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Long format : Kitzbühel, la montagne magique

Laurent Vergne

Mis à jour 26/01/2019 à 13:20 GMT+1

C'est le temple du Cirque blanc. Kitzbühel et sa mythique piste, la Streif, sont la capitale mondiale du ski alpin. La descente du Hahnenkamm, aussi terrifiante qu'envoûtante, fascine des générations de skieurs depuis des décennies. Avant la descente vendredi, plongez tout au long de la semaine au coeur du mythe tyrolien, sa part de folie et ses tranches de gloire.

Didier Cuche, le roi de la Streif.

Crédit: Eurosport

I – De Kitzbühel à la Streif, naissance d'un joyau

C'est une montagne nichée au cœur du Tyrol autrichien. Au beau milieu d'un triangle entre Innsbruck, Salzbourg et Munich, se dresse le Hahnenkamm. La Crête du Coq, en français. On l'appelle ainsi depuis au moins 1574, les premiers documents mentionnant son nom datant de cette époque. Pile 400 ans avant la naissance de Didier Cuche.
A son pied, un village de 8500 habitants, Kitzbühel. La capitale mondiale du ski alpin. Le triptyque Hahnenkamm – Kitzbühel – Streif donne chaque mois de janvier sa pleine mesure fascinatoire. Chacun son rôle. Le Hahnenkamm, la montagne, plante le décor et enrobe le tout. Kitzbühel, c'est la station, tranquille et coquette, puis soudainement furieuse quelques jours par an. La Streif, elle, est la piste la plus fameuse et la plus dantesque du domaine skiable. Celles sur laquelle s'engagent une fois l'an les meilleurs skieurs de la planète, tous en quête d'une part de gloire et de légende.
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Kitzbühel en été, vu depuis la Streif. Ici, le bas de la piste, avec le schuss d'arrivée.

Crédit: Getty Images

Avant de devenir le plus haut-lieu du sport alpin, Kitzbühel s'est imposée au carrefour des XIXe et XXe siècles comme une station prisée, à mesure que le tourisme de montagne se développait. Le sport y a doucement pris ses marques, avec la fondation du Ski Club de Kitzbühel, en 1902. Il faudra près de trois décennies supplémentaires pour que naissent les épreuves de Kitzbühel, avec un slalom et une descente, dont la toute première édition s'est tenue en mars 1931. Son premier vainqueur se nommait Ferdi Friedensbacher. Mais si c'était déjà le Hahnenkamm, si c'était déjà Kitzbühel, ce n'était pas encore la Streif.
Ce n'est que six années plus tard, en 1937, que la Streif a été empruntée pour la toute première fois. Presque par hasard. De mauvaises conditions d'enneigement ont poussé les responsables à se tourner vers cette autre piste. C'est peu dire que le choix allait s'avérer judicieux. Quatre-vingts ans après, le mythe est plus puissant que jamais. Mais sa construction s'est faite par étapes. Et c'est sans aucun doute dans les années 50-60 qu'il est vraiment né.
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Kitzbühel, haut lieu du tourisme alpin depuis des décennies. Ici, juste après la Guerre.

Crédit: Imago

Au cours de ces deux décennies, trois éléments vont permettre à la Streif de gagner ses galons de rendez-vous incontournable : médiatisation, peopolisation, et naissance de la Coupe du monde. Cette dernière a débuté officiellement en 1967, et elle va donner une assise inédite aux épreuves de ski alpin. On la doit notamment à l'ancien journaliste français Serge Lang, disparu en 1999. Il avait raconté la genèse de cette Coupe du monde. Tout s'est joué ici, à Kitzbühel, comme Lang l'a raconté lui-même :
Tout a débuté un matin de janvier 1966, dans une cabane située à mi-pente de la descente du Hahnenkamm. Touché par une soudaine inspiration, je me suis tourné vers Honoré Bonnet, le directeur de l'équipe de France, et Bob Beattie, le coach des Etats-Unis, qui, comme moi, regardaient la descente d'entraînement. Je leur ai dit 'ce que nous devons faire, c'est créer une Coupe du monde de ski'. A l'époque, Beattie défendait plutôt l'idée d'un Championnat du monde tous les ans et non tous les deux ans.
Quelques mois plus tard, lors des Mondiaux de Portillo, en août 1966 (hémisphère Sud oblige), Lang, Bonnet, Beattie, mais aussi le Dr Sulzberger, l'avocat de la fédération autrichienne, et Marc Hodler, le patron de la FIS, posaient ensemble les bases juridiques de cette nouvelle compétition de référence. Mais c'est bien sur les pentes de la Streif que l'idée de la Coupe du monde était née.
Kitzbühel avait déjà pris depuis un moment une autre envergure, grâce notamment aux enfants du pays, comme nous le raconte Stephan Eberharter, légende du ski autrichien : "la Wunderteam des années 50 autour de Toni Sailer, Anderl Molterer, Fritz Huber, Christian Pravda, Hias Leitner et Ernst Hinterseer a tout changé. Ils étaient tous de Kitzbühel, ont tous connu énormément de succès et ils ont rendu leur village célèbre aux yeux du monde entier. En Autriche, le ski tient une place très importante et ces hommes sont devenus des héros nationaux." Devant leur impact, la télévision autrichienne décide ainsi en 1959 de diffuser pour la première fois la course en direct.
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Toni Sailer, la légende du ski autrichien, natif de Kitzbühel.

Crédit: Imago

L'afflux de stars en tous genres achèvera de donner un autre relief au week-end du Hahnenkamm. A partir des "Fifties", Kitzbühel devient "the place to be". L'endroit où l'on se montre. "Dans les années 50, Kitz est devenu au ski ce que le Festival de Cannes était au cinéma", explique dans son autobiographie Toni Sailer. Cette folie-là ne s'est jamais démentie. Aujourd'hui encore, le week-end du Hahnenkamm demeure le rendez-vous des peoples.
Cette foule de vedettes se greffe à celle, massive et populaire, qui confère à Kitzbühel son caractère unique. Tous les skieurs vous parleront de l'atmosphère particulière de la station tyrolienne. "L'ambiance est vraiment spéciale à Kitzbühel", juge Didier Cuche dans le documentaire "Streif, une descente d'enfer". Daron Rhalves, vainqueur en 2003, évoque lui "l'énergie qui se dégage de cette foule et aide à se surpasser." Jusqu'à 100 000 spectateurs viennent se masser aux abords de la piste le jour de la descente.
"Kitzbühel, c’est la folie, la démesure dans tout, et pourtant un coureur n’est jamais aussi respecté qu’ici, souligne Didier Cuche. Dans le contact avec les gens, dans les petits mots qu’ils peuvent vous glisser dans la rue, on perçoit ici un immense respect envers les coureurs, envers le courage qu’il faut avoir pour se lancer sur cette piste."
Un public de connaisseurs, au soutien des enfants chéris de la Wunderteam bien sûr, mais pas que. "Ce qui est sympa ici, témoignait il y a deux ans Guillermo Fayed chez nos confrères du Dauphiné Libéré, c'est qu'ils sont chauvins mais si on fait une bonne perf', on sera applaudi quand on passe ligne. Arriver dans ce stade, c'est assez prenant." Pays du ski par excellence, l'Autriche sait toujours reconnaitre les siens, d'où qu'ils viennent.
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L'immense foule du stade d'arrivée à Kitzbühel.

