur la grille, loin derrière le poleman Prost, Senna réussit une remontée fantastique dans des conditions dantesques qui feront sa légende.
Il n'y a pas plus grand révélateur que la pluie. Parce que, quand ça tombe comme à Gravelotte, il n’est plus question d’avoir le meilleur moteur ou le meilleur châssis, mais d'avoir un sacré coup de volant, du talent, du coeur et, aussi, un peu de folie.
Ayrton Senna à Monaco en 1984
Après un tour de course, Senna a déjà avalé trois concurrents et se retrouve dans le top 10. Autre petit nouveau dans le grand monde, Stefan Bellof (Tyrrell) a fait mieux. L'Allemand est passé de la dernière à la 11e place. Il montera même sur le podium, mais sera disqualifié quelques semaines plus tard en raison de la non-conformité de sa monoplace et de la tricherie avérée de son équipe.
Devant, Alain Prost et sa McLaren à moteur Porsche ne se baladent pas dans les rues de la Principauté. "Le Professeur" doit même laisser la tête à Nigel Mansell, qui n'en fera pas grand-chose puisqu'il terminera dans le décor. Prost reprend les commandes. Avec un drôle de duo à ses trousses : Senna et Bellof.
Trente-et-unième tour : Senna n'est pas encore dans les rétros de Prost. Mais la menace est désormais prégnante. Au volant d'une voiture qui n'a jamais vu l'ombre d'un podium, le Brésilien pointe à sept secondes de son futur partenaire et fond sur lui, irrésistiblement. Il lui reprend quatre secondes par boucle.
Il ne pourra pas s'offrir le Français. Parce que la course n'ira pas à son terme. Alain Prost, qui rame sur l'asphalte princier, réclame aux officiels que l’on mette fin à un Grand Prix qui est en train de lui échapper. Le directeur de course, Jacky Ickx, prend la décision de mettre fin aux débats, sans rien demander à personne. Drapeau rouge. Classement arrêté au 31e passage sur la ligne. Prost se range sagement, Senna le passe comme une balle et lève le bras droit en signe de victoire.

"La F1, c’est politique"

Le Brésilien n'a pas gagné. Mais il marque le coup et ce qui sera bientôt son territoire. Dans un sens, il est tout de même le triomphateur de ce long dimanche pluvieux. Ce qui ne l'empêchera pas de tirer une gueule de dix pieds de long sur le podium. Et de se plaindre, ouvertement, de l’épilogue. Le formidable documentaire "Senna" le montre, maugréant à la télévision auriverde : "Je pouvais vraiment gagner, mais tant qu’on ne passe pas la ligne le premier, impossible d’en être sûr. La F1, c’est politique. C’est des gros sous. Quand on est encore petit, il faut faire avec". Senna vise Jacky Ickx, qui a des attaches avec Porsche, motoriste de McLaren, et qui se fera taper sur les doigts après la course. Sa licence de directeur de course lui sera suspendue.
Le doute, insidieux, s’est installé dans les esprits, celui de Senna en particulier. Le ver est dans le fruit. Ayrton Senna se sent petit. Il ne le restera pas bien longtemps. Mais, même grand, il conservera cet esprit rebelle. Face à l’ordre établi, celui de la FISA, dirigée par Jean-Marie Balestre, français de nationalité, comme le nouveau roi des pistes, Alain Prost.
Après avoir vu deux titres de champion du monde lui passer sous le nez pour une somme cumulée de 2,5 points, le natif de Lorette glane ses deux premières couronnes, en 1985 et 1986. Senna, lui, poursuit son apprentissage. Sa première victoire intervient au début de sa deuxième saison en F1, au Portugal. Sous la pluie, il met une claque au plateau. Seul Michele Alboreto (Ferrari) termine dans le même tour que sa Lotus. Il n'a pris qu'une minute dans la vue.
Quand il débarque chez McLaren au début de l’année 1988, Senna compte déjà 6 succès et 16 pole positions, toutes décrochées chez Lotus. Mais une anecdote définit parfaitement le talent unique du pilote sud-américain.

