Formule 1, transferts et pillage : pendant l'hiver, la guerre continue entre Red Bull et Mercedes

SAISON 2022 - En l'espace de 24 heures, les écuries Mercedes, Red Bull et Aston Martin se sont mises d'accord la semaine dernière sur des transferts d'ingénieurs de haute volée, après des négociations de plusieurs mois. Parce que les recrutements sont l'autre course à gagner, beaucoup moins visible mais qui prépare les succès de demain. Et souvent, il faut s'y prendre des mois à l'avance.

Christian Horner (Red Bull), Toto Wolff (Mercedes) - 2021

Crédit: Getty Images

En Formule 1, la saison des rumeurs sur les transferts de pilotes démarre traditionnellement le week-end du Grand Prix de Monaco et s'étend jusqu'à l'attribution du dernier baquet disponible. Qui n'intervient généralement pas longtemps après la fin du championnat du monde ; à de rares exceptions comme celle de Jenson Button, titularisé quelques minutes avant la présentation de la Williams en 2000 ou celle de Lewis Hamilton, qui avait conclu ses négociations avec Mercedes début février 2020, peu de temps avant les premiers roulages.
Pour les écuries de Formule 1, tout ceci n'est que la partie visible de l'iceberg, car avec plus d'un millier employés pour certaines, c'est un roulement continuel d'entrées et de sorties qu'il faut gérer dans les départements techniques. A part si l'on s'appelle Haas, une équipe largement sous-traitée à Ferrari "où personne n'arrive et d'où personne ne part" selon la formule du journaliste Will Buxton, dans la série de Netflix "Drive to survive".
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Lewis Hamilton (Mercedes) à Melbourne le 12 mars 2020

Crédit: Getty Images

Groupes de travail étanches à l'usine

Et c'est là un tout autre sport, bien plus épuisant et stressant pour un dirigeant d'écurie. En effet, un technicien de haut rang emporte avec lui tout ce qu'il sait quand il quitte le navire, souvent des informations sensibles que sa formation s'attachait à garder secrètes. C'est même parfois juste pour l'affaiblir ainsi qu'une autre équipe l'embauche et c'est tout le danger de ce genre de manœuvre.
Elle concerne aussi les pilotes, mais dans une moindre mesure car on n'a par exemple pas besoin de leur dire ce qui a changé dans leur moteur. Ils savent juste que la dernière version de leur propulseur leur offre X chevaux en plus, utilisables dans telle ou telle condition et ça s'arrête là. Les ingénieurs n'en savent pas tous beaucoup plus car la règle est simple : à l'usine, les groupes de travail sont étanches et aucun technicien n'aura une information sur un domaine annexe dont il n'a pas besoin dans le cadre de sa mission. En clair, un électronicien ne verra jamais la future monoplace en soufflerie.
Dans cette histoire, tout l'art est de dire juste ce qu'il faut pour avancer. Chez Mercedes, Valtteri Bottas et Lewis Hamilton étaient au courant un an avant que l'équipe préparait le DAS (système à double axe), ce système révolutionnaire qui leur a permis pendant la saison 2020 de pousser ou tirer le volant sur la colonne de direction pour modifier le parallélisme des roues. Ils savaient car le bureau d'études avait besoin de savoir si le développement de ce système était pertinent. Ils ont été mis au courant car ils étaient sous contrat pour 2019 et 2020 mais ils ont longtemps ignoré de quoi retournait le système. Et au sein de l'usine, très peu de technicien étaient au courant et l'effet de surprise a été total.