Crédit: Getty Images

Pierre-Emmanuel Dalcin, ancien descendeur de l'équipe de France et aujourd'hui consultant pour Eurosport, confirme l'énormité de l'évènement. "Ici, nous explique-t-il, tout le monde te regarde, il y a un monde de dingue. On a l'impression de skier dans un stade de foot. Quand tu passes la tête dans le portillon de départ, tu vois qu'il y en a partout. Puis ça coûte un fric fou. Les mecs qui vont voir Kitzbühel, ils paient 2500 euros pour trois jours. En ski, ça n'existe pas, sauf à Kitz'. Pour les concurrents, c'est même un des enjeux de la course : ne pas se laisser submerger par l'ampleur de l'évènement, sinon on peut perdre toute lucidité."
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Les limousines font partie du décor à Kitz'

Crédit: Imago

A Kitz', tout est donc plus grand, plus fort. Chacun peut le mesurer avant, pendant et après la course en elle-même. "Tout est multiplié par dix, y compris l'ambiance", juge Guillermo Fayed. Troisième en 2015, le Français avait été sidéré de voir que, pour accéder à la conférence de presse, les skieurs étaient escortés par des gardes du corps. "Sinon, tu ne peux pas passer, sourit-il. Puis il y a le podium, en soirée, dans une ambiance de dingue, la soirée Audi…".
C'est à ce genre de détails que l'on mesure à quel point la descente de la Streif ne ressemble à aucune autre. Comme ces cabines, qui vous accompagnent au sommet : elles portent chacune le nom d'un ancien vainqueur, qu'il s'agisse de la descente, du slalom ou du super-G. "Oui, c'est du folklore, mais je pense que quand tu as ton nom marqué dessus, c'est un peu moins folklo, ça devient une immense fierté", estime Pierre-Emmanuel Dalcin.
Gagner à Kitzbühel, c'est un pas dans le paradis blanc. Le plus significatif de tous. Mais il a un prix. Un passage par l'enfer. Cette Streif si redoutable et tellement redoutée. Jusqu'à coller une frousse gigantesque à tous ceux qui s'y frottent. Cela aussi, il faut savoir l'appréhender. Avant même de dévaler la piste.
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Thomas Dressen à l'inauguration de sa cabine, après sa victoire l'an dernier.

Crédit: Imago


II - Le silence et la peur

A Kitzbühel, la course commence avant la course. Psychologiquement, c'est même sans doute le moment le plus éprouvant. Au plan mental, la Streif impose un premier défi aux skieurs : avant d'affronter la piste en elle-même, il leur faut dompter leur nervosité, leurs doutes et, jusqu'à un certain point, leur peur.
"Si vous prétendez qu'il n'y a pas de nervosité dans la cabane de départ à Kitzbühel, vous vous mentez à vous-même, expliquait l'an passé le vainqueur de la descente en 2015, Kjetil Jansrud. Le premier pas à faire est d'admettre qu'il y a énormément de tension et, dans une certaine mesure, de la peur."
Avant de se lancer, c'est le silence qui règne. Les descendeurs ne sont jamais très bavards avant une course, concentration et introspection obligent. Mais à Kitzbühel, ce silence se pare d'un sens particulier, presque religieux. "A Kitz’, il y a encore moins de bruit qu'ailleurs, nous confirme Pierre-Emmanuel Dalcin. Et c'est vrai du mec qui la découvre comme de celui qui vient pour la dixième fois."
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L'entrée de la cabane de départ de Kitzbühel. La porte de l'enfer.

Crédit: Imago

Malgré tout, la donne est un peu différente pour le novice. Personne n'oublie ses premiers pas sur la Streif. Pierre-Emmanuel Dalcin s'en souvient d'autant mieux que c'est ici qu'il a disputé la toute première course de Coupe du monde de sa carrière. Il résume d'une formule le sentiment qui était le sien : "tu t'attends au pire, mais c'est pire que le pire."
Ce n'est qu'une fois en haut, dans la cahute de départ, que le débutant prend conscience de ce qui l'attend. De loin, le Hahnenkamm offre une image trompeuse. "Quand tu arrives, tu regardes la montagne, tu te dis 'ça n'a pas l'air si raide', sourit Dalcin. Tu ne vois pas la piste, avec toute la forêt. Puis quand tu arrives dans la cabane de départ, que tu mets les spatules dans le vide, tu te dis 'ce n'est pas possible'."
Ah, la fameuse cabane de Kitz... La Streif impressionne avant même de l'attaquer. "Le départ, c’est l’endroit le plus impressionnant, va même jusqu'à dire le champion olympique 2006 Antoine Dénériaz. Ce qui m’impressionnait toujours, quand on rentre dans la cabane de départ, qui était un chalet, c’était la blancheur des murs, une espèce de revêtement blanc, lisse... J’avais l’impression de rentrer dans une salle d’opération."
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La cabane de départ. Blanche, du sol au plafond.

Crédit: Imago

Bizutage, en haut et en bas
Si personne ne fait le malin sur la Streif, le vétéran aguerri part tout de même avec un avantage sur le débutant. Un privilège qui permet même de bizuter gentiment. Daron Rahlves n'a pas oublié ses premiers pas. "J'étais terrifié, à cause des anciens qui m'avaient dit la veille 'ne défais pas tes affaires, ça nous évitera d'avoir à tout ranger demain si tu finis à l'hôpital.'" De quoi mettre en confiance. Un autre rituel, plus sympathique, se tient en bas de la piste pour le débutant qui a survécu. Antoine Dénériaz raconte : "Quand j’ai passé la ligne d’arrivée du premier entraînement, les anciens (Alphand, Duvillard, Crétier) m’avaient attendu pour me féliciter, c’était un peu la tradition. C’était cool."
Le lieu en impose tellement, qu'il en écrase certains. Tel un cheval qui refuse l'obstacle, ils redescendent alors les skis à la main, et non aux pieds. "Quand tu vois ça tu te dis finalement, ça ne me coûte pas grand-chose de ranger mes skis et de redescendre", confie Guillermo Fayed, troisième en 2015. "Quand tu es au départ, tu n'as que deux choix, glisse Pierre-Emmanuel Dalcin. Ou tu y vas, ou tu repars. Il y a des coureurs qui ont refusé, qui se sont arrêtés là. J'ai connu des Français qui ont refusé la sélection par peur de Kitzbühel, leur carrière s'est arrêtée comme ça".
Il y a donc un énorme effort à produire sur soi-même. Y compris pour les plus grands. Même Didier Cuche, le quintuple triomphateur du Hahnenkamm, a ainsi eu toutes les peines du monde à surmonter son stress. "Il ne voulait pas y aller la première fois. Je crois même qu'il a vomi", raconte Dalcin.
Dans le documentaire Streif, une descente d'enfer, le recordman ne dément pas : "J'étais terrifié. Trois des cinq meilleurs skieurs du circuit venaient d'être envoyés à l'hôpital. Je me suis dit 'comment veux-tu t'en sortir si les meilleurs échouent ?' Il s'en est fallu de peu que j'entre dans le club de ceux qui redescendent en télécabine. D'ailleurs, quand je suis arrivé en bas pour la première fois, j'ai levé les bras comme si j'avais gagné la course."
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Le portillon de départ de Kitzbühel. Avant de se jeter dans le vide.