Senna et le mur qui bouge

Au cœur de sa première saison en F1, alors que le grand cirque a monté son chapiteau au Texas, pour le Grand Prix de Dallas, Ayrton Senna, toujours à la limite, se mange un mur du circuit urbain étasunien. De retour aux stands, le rookie se plaint et jure ses grands dieux qu'il n'a pas fauté : "Je sais que je n’ai pas fait d'erreur. Le mur a dû bouger." Un mur qui bouge... A d'autres ! Pourtant, Senna insiste. Pat Symonds, son ingénieur de course chez Toleman, finit par aller voir le bloc de béton incriminé. Il n'a jamais oublié.
"On parlait là d'un bloc de vingt tonnes qui délimitait la piste. Il a tellement insisté qu'il m'a convaincu d'aller y jeter un coup d'œil. Et quand j'y suis allé, j'ai pu me rendre compte que le bloc avait en effet été déplacé. Quelqu'un avait percuté et modifié le bloc précédent et cela avait déplacé le suivant de quelques centimètres... Et ces quelques centimètres avaient suffi à rapprocher le mur du pneu arrière et à le crever. C'est dire avec quelle précision il roulait !"
1987 a marqué un coup d'arrêt pour Prost qui, s'il a battu le record de victoires de Stewart, a perdu son titre, au profit de Nelson Piquet. 1988 doit être la saison de la reconquête, avec un nouveau moteur, Honda. Et un nouveau coéquipier, Ayrton Senna. L'arrivée du jeune Brésilien, qui a un temps pointé en tête du précédent championnat du monde et finalement terminé 3e, a été plus qu’approuvée par Prost, 4e du Mondial. Pourquoi Senna plus que Piquet ? "Je n'avais rien contre Nelson, rien du tout, mais je pensais que le meilleur pour l'équipe était d’avoir un pilote plus jeune", explique-t-il dans le livre Prost vs Senna.
Ayrton Senna et Alain Prost (McLaren) au Grand Prix du Japon 1988
A l'époque, interrogé par le journal suisse Le Temps, il ne disait pas autre chose. N'avait-il pas peur d’avoir fait entrer un jeune loup dans la bergerie ? Pas le moins du monde. "Comme je l'ai déjà dit, je ferai tout pour permettre à mon nouveau coéquipier de s'intégrer à l'équipe. Lorsque nous avons fait équipe, Niki Lauda et moi, on a dit que ça ne marcherait jamais. Et je me suis très bien entendu avec lui – et lui avec moi – en dépit de la rivalité pour le titre que nous avions tout au long de la saison. On a fait les mêmes prédictions avec l'arrivée de Keke Rosberg la saison suivante. Personne n'a eu à s'en plaindre. Pourquoi n'en irait-il pas de même avec Ayrton ? Avant tout, c'est un pilote très professionnel." Problème : Ayrton n'est pas Niki ni Keke et l'avenir, ce sera bientôt Ayrton, plus Alain. Real Politik sur quatre roues.
"Il n’y avait pas de raison fondamentale pour que l'on pense que ce serait la guerre, se souvient Jean-Louis Moncet, observateur averti et ancien commentateur des grands prix sur TF1. De la même façon, bien plus tard, au vu de leur amitié, on n'imaginait pas que Lewis Hamilton et Nico Rosberg se fâcheraient. Entre Senna et Prost, on attendait une bagarre terrible, pas une guerre."

"Il ne veut pas devenir ton ami"