Quand les cerveaux jardinent

La fuite des cerveaux est donc avant tout une fuite d'informations, et c'est pour cela que le transfert d'un chef de département (châssis, moteur, aérodynamique) fait l'objet d'une quarantaine. Dans le jargon du paddock, c'est un "gardening leave". De façon imagée, en anglais, on lui demande de s'occuper de son jardin pendant la période de transition.
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Max Verstappen, Daniel Ricciardo et Dan Fallows (Red Bull) au Grand Prix de Malaisie 2017

Crédit: Getty Images

Cette période de "jardinage" serait d'une durée insoutenable pour un pilote mais pas pour un technicien décidé à payer le prix de sa liberté ou de ses ambitions. Elle est généralement de six mois. Ainsi, le 20 janvier dernier, Red Bull et Aston Martin se sont enfin mis d'accord pour le transfert de Dan Fallows au sein de l'écurie de Lawrence Stroll, en tant que directeur technique, à compter du 2 avril. Sachant qu'Aston Martin avait annoncé triomphalement le recrutement du chef aérodynamicien de Red Bull Racing le 25 juin 2021.
Entre temps, Red Bull a joué la montre en sortant évidemment Dan Fallows, un contributeur essentiel à la réussite de l'écurie depuis 15 ans, de son organigramme F1 pour l'affecter au programme GT de la Valkyrie, un projet mené conjointement par les deux marques. Avec dans l'idée de le placardiser jusqu'au 31 décembre 2022, terme de son contrat avant un "gardening leave" de six mois. Histoire de l'empêcher de limiter son apport au projet de la monoplace Aston Martin de 2023. En 2014, Dan Fallows avait annoncé son départ pour McLaren avant de faire demi-tour, mais là il a engagé le bras de fer. Et s'il a perdu la première partie en justice en décembre dernier, son attitude a poussé Red Bull et Aston Martin à se mettre d'accord de leur côté. Avec sans doute une compensation financière.

Budkowski risquait 18 mois

C'est une réalité, dans les équipes les hivers ne servent pas qu'à construire une nouvelle monoplace mais à se projeter vers la saison à venir et même les suivantes. Car le lendemain, l'équipe de Chris Horner annonçait un nouvel accord, avec Mercedes cette fois, pour libérer son futur motoriste en chef, Ben Hodgkinson, à dater du 24 mai 2022.
Pour mémoire, Red Bull avait annoncé l'avoir enrôlé le 23 avril 2021, et quand on se souvient de la tournure médiatique de la lutte pour les titres Pilotes et Constructeurs l'an passé, on réalise que le Taureau rouge a dû offrir des compensations pour accélérer le calendrier.
Six mois voire un an, c'est donc le temps qu'un cerveau doit patienter entre deux missions, ce qui doit correspondre à peu près à la durée de vie d'un secret de design dans le paddock, où tout finit par se savoir. Mais cela peut risquer de durer plus longtemps. En octobre 2017, Renault, avait recruté Marcin Budkowski et certaines équipes rivales avaient exigé un "jardinage" de 18 mois.

L'art du pillage

Pourquoi ? Parce que le Polytechnicien franco-polonais était coordinateur technique à la FIA, où il avait théoriquement accès à tous les plans des moteurs adverses... Y compris celui de Renault, passablement en retard sur la concurrence. Il avait affirmé qu'il n'en était rien et avait fini par prendre son poste à Enstone en avril 2018. Un véritable tour de force signé Cyril Abiteboul. Parce que le patron d'alors avait été très bon en négociations et beaucoup de choses se négocient en dehors de ça. Ce que doit de toute façon savoir faire un bon dirigeant d'écurie sous peine de se faire gober par le Piranha Club, le surnom des patrons dans le paddock.
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Marcin Budkowski, l'ex-directeur exécutif d'Alpine.

Crédit: Getty Images

Si Red Bull Racing a perdu un aérodynamicien de renom, elle va bientôt récupérer le chef motoriste dont elle a besoin pour organiser la construction de sa nouvelle usine de propulseurs à l'horizon 2026, avec le renfort de nombreuses autres "prises" de Mercedes, parmi lesquelles Steve Blewett (directeur de la production), Omid Mostaghimi (directeur de l'électronique), Pip Clode (spécialiste des batteries), Anton Mayo (chef du design Moteur) ou encore Steve Brodie (chef du groupe des opérations Moteur). Un pillage opéré dans les règles de l'art et juste à temps pour Red Bull, qui a importé à grands frais de la matière grise - "il n'y a qu'une adresse c'est la nôtre", avait soupiré Toto Wolff l'an dernier - avant l'instauration d'un budget cap qui n'autorisera bientôt plus à mener ce genre de raid technologique.
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