Crédit: Eurosport

Sur le circuit, rien n'égale la Streif, mais rien n'égale non plus l'avant-Streif. Tous, entre eux, se comprennent. Savent pourquoi ils sont là et ce par quoi ils s'apprêtent à passer. "On sent l’enjeu, nous avoue Dénériaz. Il y a beaucoup de respect aussi entre tous les athlètes. On sait tous qu’on va prendre les mêmes risques. Du premier au dernier. Quel que soit le skieur : celui qui joue le podium, ou celui qui est au départ juste pour arriver en bas ou faire 30e, on prend tous les mêmes risques."
Ces émotions-là, chaque skieur qui a affronté la Streif les emporte pour toujours avec lui. Ce que Guillermo Fayed résume à merveille : "ces dix minutes sont un peu dures mais, en même temps, quand tu arrêtes ta carrière, je pense que ce sont les dix minutes qui te manquent."
Dans cette poignée de minutes, les derniers instants sont les plus pénibles. "Les deux derniers dossards avant toi", précise Dalcin. "On conseille aux plus jeunes de ne pas les regarder partir, raconte Adrien Théaux. On voit le mec décoller, on ne sait pas comment il atterrit, on ne le voit pas du haut, c'est impressionnant."
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Le stade d'arrivée vu de tout en haut. Image à donner des frissons... ou le vertige.

Crédit: Imago

A cet instant, le skieur dans l'attente est déjà presque dans l'action, comme nous l'avait confié Blaise Giezendanner il y a tout juste un an. "Bizarrement, évoquait-il, on pense à beaucoup de choses lors de la préparation, de l’échauffement. Puis, la machine se met en route. Moi, je refais le parcours dans ma tête. Et puis, je me dis : "maintenant, c’est rock and roll !". Et je n’ai qu’une chose en tête : je dois découper ce premier virage."
Puis vient l'heure de se lancer dans le vide. "Le plus dur, c'est juste avant de partir, reprend Dalcin. Quand c'est ton tour, tu essaies de ramener toutes tes forces au même endroit. Tu te dis que tu t'es entrainé toute ta vie pour ces moments-là. Pour te donner du courage, tu te dis aussi qu'il y a 50 mecs au départ, et que tu n'es pas plus con qu'un autre. Le départ, c'est une délivrance. Après, tu es dans le truc." Un truc pas comme les autres...
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Au petit matin, la vue depuis le haut de la Streif. La pente, vertigineuse d'emblée, mène vers la Mausefalle après les deux premiers virages.

Crédit: Imago


III – Au cœur de l'enfer

Le départ, une délivrance ? Psychologiquement, sans aucun doute. Avant, le skieur gamberge. Une fois lancé, il est dans l'action. Mais ce qui l'attend est dantesque. Mausefalle. Steilhang. Hausbergkante. Zielschuss. La Streif, c'est une guirlande de passages effrayants, comme autant de noms mythiques. Près de deux minutes d'une course hors normes. Un défi de chaque instant. C'est la guerre, tout de suite. Et il faut y être prêt.
Ici, il n'y a pas de montée, ou plutôt de descente en puissance. Pas de graduation dans la difficulté et l'intensité. La Streif, c'est tout de suite l'enfer. "La différence entre la Streif et les autres pistes de Coupe du monde, explique Daron Rahlves, c'est que tout se joue dans les trente premières secondes. Les dés sont jetés dès les premiers mètres."
La descente de Kitzbühel pourrait se dessiner en trois actes : trente premières secondes d'une difficulté extrême, une grande partie intermédiaire un peu plus "abordable" (avec quelques dizaines de guillemets), et trente dernières secondes à nouveau dantesques. Avec ses mots à lui, le Canadien Roy Boyd, 3e en 1991, avait synthétisé cela il y a quelques années dans le magazine The Record : "les trente premières secondes, c'est de la pure terreur. Au milieu, vous essayez juste de comprendre comment vous avez fait pour survivre à tout ça et ensuite vous vous préparez mentalement pour survivre à la partie basse de la piste."
Toute la difficulté extrême de la descente du Hahnenkamm est donc déjà condensée dans cette première demi-minute. "Les 30 premières secondes sont cruciales, nous assure l'Italien Kristian Ghedina. Il faut être à fond dès le départ, mais c'est plus simple à dire qu'à faire à cause de la glace sous vos pieds. Mais si vous n'êtes pas concentrés à fond, dès le premier intermédiaire, vous pouvez lâcher une demi-seconde." Or, ici plus qu'ailleurs, le temps perdu ne se rattrape plus.
Dès le départ, le skieur mesure ce qui l'attend. En un coup d'œil. "Quand vous êtes au départ, que vous regardez vers la Mausefalle, en sachant que vous allez devoir vous jeter là-dedans et ensuite dans le Steilhang, la première chose que vous pensez est 'c'est impossible à faire'", nous confie Stefan Eberharter. "De là-haut, on aperçoit les trois premières portes, raconte quant à lui un autre ancien Crazy Canuck, Steve Podborski. C'est déjà incroyablement raide. Tellement raide que c'en est presque ridicule. Rien que d'en parler, je transpire. C'est complètement dément ici."
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La spectaculaire entrée dans la Mausefalle et son saut de plusieurs dizaines de mètres.

Crédit: Imago

Huit secondes. C'est tout ce qu'il faut pour arriver au premier point légendaire de la Streif : la Mausefalle. En français, le piège à souris. Sympathique. On l'aborde à une vitesse déjà élevée, supérieure à 70 km/h car, dès le premier coup de bâton au départ, la pente est raide. Un virage pied droit, un autre pied gauche et vous voilà prêt à vous engager dans la Mausefalle. Un vrai saut dans le vide. Ici, la déclivité atteint 85%. "Tu sautes et, là, tu vois tout noir. Tu te dis, 'il est où le sol' ?", raconte Pierre-Emmanuel Dalcin.
Entre la vitesse et la pente, le skieur ne retouche le sol que soixante à soixante-dix mètres plus loin. C'est presque du saut à skis. A la réception, la vitesse atteint aux alentours de 130 km/h. Elle a donc presque doublé par rapport à l'entrée dans la Mausefalle. "Ici, la moindre erreur peut être fatale. La Mausefalle vous pousse vraiment dans vos retranchements", relève Hannes Reichelt, triomphateur de la Streif en 2014. Une fois ce piège à rats effacé, vous n'avez quitté le portillon de départ que depuis dix secondes.
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Dominik Paris à fond dans la Mausefalle.