Avant de devenir des ennemis, les deux pilotes des mythiques McLaren MP4/4 sont des rivaux. Et Prost va se rendre compte, petit à petit, que son nouveau partenaire de jeu n'est pas fait du même bois que lui. Ou que les autres. Un épisode de leur vie commune, hors des circuits, résume parfaitement cet état de fait. Un jour, alors que les deux sont conviés au Salon de Genève, le Français - qui réside en Suisse - propose au Brésilien de passer une tête à la maison, pour partager un déjeuner. Senna dit oui. Ce sera à peu près le seul mot qu'il daignera adresser à son hôte. Sur la route, il dort. A table, il mange. Après, il fait une sieste. "Il a fait exprès car il ne veut pas devenir ton ami", confiera à Prost le patron de Honda Suisse.
Senna ne croit pas en l'amitié, qu'il juge incompatible avec la rivalité. Voici ce qu'il en disait en 1986, interrogé par TF1 : "Notre profession ne favorise pas les liens d’amitié, car nous n’avons pas les mêmes hobbies et nous nous rencontrons rarement. Ensuite, quand nous sommes ensemble, sur les circuits, la compétition est d'un tel niveau qu'il est impossible de se faire des amis. C'est une conséquence normale de notre manière de vivre."
Senna ne peut être ami avec Prost parce qu'il veut le battre. Parce que Prost est le meilleur. Il est donc dans son viseur. Point barre. "Très vite, Alain a compris qu'il était la cible de Senna. C'était le western pour lui. Alain était le plus fort, il fallait démolir le plus fort", confirme Jean-Louis Moncet.
Dès 1988, le Brésilien va taper dans le mille. Coup d'essai, coup de maître. La MP4/4, et sa robe mythique, propulsée par Honda et pilotée par deux pilotes d’exception, se taille la part du lion dans des proportions inédites : 16 courses, 15 victoires, 8 pour Senna (et 13 poles, record absolu), 7 pour Prost. Seul Monza, symboliquement, résiste aux monoplaces de Ron Dennis. Organisé moins d'un mois après la disparition d’Enzo Ferrari, le GP d’Italie est dominé par le Cheval Cabré. Gerhard Berger devance Alboreto. Pour le reste, la domination de McLaren-Honda est totale.
Ayrton Senna et Alain Prost lors du GP d'Australie
Le titre se joue le 30 octobre à Suzuka, avant-dernière course de la saison. Si Senna gagne, il sera sacré champion du monde. Ce qu'il va s'évertuer à faire. Malgré un envol complètement raté, qui le fait passer de la première à la 14e place au premier virage, le Pauliste réussit une remontée d'anthologie et décroche le titre suprême à une course de la fin. Le règlement du championnat du monde l'avantage grandement, parce que sont retenus les onze meilleurs résultats de chaque pilote. Ses victoires pèsent lourd dans la balance, alors que l'exceptionnelle régularité de Prost (7 succès et 7 deuxièmes places) n'est pas récompensée. Sur seize courses, Prost aurait été couronné (105 points vs 94). Sur onze, Senna est le meilleur.
En 1988, McLaren avait deux coqs dans son écurie. En 1989, elle aura deux champions du monde. Le pire est à venir. Même si, dès 1988, les relations entre les deux hommes avaient commencé à se tendre. "Les problèmes ont commencé au milieu de l'année 1988 quand j'ai commencé à le rattraper et à menacer sa position dans l'équipe, expliquait Senna dans les colonnes de Playboy, en 1990. La pression est allée grandissante et il a commencé à paniquer. Il a alors essayé de ruiner notre environnement de travail parce que c’était sa seule chance de me battre. A armes égales, il n'aurait pas réussi."

"Sa motivation n'était pas de me battre mais de me détruire"

"Ayrton était complètement à part. On ne le voit pas au premier abord. Ça prend du temps. Je ne peux pas vraiment me rappeler du moment où je m’en suis rendu compte, mais petit à petit, j’ai compris que sa motivation n’était pas de me battre, mais de me détruire, analyse de son côté Alain Prost, interrogé dans le livre Prost vs Senna. Je n'étais pas prêt à mourir dans une voiture de course. Honnêtement, je n'ai jamais eu cette impression avec un autre pilote."
Cette impression, Prost la ressent au Grand Prix de Monaco 1988 pour la première fois. Après avoir gagné au Brésil et terminé deuxième à San Marin... derrière Senna, le Français débarque dans les rues de la Principauté en leader du Championnat du monde. Durant la quasi-totalité du week-end, Senna évolue sur une autre planète. La pole, le pilote auriverde la décroche avec près d'une seconde et demie d’avance sur son rival ! Le dimanche, Senna ne lève pas le pied et écrase le champignon, porté par sa foi et son mysticisme.
Après soixante tours, il devance Prost de 52 secondes et continue à cravacher, sûr de lui et dans la zone comme jamais... La victoire est dans la poche mais il n'est pas question de lever le pied. Jusqu'à onze tours de l'arrivée où, toujours à la limite, il s'en va embrasser le rail du Portier.
La course était gagnée. Il l'a perdue. Hors de lui, il s'extirpe de sa monoplace. Et rentre... chez lui, directement. Il rumine sa défaite. Elle sera une leçon. "C'est à Monaco que j'ai gagné le Championnat du monde. Pour moi, ça a été une terrible crise de doute et de confiance. Je me suis réfugié dans mon appartement, sans vouloir voir personne ni oser décrocher mon téléphone. Puis j'ai réfléchi et analysé la situation. (...) Mon comportement n'est plus le même depuis à bien des points de vue. C'est vrai que j'ai commis une faute ce jour-là mais elle m'a été profitable en fin de compte", analysera-t-il à froid. "Il ne voulait pas me battre, il voulait m'humilier. Il voulait montrer qu'il était le meilleur, c'était son point faible", rétorque Prost.

La cohabitation impossible

Les deux hommes ne courent pas selon les mêmes règles. Un incident au Portugal, quand Senna a gentiment tassé Prost le long du mur des stands, a donné un premier coup de canif dans le contrat. Il sera bientôt déchiré. Il ne faut pas être grand clerc pour s'en douter, à la fin de la saison 1988.
Après le départ de Prost pour Ferrari, Ron Dennis, lucide, reconnaitra que la collaboration était impossible. Par essence. "L'une des conditions fondamentales pour devenir le meilleur du monde est de croire que vous êtes le meilleur. Quand vous avez deux personnes qui croient être les meilleures du monde, vous avez une bombe à retardement. Quand l'un des deux est battu par l’autre tout en pensant qu'il est bel et bien le meilleur, il commence à croire qu'on lui a fourni un équipement inférieur."
Cette impression, Prost l'aura. Senna l'aura aussi. Et à l'orée du dernier GP de l’année 1988, alors que le titre est joué, Dennis se senti obligé de lever les doutes. Assez maladroitement. En tentant d’aplanir les soupçons sur la différence de traitement entre les deux pilotes et le fait que Senna serait avantagé par Honda aux dépens de Prost, il dira : "Je reconnais qu'il est impossible de donner du matériel strictement identique aux deux pilotes. Mais dans tous les cas, Honda et nous nous efforçons de leur donner à chacun le matériel plus compétitif possible".
Prost n’est pas convaincu. C’est le moins que l'on puisse dire : "Ron en a dit trop ou pas assez avec cette histoire d'inéquité. Il a encore ajouté à la confusion, comme s'il voulait protéger Senna ou Honda. Je suis très mécontent."
Le temps passe mais ne fait pas son oeuvre. Le Français sait désormais que Honda a choisi son camp, celui du Brésilien qui sied mieux à sa philosophie. Ajoutez à cela que Senna est un pilote qui a un penchant naturel pour les moteurs, Prost est l’homme de l'aérodynamique et des châssis. Enfin, McLaren voit dans le champion du monde 1988 le visage de son futur, alors qu'Alain Prost est en fin de contrat. Ron Dennis aimerait conserver les deux pilotes sous son aile. Mais l'Anglais sait que c'est peine perdue.
Alain Prost et Ayrton Senna à la lutte
La guerre n’est pas encore déclarée. Ce sera chose faite à Imola, le 23 avril 1989. Deuxième course de la saison. Première ligne 100% McLaren. Senna en pole, comme d'habitude. Prost dans ses rétros. La tension est de plus en plus forte. Le départ est propre. Senna conserve ses distances, devant son rival. Sauf qu'un accident effroyable vient perturber le début de la course, Gerhard Berger sort à plus de 270 km/h à Tamburello, sa Ferrari s’enflamme. L’Autrichien s'en sortira plutôt bien, au vu de la violence du crash. Le Grand Prix est interrompu, il repartira un peu plus d'une demi-heure après.
Nouveau départ. Cette fois et avec une autorité certaine, Alain Prost prend le dessus sur Ayrton Senna. Mais le Brésilien ne s'en laisse pas compter. Il attaque le leader de la course dans la foulée, lui fait l'extérieur et, profitant de l'enfilade, il reprend les commandes à l'intérieur, à Tosa. Prost fulmine. Senna gagne haut la main. Mais Senna n'a pas été réglo.
Pourquoi ? Parce que les deux hommes avaient conclu un pacte simple : le pilote en tête après le premier virage ne devait pas être attaqué par son coéquipier avant la fin du premier tour. Senna est à l'origine de l’idée. Or, Senna l'a fait voler en éclats. En appuyant sur l'accélérateur et en jouant sur les mots. "Après coup, il a dit que ce n'était pas un départ. Mais un 'restart', ce qui rendait l'argument caduque, explique Prost. Après ça, j'ai dit que c’était fini. J'allais continuer à travailler avec lui, sur les problèmes techniques, mais en ce qui concerne notre relation personnelle, c'était terminé".
Cette fois, Ron Dennis est obligé d'intervenir et de désavouer le pilote de 29 ans, qui finira par s’excuser... en pleurant. "Dennis ne voulait pas la guerre. Il est allé voir Senna et lui a dit 'tu ne peux pas faire ça, tu as promis quelque chose, tu dois le respecter'. Ayrton Senna avait un sens chevaleresque assez prononcé. Il s'est retrouvé pris en faute et c'est là qu'il s'est mis à pleurer", rappelle Jean-Louis Moncet. "La connerie, c'est que Alain nous l'a raconté… Senna l'a lu dans la presse. C’était trop… Après, ce fut la guerre totale et d'un bout à l'autre. Alain a fait tout ce qu'il a pu pour empêcher Senna d'être champion du monde. Et Ayrton a fait tout ce qu'il pouvait pour priver Prost du titre..."
Alain Prost au Grand Prix d'Allemagne, en 1989
Senna reviendra quelques semaines plus tard sur cet épisode, dans les colonnes d'Auto-Hebdo : "Ron a exercé une énorme pression sur moi pour que j'arrondisse les angles (...) Il m'a dit : 'Si tu t'excuses, c'est oublié' (...) Je me suis excusé pour le bien de l'équipe, pour calmer le jeu. Nerveusement, ce fut un épisode très éprouvant. J'ai écrasé une larme parce que, sur le moment, ça m'a fait mal."
Les deux hommes ne se parlent plus, sinon par ingénieurs interposés. La saison est un long chemin de croix pour Prost, à qui l’on n’épargne rien. "Honda était dur avec moi et il était difficile de lutter", regrette-t-il. A Monza, le Tricolore pousse un coup de gueule à l'encontre du motoriste. Et gagne. Jusqu’à la fin de la saison, Honda rectifiera le tir. Au Japon, il récupérera même le mulet dont il avait été privé en Espagne, lors du GP précédent.
A défaut d’être soutenu par son équipe, Prost use de petits stratagèmes pour avoir le dernier mot. "Alain réglait les châssis en amont et les deux échangeaient par ingénieurs interposés. Au dernier moment, sur la grille de départ, Prost faisait modifier des petites choses. Un petit degré ici et là d’ajustement sur les ailerons, révèle Jean-Louis Moncet. Senna se renseignait sur ce qu'avait fait Prost. Mais c'était trop tard. Alain était très fort dans ce domaine."