Crédit: Imago

Vient ensuite la compression. C'est elle qui, avec le Caroussel, connecte la Mausefalle au Steilhang, l'autre morceau de bravoure de ce début de course. "Quand tu touches le sol après le saut de la Mausefalle, reprend Dalcin, ça réaccélère tout de suite. La compression, c'est tout gelé et c'est vraiment raide. On voit souvent des skieurs surpris." Réussir sa compression, soit tenir une ligne la plus haute possible, c'est encore le meilleur moyen de ne pas rater son Steilhang.
Le Steilhang. Une vraie dinguerie, celui-là aussi. Un défi aux lois de la physique. "La première chose que tu te dis, c'est 'qu'est-ce qui se passe pour que je me fasse secouer comme ça' ?, évoque Dalcin. Ça te tire vers le bas, tu n'arrives pas à résister, tu as cette force qui te pousse vers les filets. C'est pour ça qu'on voit tous les coureurs finir près des filets, parce que la force centrifuge est trop forte."
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L'entrée de l'interminable cordon du Steilhang, où les skieurs viennent flirter avec les bâches...

Crédit: Imago

La "colline abrupte" s'apparente surtout à un couloir, sombre, étroit, et inhospitalier. "Il demande une concentration extrême, d'autant que c'est souvent bosselé. Puis c'est très sombre", précise Reichelt. "Pour moi, le Steilhang est vraiment l'endroit le plus difficile de tout le circuit Coupe du monde, nous confirme Ghedina. Si vous arrivez à le lire à la perfection, vous pouvez faire la différence ici. Mais c'est aussi très dangereux."
Pour Antoine Dénériaz aussi, c'est le passage le plus impressionnant de toute la Streif. "C'est raide mais c'est surtout super étroit, nous dit-il. Il faut imaginer qu’on rentre dans un chemin qui est large comme une trace de dameuse à 120km/h environ. C’est très raide et souvent très gelé. C’est un énorme dévers, qui ressemble à un dôme. On ne voit pas la sortie. Quand on se jette dans ce virage, quand on est sur cet appui, on ne voit pas où on va sortir. Il faut vraiment avoir fait une bonne reconnaissance et être bien en ligne. Car si on se rate, on saute dans les bâches à gauche. Il y a d’ailleurs eu pas mal de chutes à cet endroit-là."
Avec le Steilhang s'achèvent donc les trente premières secondes les plus folles du Cirque Blanc. Le tandem qu'il forme avec la Mausefalle n'a clairement pas d'équivalent. Franz Klammer, la légende autrichienne, longtemps recordman des victoires au Hahnenkamm, disait à son propos : "à chaque fois que j'empruntais cette piste, la Mausefalle et le Steilhang me laissaient sans voix."
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Vue globale sur la Streif, depuis le haut jusqu'à l'aire d'arrivée.

Crédit: Getty Images

Si le pire est passé, le stade d'arrivée est pourtant encore loin d'être en vue. La fin du Steilhang marque l'entame d'une nouvelle course. Le calme après la tempête, avec cet interminable plat. Techniquement, aucun danger ici. Pour autant, on peut y perdre la course, comme l'explique Pierre-Emmanuel Dalcin : "C'est vraiment complètement une autre descente pendant 15-20 secondes. Une portion de Super G. Le risque, c'est la déconcentration. Tu fais le point sur tout ce qui vient de t'arriver."
Celui qui ne sort pas du Steilhang avec la vitesse requise peut perdre gros. "C'est elle qui détermine le plat derrière, souligne Reichelt. En gagnant deux kilomètres heure sur cette section, on gagne deux dixièmes de secondes. Il est donc primordial de bien le maitriser."
La seconde moitié de la Streif ne manque pas non plus de passages cultes. L'Alte Schneise ("La vieille coupe de bois"), un dévers qui tabasse gentiment, à la sortie de la forêt. Le skieur gagne en luminosité à partir d'ici. Puis vient le Seidlamsprung, le saut de la partie intermédiaire. 90 km/h à la sortie. Mais le grand moment, c'est l'Hausbergkante. Sans doute, après la Mausefalle et le Steilhang, le point le plus célèbre de la Streif. Un saut absolument somptueux, ("un peu comme la Mausefalle, mais sans l'obscurité", dixit Dalcin), qui vous propulse vers l'arène finale.
"Ici, c'est tout ou rien, décrète Hannes Reichelt. Il faut maîtriser la trajectoire à la perfection pour prendre autant de vitesse que possible. Le moindre écart, le moindre souci de timing, et c'est fini." C'est l'instant qui conditionne toute la fin de course. Les cuisses brûlent, après une minute trente de course.
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La Streif comme si vous étiez, en caméra embarquée

Pour ceux qui ont eu tout bon jusque-là, le schuss final, avec son saut moins impressionnant que par le passé puisqu'il a été raboté à la suite de chutes spectaculaires, comme celle de l'Américain Scott McCartney en 2008, demeure un grand moment de plaisir. Une fois la réception du saut assumée, les cinq-six secondes de glisse pure qui vous séparent de la ligne d'arrivée s'apparentent à une récompense. "Quand tu arrives en bas, tu peux te dire 'bon, je ne suis pas trop mauvais quand même'", témoigne Dalcin. Pour tous, au-delà du chrono et de la place, boucler la Streif est une légitime et profonde fierté.
Mais dompte-t-on jamais la Streif ? Pas sûr... "Il faut toujours la respecter, sinon elle te le fait payer", rappelle Aksel Lund Svindal. D'autant qu'elle sait varier les plaisirs. Ou les vices, c'est selon. "Même si le tracé est le même chaque année, il n'y a pas deux descentes de Kitz pareil, assure le Norvégien. En fonction de la température, ça peut être très différent, selon le type de neige, la glace, etc. Un virage facile une année peut devenir très compliqué l'année d'après." Mais une constante : son extrême difficulté, jamais démentie.
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La Streif, une descente aux enfenrs... ou au paradis

Crédit: Eurosport


IV - Le prix du danger

Le risque et le danger sont consubstantiels au ski alpin et plus encore à la descente, épreuve de vitesse par excellence. Ce n'est évidemment pas propre à la Streif. "C'est vrai partout, confirme Pierre-Emmanuel Dalcin. Même au départ de Lake Louise. A partir du moment où tu vas à 140km/h avec des skis de 2,15m aux pieds... Puis, tu es en slip. A part ton casque, tu as quoi ? Une combi... Si tu tombes, tu ramasses."
Malgré tout, il existe bien une spécificité de la Streif et c'est peut-être Manuel Osborne-Paradis qui l'a le mieux définie. "En descente, expliquait-il en 2011, il y a souvent une marge infime entre gagner ou ne pas gagner une course. Mais à Kitzbühel, c'est différent : ici, ce n'est pas entre la victoire ou la défaite. C'est entre la victoire et le fait de terminer dans le filet. Et cette ligne-là est encore plus mince…"
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2016 : Déséquilibré à la réception d'un saut à l'Hausbergkante, Aksel Lund Svindal voit sa saison s'arrêter là.