Suzuka, acte I

Les deux hommes poursuivent leur fantastique mano a mano, jusqu'à Suzuka, avant-dernier rendez-vous du Mondial. Prost tient les commandes du championnat. Senna doit gagner s'il veut encore espérer conserver son titre. Il le sait. Prost le sait.
Senna en pole. Prost en première ligne. Un classique. L'an dernier, Senna avait raté son décollage. Cette fois, il ne cale pas mais voit Prost prendre le dessus. Le double champion du monde domine la course mais ne compte jamais plus de cinq secondes d'avance sur le Brésilien qui, au fil des boucles, augmente la cadence. S'il ne tente rien, ce sera terminé. Alors, Senna va s'exécuter.
Quarante-septième tour. Les deux McLaren plongent vers la chicane qui précède la ligne droite des stands. Senna a bien assez patienté. C'est le moment d’y aller, crânement. Comme toujours. Sa MP4/5 plonge à l'intérieur. Retarde son freinage au maximum. Désespérément. Jusqu’au bout. Jusqu’à l’impact. Parce que la McLaren frappée du numéro 1 s'est encastrée dans le flanc de la McLaren frappée du numéro 2. A moins que cela ne soit le contraire.
Avant la course, Alain Prost avait promis de ne pas ouvrir la porte à son futur ex-coéquipier, ce qu'il a "fait trop souvent". Cette fois, il lui a carrément claquée sur le nez. "Croyez-vous vraiment que je ferais une chose pareille exprès ? J'avais déjà amorcé mon virage, peut-être un peu tôt je l'admets, mais c'était mon virage", se défendra-t-il après la course.
En attendant, les deux monoplaces rouge et blanche sont à l'arrêt. Alain Prost ne cherche pas à aller plus loin. Ayrton Senna, lui, regarde son rival et lève le pouce, ironiquement. Après le pouce, les bras, pour demander de l'aide aux commissaires de course. Ces derniers le poussent, devant un Prost incrédule. Le Brésilien réussit à repartir, se faufile sur la piste, par l'échappatoire. Aileron avant en vrac, il repasse par les stands et, tel un squale, se lance à la chasse de Sandro Nannini, menu fretin qui avait profité de l'incident pour prendre la tête. L'Italien s'incline sans sourciller dans LA chicane. Senna lui fait la même qu'a Prost. Senna file vers la victoire. Elle sera de courte durée.
Dans la coulisse et sans coup férir, Prost s'en va contester la manœuvre du Brésilien, auprès de la FISA et de Jean-Marie Balestre. Rapidement, le Brésilien est disqualifié pour avoir violé l’article 56 du règlement de la FIA. Il a chevauché la ligne d’entrée dans les stands, s'est fait pousser par les commissaires pour remettre la voiture en marche et a court-circuité la désormais plus célèbre chicane de la planète. Nannini a course gagnée. Prost est sacré. Et ce ne sont pas les efforts de Ron Dennis et de McLaren, promettant d'interjeter appel, qui y changeront grand-chose. "Si Alain est champion, nous serons heureux pour lui. Si c'est Ayrton, nous le serons également. Nous protestons juste contre le résultat de la course", se justifie alors Creighton Brown, directeur de McLaren.

Balestre, le troisième homme

McLaren ne le fait pas contre Prost. Mais pour défendre ses intérêts. L’argument est aussi (peu) convaincant que celui de Jean-Marie Balestre, dont la position semble finalement moins pro-Prost qu'elle devient anti-Senna. Le 31 octobre, le tribunal d’appel de la FIA charge la mule et reproche, aussi, le dépassement du pilote auriverde sur Nannini, qualifié d'"hautement téméraire et révélant ainsi un comportement dangereux".
Senna se sent "traité comme un criminel" et prend une amende de 100 000 dollars, dont la moitié sera reversée à Philippe Streiff, paralysé depuis le début de l’année à la suite d'un accident au Brésil. Et, vexation ultime, voit sa Super Licence de pilote suspendue pour six mois, avec sursis. Senna s'emporte et parle de manipulation : "Il est évident que des groupes de pression économiques et politiques ont tiré des ficelles pour faire de Prost le champion du monde cette année."
Balestre demande des excuses publiques à Senna, qui n'obtempère pas. Le 16 février suivant, la liste des engagés pour le Championnat du monde 1990 sera même publiée sans le patronyme du Brésilien, droit dans ses bottes. Il est alors 15h10. A 16h30, elle sera amendée. Le nom de Senna venant remplacer celui de Jonathan Palmer. Epilogue confus d'une affaire pathétique.
Dans ces deux listes, l'éphémère et la définitive, un nom apparait bel et bien : celui d'Alain Prost. Le Français est passé chez Ferrari. Décision officialisée dès la fin de l’été 1989, avant le Grand Prix d'Italie qu'il a d’ailleurs remporté dans une atmosphère ubuesque. La cohabitation était devenue impossible, d'autant que le Professeur avait fini par endosser le costume du méchant et du mauvais perdant. Pas taillés pour lui. Il le confiait, à chaud dans les colonnes de Paris Match, juste après la fin de la tout de même légendaire et fructueuse relation qu'il avait entretenue avec l'écurie McLaren :
"Ron Dennis a voulu privilégier le futur. C'est normal, logique. Mais trop dur à avaler. Moi, j'ai beaucoup donné pour cette équipe, j'ai toujours joué le jeu. Depuis un an, je me suis effacé, j'ai avalé quelques couleuvres pour ne pas lancer de vaines bagarres avec Senna. Je me disais : 'Bon, c'est un malade, alors contrôle-toi.' Je pensais qu'on allait me renvoyer l'ascenseur. Mais on ne m'a donné que le bâton. Voilà comment ces gens-là tentent d'organiser ton déclin. Un jour, tu découvres qu'un détail te désavantage, puis une semaine plus tard, un autre. Et ça s'accumule. Or, en F1, ce sont les détails qui font que l'on perd ou que l'on gagne. Comment expliquer ça, des choses aussi subtiles, aussi techniques au grand public ? Pourtant la solution c'est bien de crever l'abcès, de parler au grand jour. Alors, on m'a traité de mauvais joueur. On a dit que je n'étais pas très fair-play. Certains m'ont décrit de telle façon que, quand j'ai lu leur propos, je me suis regardé dans la glace en me disant : 'Mais de qui parlent-ils ? Ce type-là, ce n'est pas moi.'"