Crédit: Getty Images

Aksel Lund Svindal compare d'ailleurs la descente de Kitzbühel au Grand Prix de Monaco en Formule 1. "Là-bas, explicite le Norvégien victime d'une énorme chute en 2016, les pilotes se prennent le mur à la plus petite inadvertance, il n'y a pas de marge d'erreur. C'est pareil pour nous à 'Kitz', zéro droit à l'erreur". Sur la Streif, la menace plane en permanence : une rampe vertigineuse d'emblée, des sauts, des dévers, une traverse bosselée, des vitesses de pointe à 140km/h et un schuss final monumental, le danger est partout. Le risque zéro n'existera jamais en descente, mais ici, il est maximal.
Sur un fil en permanence, le skieur se trouve confronté en permanence à des choix. Et il n'y a que des mauvaises options, comme nous l'explique Stephan Eberharter. "A Kitzbühel, évoque le triple vainqueur de la Coupe du monde de descente, il y a des parties où tu dois prendre une décision : soit être à 100% et risquer une chute, ou bien accepter de perdre quelques centièmes, voire dixièmes. Tu dois toujours garder en tête ce rapport risques-gains. Et savoir jusqu'où tu es prêt à aller pour gagner. En 2004, par exemple, je voulais à tout prix gagner à nouveau à Kitzbühel. C'est pour ça que dans le Hausbergkante, j'ai pris tous les risques. Ça a payé et j'ai été récompensé de mon courage."
Ce n'est pas toujours le cas. Ce courage, cet engagement, certains le paient parfois au prix fort. Contrairement à d'autres descentes fameuses du Cirque Blanc, (comme Wengen avec le malheureux Gernot Reinstadler en 1991 pour ne citer que cet accident), la Streif n'a jamais emporté de vie en compétition. Mais elle a brisé une multitude de carrières. Et pas les plus anecdotiques.
Au début des années 80, les "Crazy Canucks" canadiens ont marqué l'histoire de la descente du Hahnenkamm en signant quatre victoires entre 1980 et 1983 (à l'époque, il y avait deux descentes par an). Avant cela, seuls des Européens figuraient au palmarès. Mais ils ont aussi payé un lourd tribut à la Streif. Sacré en 1983, Todd Brooker a été victime quatre ans plus tard d'une des chutes les plus impressionnantes de l'histoire de l'épreuve. Il avait 27 ans et sa carrière s'est stoppée net lors de cette descente d'entraînement, le vendredi, à la veille de la course.
Après le Hausbergkante, Brooker déchausse sur une partie bosselée. Il perd immédiatement l'équilibre. Sa tête heurte le sol puis il part dans une invraisemblable chute sur plusieurs dizaines de mètres, rebondissant à de multiples reprises en tournant sur lui-même à chaque contact sur la neige glacée. Glaçantes, les images le sont. Il est plus aisé de les revoir aujourd'hui sachant que, trente ans après, le Canadien se porte bien et n'a pas conservé de séquelles de l'accident. Mais elles font encore froid dans le dos.
"Je suis tombé un million de fois et, normalement, quand vous tombez, vous vous mettez à plat ventre et vous glissez. Moi, j'ai rebondi, parce que j'ai perdu conscience dès le premier contact au sol", a-t-il raconté l'an dernier sur la chaine canadienne CBC à l'occasion du 30e anniversaire de sa cabriole. Il trouve maintenant la force d'en plaisanter : "Personne ne rebondit comme ça, c'est un peu embarrassant. Si vous regardez mille chutes en descente, vous ne verrez jamais quelqu'un tomber comme ça. Heureusement qu'elle a été filmée, sinon personne ne me croirait !"
La vision de la chute de Todd Brooker donne envie de croire aux miracles. Sur le coup, beaucoup l'ont vu mort. Ses blessures seront pourtant minimes : une commotion, un nez cassé, et les ligaments d'un genou en vrac. Un moindre mal, vraiment. "Je suis toujours sidéré de ne pas avoir été paralysé, de ne pas m'être cassé le cou ou le dos, avoue le Canuck. J'ai vraiment eu beaucoup de chance." Miraculé, Brooker va ensuite "dormir pendant quatre mois." "Je m'écroulais à table ou sur le canapé. Je passais mon temps à dormir", dit-il. On ne le reverra jamais sur des skis en compétition.
Si la chute de Brooker est probablement une des plus célèbres de l'histoire de la Streif, elle est loin d'être la seule. Ni l'unique miracle, d'ailleurs. En 1995, Pietro Vitalini, parti trop bas dans le dévers, s'envole et passe à travers la clôture de sécurité en bois. Il rebondit quelques mètres plus loin, dans la neige. Coup de chance : cette année-là, elle était tombée abondement. La plupart du temps, à Kitzbühel, il n'y a que des pierres à cet endroit. Vitalini s'est relevé comme si de rien n'était. Deux heures plus tard, il prenait le départ de la deuxième descente pour finir à la 5e place…
Plus près de nous, Daniel Albrecht, en 2009, et Hans Grugger, en 2011, ont vu leur carrière se fracasser sur la Streif. Tous deux ont failli y laisser leur peau. Le Suisse, touché aux poumons et surtout victime une hémorragie cérébrale, reste trois semaines dans un coma artificiel. Son corps n'est pas trop abîmé, mais Albrecht se réveille amnésique. "Tout a été effacé de mon esprit, dira-t-il plusieurs mois après l'accident. Je ne me souviens pas vraiment de celui que j’étais avant. Mes parents ont dû me réapprendre les choses une à une, que j’étais leur fils par exemple. Ma première question a été : qui suis-je ?"
Deux ans plus tard, c'est dans la Mausefalle que tout s'est arrêté pour Grugger, lors d'un entraînement. Sur le saut, l'Autrichien a perdu le contrôle. Il l'a payé cash. Là encore, une image à vous pétrifier. Grugger gît inconscient sur la neige. Souffrant notamment d'un sévère traumatisme crânien et d'un enfoncement de la cage thoracique, il demeure lui aussi plusieurs jours dans le coma. Heureusement, l'intervention rapide des secours lui a sauvé la vie. Neuf mois plus tard, il annonçait sa retraite.
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2011 : La terrible chute de Hans Grugger sur le saut de la Mausefalle.

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Dans le documentaire Streif, Une descente d'enfer, il a ces mots forts : "Je remercie la Streif de m'avoir laissé en vie." Il assure ne pas nourrir de rancœur vis-à-vis de cette piste pas comme les autres. "Mon rapport à la Streif n'a absolument rien de triste, jure Grugger. Au contraire, j'aurais tendance à la considérer comme une vieille amie." Mais il ne peut s'empêcher d'ajouter : "Quand je regarde en arrière, je me demande si les risques qu'on prend en valent vraiment la peine."
Alors, la Streif est-elle trop dangereuse ? Le débat refait régulièrement surface. Pas plus tard que l'année dernière, plusieurs ténors du circuit ont poussé un coup de gueule devant un tracé qu'ils jugeaient inapproprié. Vainqueur à Wengen la semaine précédente, Beat Feuz n'avait pas été le moins virulent après la première reconnaissance. "Ça ne va pas du tout, avait pesté le Suisse. Les sauts ont été construits de manière misérable et vont beaucoup trop loin. C'est incompréhensible. On ne peut pas marteler que la sécurité passe avant tout et présenter aux coureurs un tel tracé." Nous étions quelques semaines après les morts de David Poisson et du jeune Allemand Max Burkhart. Markus Waldner, le directeur de course, avait dû procéder à des ajustements.
Au fil des époques et des accidents, la sécurité a considérablement évolué à Kitzbühel. Longtemps, le public était massé partout juste au bord la piste et des bottes de foin faisaient office de protection. Avec le froid, elles gelaient et devenaient aussi dures que de la glace. Depuis, elles ont été remplacées par des filets de protection, sur deux ou trois rideaux, et le public rejeté derrière la dernière rangée.
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Sur la Streif, la prise de risques est maximale.

Crédit: Getty Images

Le saut de fou de Ghedo
Sur la Streif, malgré le danger, le respect n'exclut pas la transgression. En 2004, Kristian Ghedina termine à la 6e place. Surtout, l'Italien sidère tout le monde en effectuant le grand écart avec ses skis dans le dernier saut avant l'arrivée. Une image devenue mythique. Il nous raconte l'histoire de cette petite folie : "Mon fameux saut, c'était un pari avec mon cousin. Je l'avais fait à l'entraînement, il m'avait dit que j'étais fou. Je lui ai parié une pizza et une bière que je pouvais le faire en course. Je n'étais pas au top cet hiver, alors perdre un ou deux dixièmes de plus... Mais ça a été ma meilleure course de la saison, j'ai fini 6e. Et le public est devenu complètement dingue quand je l'ai fait."
La Streif a parfois été contrainte d'avancer à marche forcée, comme après la chute de Brian Stemmler dans le Steilhang, en 1989. Le Canadien, gravement blessé, avait intenté et gagné un procès contre le Ski Club de Kitzbühel et obtenu une amélioration des normes de sécurité sur la piste.
Tout faire pour protéger les skieurs sans dénaturer l'âme de la Streif, tel est le défi permanent des organisateurs. Après les deux accidents d'Albrecht et Grugger, même Didier Cuche, alors au sommet de sa domination, avoue s'être posé beaucoup de questions. "Suis-je le prochain sur la liste ?", se demandait-il.
Mais en 2011, le Suisse avait rappelé l'essence de cet endroit. Le prix du danger concourt à le magnifier. "C'est difficile de trouver l'équilibre, mais si on arrive à un point où les spectateurs ne voient pas la différence entre la descente et le super-G, on va tuer l'esprit de la descente et le grand spectacle, estimait Cuche. Cela demande du courage de skier ici".
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Florian Scheiber dans une position inconfortable après avoir perdu un ski sur la Streif.

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C'est ce danger, et le courage qu'il induit, qui nous fascine tous. L'aseptisation d'un tel tracé équivaudrait à le tuer. Mais où se situe, pour eux, la limite entre bravoure et inconscience ? Et, pour nous, entre fascination et voyeurisme ? "Aucune personne sensée ne ferait ça, dit en plaisantant à moitié Franz Purtscheller, ancien responsable de la sécurité, dans Streif, une descente d'enfer. Ce sont des gens à part. Quand on fait la Streif, c'est forcément que quelque chose ne tourne pas rond là-dedans."
Son successeur, Sepp Wurzenrainer, fustige lui le regard hypocrite, voire malsain, du public. "C'est triste à dire, mais les gens attendent des chutes, déplore-t-il. Le pire, c'est que ce sont les mêmes qui poussent des cris d'effroi quand ça arrive."
Cette forme d'attirance presque morbide existe sans aucun doute. Mais ce qui surpasse tout, c'est l'admiration pour des types pas tout à fait comme les autres, aventureux et courageux. Et fort heureusement, ils sont plus nombreux à arriver intacts en bas qu'à y laisser des plumes en cours de route. Certains s'y inscrivent même au cœur de la légende.
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Hannes Reichelt évacué en hélicoptère. Il s'en tirera avec des blessures minimes.

Crédit: Imago


V – Cuche, le dieu du temple

Cuche. Cinq lettres, pour cinq victoires. L'enfant des Bûgenets, qui craignait tant cette piste à ses débuts, en est devenu le maître absolu. A cinq reprises, le Suisse a triomphé de la plus célèbre descente du monde. Un record. Aucun autre champion n'a remporté cinq fois une même descente, quelle qu'elle soit. Didier Cuche est un cas unique. Et ce précédent, il l'a établi à Kitzbühel, dans le temple de la descente. Autre stat extravagante, il a conquis 40% de ses victoires en descente dans sa carrière en Coupe du monde sur la Streif : cinq sur douze. Kitz', c'était son truc. Son domaine. Son royaume.
"Je pense qu'il est tombé amoureux de cette piste, dit Pierre-Emmanuel Dalcin. Il avait le feeling, il la ressentait. Pour le coup, lui, il la maitrisait à chaque fois." Il y a trois ans, dans un entretien accordé au quotidien romand 24 Heures, le maître des lieux confirmait sa curieuse "facilité" à appréhender le monstre blanc du Tyrol. "C’est vrai que je n’ai pas le souvenir de m’être senti dépassé sur cette piste", avouait-il, presque surpris.
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La concentration de Didier Cuche avant de se lancer dans l'arène.