Suzuka, acte II

Prost et Senna n'ont pourtant pas fini d'en découdre. Car, après 1988 et 1989, il y aura une belle. Belle, façon de parler. Parce que les deux hommes restent en 1990 les deux principaux candidats au titre. Parce que, aussi, Senna veut sa revanche de Suzuka. Il n'a pas digéré ce qu'il considère comme une injustice. Injustice à laquelle s'ajoute un sentiment d'acharnement à son égard.
Quand il revient au Japon à la fin du mois d'octobre, il est cette fois en position de force face à Prost. Poleman malheureux ces deux dernières années, le Brésilien fait des pieds et des mains pour modifier la position de pointe sur la grille. Elle est à droite, sur la partie sale de la piste, ce qui lui confère un désavantage paradoxal. Il la voudrait à gauche. On lui dit oui. Puis non, pas question. Prost, 2e sur la grille, partira du bon côté. Senna y voit l'intervention de Balestre. Le matin du Grand Prix, les nerfs à vif, il s'emporte lors du briefing des pilotes lorsque le sujet de la chicane revient sur le tapis. Cette fois, il sera autorisé à la couper. Furieux, le Pauliste quitte la pièce.
Sur la grille, la tension est à son maximum. Et, comme attendu, c'est Prost qui prend le meilleur départ. Mais Senna s'accroche et décide qu'aucun des deux hommes ne verrait la chicane de la discorde. Arrivé à l’orée de la première courbe, le Brésilien voit un trou de souris pour reprendre la tête. Prost vire, Senna ne cède pas. L'accident est inévitable. Les deux hommes finissent dans le bac à sable.
Mais, cette fois, le sourire est pour Senna. "Il a fermé la porte, je ne pouvais rien faire pour éviter le contact. S'il n'avait pas fermé la porte, il ne se serait rien passé et on aurait continué la course. Malheureusement, il a fermé la porte et je n'ai pu éviter le contact", répète, robotiquement, le désormais double champion du monde. Plus direct et plus viscéralement, les rôles sont inversés, une fois, n’est pas coutume, Alain Prost balance : "L’envie de lui mettre mon poing dans la figure m’a traversé l’esprit. Je n’en ai pas eu l’envie tellement il me dégoute profondément".
Alain Prost (Ferrari) et Ayrton Senna (McLaren) au Grand Prix du Japon 1990
Un an plus tard, sacré à Suzuka, pour la troisième fois de sa carrière, le Brésilien reviendra sur cet épilogue, avec une sincérité presque désarmante. "On m’a privé de la victoire ici en 1989, on m’a empêché de monter sur le podium, Balestre m’en a empêché. Je ne l’oublierai jamais. A cause de ça, il y a eu 1990. On a lutté pour le titre avec Prost. Ici, la pole position était du mauvais côté. Avant la qualification, on s’était mis d’accord pour la mettre à l’extérieur. Et puis Balestre a donné l’ordre de la laisser du mauvais côté. J’étais si frustré que je me suis promis que si je perdais mon avantage au départ, j’essaierais de le récupérer, quoi qu'il en coûte, et Prost ne passerait pas le premier virage devant moi. C’est ce qui est arrivé. Et c’est la faute des politiciens et des stupides décisions qui ont été prises."
"Balestre voulait sans doute aider Prost, on ne va pas le cacher. Mais on lui donne plus de pouvoir qu'il n'en avait, juge Jean-Louis Moncet. Balestre était un emmerdeur politique, oui. Mais au moment où les voitures démarrent, il y avait Prost et Senna. Pas Balestre."
En 1991, Senna est de nouveau roi du monde. Prost, qui a comparé sa Ferrari à un camion, a cabré le cheval et s’est fait virer. Le Professeur prend alors une année sabbatique et ne reviendra qu'en 1993, pour un dernier tour de piste. Un dernier sacre, aussi, au volant de la surpuissante Williams-Renault, devenue la référence du plateau. "Magic Senna" fera un vaillant dauphin, à distance respectable.
Même si, comme souvent, c'est une de ses courses qui restera dans la mémoire collective quand il sera temps de dresser le bilan de la saison. Ce jour d'avril 1993 où, à Donington et sous la pluie, il donne un récital de pilotage à tout le plateau et livre le plus grand premier tour de l’histoire de la F1. A l'arrivée, Prost, troisième à un tour, ne peut que déplorer ses soucis techniques et ses sept arrêts au stand. "On devrait peut-être échanger nos voitures", lui répond Senna, piquant et drôle, avant de faire semblant de dormir, lassé par les explications du Français.