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S'il a conquis quatre globes de cristal en descente et cinq victoires sur la Streif, ses douze succès en carrière ne le placent pas au sommet de la discipline. D'autres ont beaucoup plus gagné que lui en descente. Comme Hermann Maier. 15 victoires. Aksel Lund Svindal. 14. Ou encore son compatriote Peter Müller, le grand maudit de la Streif, puisqu'il ne s'y est jamais imposé malgré ses 19 descentes remportées en Coupe du monde. Sans parler du recordman absolu, Franz Klammer, victorieux à 25 reprises.
Paradoxalement, c'est peut-être parce que la Streif est la plus dure de toutes les pistes que Cuche s'y exprimait aussi bien. Elle parvenait à extraire le meilleur de lui. "A Kitzbühel, poursuivait-il dans la même interview, je me sentais à chaque fois le dos au mur et ça m’obligeait à donner le meilleur de moi-même, ne serait-ce que pour sortir sain et sauf. Sur la Streif, il n’y a pas de place pour l’approximation. Ici, si vous n’êtes pas précis dans l’intensité et dans l’engagement, ça peut vite tourner à la catastrophe. Cette piste vous pousse dans vos retranchements, elle vous demande de réunir tout ce que vous avez de mieux en vous, à commencer par le courage."
Reste que le courage ne suffit pas à expliquer que Didier Cuche soit devenu le recordman des victoires à Kitz', délogeant du pinacle le mythique Klammer. Du cran, il n'est pas le seul à en faire preuve là-bas. Mais chez lui, elle s'accouplait avec une totale maîtrise des éléments. "S'il a forgé sa légende sur cette piste, assure Dalcin, c'est parce qu'elle était taillée pour lui. Didier était le plus technique, le plus malin. Il restait toujours très lucide et commettait très peu d'erreurs."
Pourtant, à 33 ans bien tassés, Cuche ne comptait qu'une seule victoire sur son CV tyrolien. Qui aurait alors pu imaginer qu'il deviendrait quatre ans plus tard le seul roi historique de la Streif ? Lorsqu'il se présente dans la cabane de départ le 21 janvier 2008, son unique succès à Kitzbühel a déjà dix ans. En 1998, c'est ici que le Suisse avait décroché sa toute première victoire en Coupe du monde.
Parce qu'une grande première ne s'oublie jamais, surtout quand elle intervient à Kitzbühel, elle est restée ancrée dans sa mémoire, mais aussi en travers de la gorge des Autrichiens, inexistants ce jour-là, et peut-être plus encore des Français. L'ami Didier a en effet privé les Bleus d'un triplé légendaire en devançant Nicolas Burtin, Jean-Luc Crétier et Adrien Duvillard.
Les dieux de la Streif.
En coupant la ligne dans l'aire d'arrivée, Cuche avait lâché un cri de bête qui, deux décennies plus tard, doit encore résonner dans toute la vallée. "Elle reste très particulière et émouvante pour moi, cette toute première victoire", se souvenait "CucheBühel" au crépuscule de sa carrière. Mais ce n'était pas la "vraie" Streif, même si, au palmarès, la distinction n'existe pas. C'était la "petite" descente, baptisée descente-sprint, disputée sur deux manches. Le lendemain, sur le "vrai" tracé, il allait toutefois confirmer ses dispositions en terminant deuxième, juste derrière Ghedina. C'est sûr, Didier s'imposerait à nouveau très vite dans la descente du Hahnenkamm. Mais non. Pendant dix ans, rien.
Dix ans plus tard, l'Helvète plus du tout underground est devenu le descendeur numéro un de la planète. Vainqueur de la Coupe du monde de la spécialité en 2007, il s'apprête à récidiver au cours de cet hiver 2008. Et à enfin renouer avec la gagne sur la Streif. Ce n'est plus une surprise, encore moins une révélation. Kitz' vient de rentrer dans l'ère Cuche. Pendant cinq ans, de 2008 à 2012, il ne laissera échapper qu'une seule édition, celle de 2009. Seulement quatrième, il ira féliciter un autre Suisse, Didier Defago.
Jusqu'en 2010, il y aura quelques pisse-froids prompts à signaler que ses deux succès avaient été obtenus sur piste raccourcie. Puis plus personne n'aura rien à dire quand il claquera trois victoires supplémentaires magistrales de 2010 à 2012. Son plus beau chef-d'œuvre étant sans doute celui de 2011, pour égaler la légende Klammer. Au-dessus du lot, il repousse son dauphin, Bode Miller, à 98 centièmes. "Une course presque parfaite, lâche-t-il à l'arrivée. Pourtant, j'ai presque perdu un bâton au départ et je suis sorti un peu large dans un virage. Visiblement, j'avais des fusées au pied."
Douze mois plus tard, à 37 ans, le Neuchâtelois ajoute une cinquième couronne pour devenir seul recordman des victoires. Deux jours avant ce dernier triomphe, il convoque la presse, ici-même à Kitzbühel, pour annoncer qu'il prendra sa retraite à la fin de l'hiver. Une décision qu'il n'envisageait pas de dévoiler ailleurs qu'au pied de la Streif. Sa Streif. "C'est là que tout a commencé pour moi, explique-t-il alors. Donc, non, ce n'est évidemment pas anodin pour moi de faire cette annonce à Kitzbühel. Le plaisir est toujours là, je me sens en forme pour skier jusqu'à 60 ans, mais je veux partir au sommet."
48 heures plus tard, plus au sommet que jamais, Didier Cuche va donc parachever son œuvre tyrolienne. Au grand bleu de 2011 a succédé un ciel gris, neigeux, enveloppé d'un déprimant brouillard. La descente, un temps menacée, se tient finalement, avec un départ abaissé à hauteur de l'Alte Schneise. "Une annulation m'aurait vraiment fait mal au cœur", avoue Cuche. Une fois de plus, rien ni personne ne pourra l'empêcher de s'imposer comme le roi du temple autrichien.
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Didier Cuche en 2012. Le Suisse vient de couper la ligne d'arrivée et décroche sa 5e victoire.

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Jusqu'au bout, il aura manié la symbolique. Lors de la reconnaissance, il grimpe en haut de la piste dans la cabane frappée du nom de Franz Klammer. "Un hasard !", jure-t-il. Puis, lors de la descente, il devance... trois Autrichiens. Mais c'est bien sûr son duel à travers le temps et l'histoire, face à Franz Klammer, qui constitue la grande histoire de cet acte V.
Beau joueur, Klammer lui rendra le plus touchant des hommages. Avec humour - "c'est l'année dernière que tu aurais dû prendre ta retraite, Didier, pour que je garde ce record, quitte à le partager" - mais surtout avec une sincère admiration. "Il a encore livré une course superbe, personne ne maîtrise la Streif comme lui.On ne peut que l'admirer, souffle Klammer. Maintenant, c'est lui le Kaiser de Kitzbühel."
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Didier Cuche surplombe le stade d'arrivée de Kitzbühel.

Crédit: Getty Images


VI – Kitzbühel, l'Olympe du ski

Parce que sa piste invite au rêve autant qu'à l'effroi, parce que, plus qu'une course, Kitzbühel est un événement à lui seul, la descente du Hahnenkamm est la plus prestigieuse et la plus prisée du Cirque Blanc. Personne ne peut se comparer à elle en Coupe du monde. Mais au-delà des agapes traditionnelles de l'hiver, la Streif ne serait-elle pas au-dessus de tout le reste ? Y compris des Mondiaux et, même, ultime blasphème, des Jeux Olympiques ?
C'est par nature un débat purement subjectif. Aux yeux du grand public, le retentissement d'une médaille d'or olympique est probablement inégalable. Mais pour les aficionados du ski, c'est autre chose. La question du prestige pourra toujours se discuter, mais tous les skieurs en conviendront : gagner sur la Streif est sportivement un exploit bien plus considérable que de décrocher le titre olympique. "Quand on va aux Jeux Olympiques en Russie ou en Chine, soulève le Canadien Erik Guay, on ne sait pas à quoi s'attendre, on ne connait pas la piste. Gagner est parfois un coup de chance. Quand on gagne Kitzbühel, c'est qu'on est le meilleur." Ce n'est pas forcément vrai aux J.O.
Bode Miller est de ceux pour qui, en descente, rien ne peut égaler une victoire le week-end du Hahnenkamm. Pas même un titre olympique. Kristian Ghedina se range dans le camp de l'Américain : "Comme le dit Bode, gagner à Kitz' a peut-être plus de valeur encore que de remporter une médaille d'or, parce que Kitz' est au sommet dans tous les domaines : difficulté de la piste, sponsors, public." Évidemment, on pourra rétorquer à l'Italien qu'il n'a jamais brillé aux Jeux, loin s'en faut (une 6e place à Nagano en guise de meilleur résultat en cinq participations) alors qu'il s'est imposé à Kitzbühel.
N'ayant gagné ni l'un ni l'autre, Pierre-Emmanuel Dalcin a pour lui la neutralité de son regard. Son cœur ne balance pas. "Si j'avais eu le choix, nous avoue-t-il, j'aurais préféré gagner Kitz' que d'être champion olympique. Dix fois. Parce que ça consacre un très grand skieur. Champion olympique, bien sûr, c'est un titre que tu gardes toute ta vie. Mais te lever tous les matins en sachant que tu as gagné Kitzbühel, quand tu es skieur, ça doit faire quelque chose."
Antoine Dénériaz est dans la situation inverse de Ghedina. Le Français n'a jamais brillé dans le Tyrol, piste qui martyrisait trop son ski de glisseur. Mais il a décroché la timbale olympique en 2006 lors des Jeux de Turin. Il se place en avocat de la défense des anneaux. "Ceux qui affirment préférer gagner Kitzbühel sont souvent ceux qui n’ont jamais été champions olympiques", rigole "Tonio". Moi qui n’ai jamais gagné sur la Streif, je vais dire que c’est mieux d’être championolympique."
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Turin 2006 : Le jour de gloire d'Antoine Dénériaz.

Crédit: Getty Images

Mais en creux, on sent qu'il comprend l'argumentaire inverse. "Ce qui est sûr, reprend le skieur de Morillon, c’est que gagner Kitzbühel, ça marque une carrière. Ça pose un descendeur. Ceux qui gagnent là-bas, ce sont de très grands descendeurs. J’ai beaucoup de respect pour eux. Je n’ai pas de regret de ne pas avoir gagné Kitz’, car j’ai fait tout ce que je pouvais, avec les armes que j’avais pour faire du mieux possible. Mais j’aurais été fier de pouvoir dire : j’ai gagné Kitzbühel ou j’ai fait un podium là-bas." Chacun son truc, donc. Et Dénériaz finit par botter en touche : "Pour savoir ce qui est le plus grand, il faudrait poser la question à ceux qui ont gagné les deux. Il n’y a pas tant que ça."
Un peu moins d'un sur deux, en réalité. Au cours du dernier demi-siècle, soit depuis la création de la Coupe du monde, il y a eu quatorze champions olympiques de descente. Six d'entre eux ont également eu le bonheur de s'imposer sur la Streif en descente. D'autres, comme Svindal ou Mayer, se sont imposés à Kitzbühel en super-G, mais pas dans l'épreuve-reine. Les auteurs de ce monumental doublé se nomment, dans l'ordre chronologique : Jean-Claude Killy, Franz Klammer, Pirmin Zurbriggen, Patrick Ortlieb, Fritz Strobl (lequel détient d'ailleurs depuis 20 ans le chrono-record de la Streif) et Didier Defago.
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Kitzbühel 2009 : Didier Defago s'impose, un an avant de devenir champion olympique.

Crédit: Imago

Le dernier nommé a d'abord goûté au sacre à Kitzbühel, en 2009, avant de devenir champion olympique un an plus tard à Vancouver. Privilège du problème de riche, il n'a pas à choisir. Mais les yeux du Suisse brillent peut-être un peu plus en songeant au Tyrol. "Kitzbühel, c'est le mythe, expliquait-il l'an dernier en regardant dans le rétroviseur chez nos confrères de Radio Chablais (…) J'avais sorti à ma femme 'un jour, j'aimerais bien pouvoir dompter cette piste.' C'est un rêve. Puis après, ça devient un objectif. Le titre olympique, c'est peut-être différent. C'est une course d'un jour, où il faut être prêt."
Parmi les doubles vainqueurs, Franz Klammer ne veut pourtant pas minimiser l'impact olympique. Au contraire. Il a gagné quatre fois sur la Streif, il est autrichien, mais il réserve une place à part aux Jeux. "Pour un skieur, avait-il dit lors des derniers Jeux, sans titre olympique, vous êtes un bon skieur, mais pas un grand skieur. C'est aussi simple que ça. C'est une seule course tous les quatre ans, c'est ce qui la rend aussi spéciale." Dans son cas, l'or olympique a été d'autant plus spécial qu'il a été acquis à domicile, à Innsbruck, avec, comme il le dit, "le poids de tout un pays sur mes skis."
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Franz Klammer lors de son titre olympique "à la maison" à Innsbruck en 1976.

Crédit: Imago

"Vous représentez votre pays, rappelle aussi Klammer. La pression est énorme quand vous êtes favori. Vous ne concourrez pas que pour vous, mais pour tous vos compatriotes aussi. C'est ce qui lui donne une dimension à part. J'étais fier de gagner à Kitzbühel, et j'ai été soulagé de gagner les Jeux. Sans cette médaille d'or, je ne sais pas si je serais considéré comme le plus grand descendeur de tous les temps. Donc c'était crucial pour moi. Ne pas avoir été champion olympique aurait été un échec pour moi."
Pour autant, le Kaiser en convient lui aussi : en matière de ski, rien ne peut égaler la Streif. "Pour un descendeur, du pur point de vue du ski, la victoire la plus importante, c'est Kitzbühel. Pour moi, c'est toujours la descente la plus complète du circuit. Elle demande tout : courage, audace, savoir négocier les virages serrés comme les longues courbes, des sections de glisse, des sauts. Il y a tout."
Puis Klammer résume peut-être, d'une formule, la distinction entre ces deux monuments : "le titre olympique vous offre une grande reconnaissance auprès du grand public, Kitzbühel forcera l'admiration de vos pairs." A l'Olympe le surcroit de gloire. A la Streif une forme unique de respect. En cela, elle est l'Olympe du ski alpin.
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