"Reviens, tu vas t’ennuyer"

Rien ne sera jamais comme avant. Parce que Prost décide de quitter la scène, laissant un vide que Senna n'imaginait sans doute pas. Avant de perdre la vie le 1er mai 1994, lors du week-end le plus épouvantable de l’histoire de la F1, le Brésilien se rapprochera du Français. "Tu vas t'ennuyer", "tu vas grossir", lui répète-t-il. Dès Adélaïde, dernière course de la saison 1993, alors que les deux hommes montent sur un podium pour la toute dernière fois de leur carrière, ils donnent une dernière image positive d'un duel qui ne l'aura que rarement été.
Au début de l’année 1994, Senna appelle souvent Prost, qui sent que le triple champion du monde n'est plus exactement le même. Plus précautionneux, plus investi dans la sécurité, plus fragile aussi. Et, surtout, orphelin de son meilleur ennemi dont il a fait un éphémère ami. "Ils échangeaient beaucoup à ce moment-là, se souvient Moncet. D'ailleurs, je peux même en témoigner, un jour Alain me demande 'Jean-Louis, comment tu voyais les choses au niveau de la sécurité sur ce circuit', je lui réponds : "Mais qu’est-ce que tu en as à faire ? Tu es retraité !' Et lui de me répondre : 'C'est Ayrton qui me demande ça'. Senna était persuadé que Prost était celui qui pourrait faire avancer la cause."
En 2014, alors que la planète commémorait les vingt ans de la mort du pilote brésilien, Prost se souvenait : "Quand j'ai fini ma carrière, en 1993, Senna m'a dit, redit, expliqué que, d'une certaine manière, j'étais sa motivation première. Il voulait me battre. Quand il me l'a dit, j'ai pris ça comme un compliment. A partir du moment où j'ai arrêté de courir, on s'est beaucoup plus parlé que durant notre carrière. J'ai appris à l'apprécier humainement et à comprendre rétrospectivement son comportement face à moi."
Le temps a fait son oeuvre, magnifiant une rivalité sans commune mesure et qui, au final, a fait pour la légende des deux hommes à qui l’on ne reprochera jamais d’avoir triomphé sans péril, vaincu dans un fauteuil. Le temps n'a juste pas répondu à une question, essentielle aux yeux de certains, anecdotique pour d'autres : Prost ou Senna, Senna ou Prost ? Qui est le plus grand des deux ?
Alain Prost et Ayrton Senna lors du GP d'Australie 1993
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