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Super Saturday 1984, ou le plus grand jour de l'histoire du tennis

Laurent Vergne

Mis à jour 23/03/2022 à 13:58 GMT+1

US OPEN - Samedi, il n'y aura "que" la finale dames à New York. Il fut pourtant un temps où l'US Open se distinguait de ses collèges du Grand Chelem, en regroupant le dernier samedi non seulement la finale dames, mais également les deux demi-finales masculines. C'était le "Super Saturday". Celui de 1984 est entré dans la légende du tennis.

John McEnroe, US Open 1984.

Crédit: Getty Images

Samedi, Serena Williams et Bianca Andreescu vont s'affronter lors d'une finale dames à haute portée historique et symbolique. Près de 19 années séparent les deux jeunes femmes. L'Américaine va disputer sa 33e finale majeure, pour égaler le record absolu de titres en Grand Chelem, hommes et femmes confondus. L'enjeu n'est donc pas mineur. La Canadienne, elle, est une intrigante novice. Ce duel alléchant constituera la grande affaire de ce samedi. La seule, en réalité. Le dernier samedi, désormais, est uniquement consacré au couronnement de la reine.
Après des balbutiements, l'US Open est rentré dans le rang, adoptant un format classique : demi-finales dames le jeudi, hommes le vendredi, et les finales le week-end. Un élément de plus rabotant l'ADN de ce tournoi dont le piment a longtemps tenu au fait qu'il ne faisait rien comme les autres. L'US Open, c'était un peu "Nulle part ailleurs". Vous aimiez ça, ou vous détestiez, mais New York, c'était différent. Les night sessions. Le tie-break dans le set décisif. Et le Super Saturday. Les deux demi-finales masculines et la finale dames concentrées dans la même journée. De la folie ? Oui. Un coup de génie ? Aussi.
Cette idée folle a germé au milieu des années 70 et, comme toujours au pays de l'Oncle Sam, tout est parti d'une considération économique. La seconde semaine de l'US Open est plombée par le "Labour Day", jour férié, généralement le lundi au milieu du tournoi. CBS, diffuseur historique du tournoi, constate les dégâts : les demi-finales masculines, le vendredi, génèrent peu d'audience. Après le Labour Day, personne ne prend son vendredi pour regarder du tennis. Avec la reprise de la saison NFL le dimanche, le diffuseur envisage ainsi de faire du samedi LA journée évènementielle du tournoi en regroupant les demi-finales hommes et la finale dames.
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Le court Louis-Armstrong, du temps de sa splendeur.

Crédit: Getty Images

16 sets, 165 jeux et 979 points

L'USTA est emballée par l'idée de CBS. Les joueurs et les joueuses, beaucoup moins. Les premiers sacrifient un jour de repos avant la finale et voient d'un mauvais œil la disparité entre le finaliste issue de la demi-finale matinale et celui qui devra se coltiner la night session. Les secondes se sentent insultées par le fait de ne pas avoir un horaire fixe pour le match le plus important de la quinzaine. Un compromis est trouvé. La finale dames se tiendra à 16 heures, heure locale, si la première demie hommes est achevée. Mais au fond, dans le contexte des années 70, chacun accepte d'assez bonne grâce, en espérant que le tournoi, ses acteurs et plus globalement le tennis y gagneront tous en termes d'exposition. Sur ce plan, le pari sera largement gagnant.
De la même manière que personne n'appelait le Super Bowl Super Bowl lors de sa première édition en 1967, on ne parlait pas davantage de Super Saturday à sa naissance. Cela viendra avec le temps. Mais très vite, cette journée va s'imposer comme un incontournable de la saison tennistique et l'élément le plus culte de l'US Open. Surtout en ce 8 septembre 1984. Une journée historique, une orgie tennistique et un sommet inégalé de dramaturgie. "Tennisathlon, Sempiternity Saturday", évoque la presse américaine. Mais bientôt, elle sera baptisée "The greatest day in tennis history". La plus grande journée de l'histoire du tennis. La plus folle en tout cas.
En 1983, CBS s'est retrouvée démunie. Le Super Saturday a fait flop comme jamais. Les deux demi-finales hommes ont viré à la boucherie, Ivan Lendl et Jimmy Connors ayant étrillé Jimmy Arias et Bill Scanlon. Comme la finale dames s'est avérée tout aussi expéditive (6-1, 6-3 pour Martina Navratilova face à Chris Evert), la chaine doit meubler avec des rediffusions. L'audience s'écroule. CBS prend donc ses précautions l'année suivante. Elle demande à l'USTA de placer en lever de rideau la demi-finale du tournoi des plus de 35 ans entre John Newcombe et Stan Smith. Il est 11h07 lorsque les deux anciens vainqueurs de l'US Open entament leur rencontre. La journée ne s'achèvera qu'à 23h16 après quatre matches, 16 sets, 165 jeux et 979 points.
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Super Saturday 1983 : Navratilova expédie Evert.

Crédit: Getty Images

Mais bordel, qu'est-ce que vous êtes en train de foutre ?
Si tout le monde attend les "vrais matches", Stan Smith et John Newcombe prennent leur affaire très au sérieux. Le second remporte le premier set 6-4 mais lâche le deuxième 7-5 après une bataille acharnée. Soudain, chez CBS, on commence à se demander si c'était vraiment une bonne idée d'avoir programmé ce match en ouverture sur le Louis-Armstrong... Newcombe, cette année-là, figure par ailleurs parmi les consultants de CBS. Depuis la cabine située en haut du court, les commentateurs écrivent un mot et le font passer jusqu'à Newcombe. Il est transmis à l'Australien à un changement de côté au début du troisième set. Dessus, il est écrit : "Mais bordel, qu'est-ce que vous êtes en train de foutre ?" Smith l'emporte en trois sets mais la journée est lancée sur de sacrées bases. On n'a pourtant encore rien vu.
La première demi-finale masculine oppose Ivan Lendl, finaliste malheureux les deux années précédentes contre Connors, et Pat Cash. A 19 ans, le jeune Australien n'est pas encore dans le Top 10 mais il porte déjà dans son jeu et sur sa trogne ce charisme qui en fera un vrai personnage de la seconde moitié des 80's. Détesté par tout New York, Lendl se fait siffler tout le match. Flushing soutient Cash. Évidemment. La rencontre tiendra la distance maximale en se décidant au tie-break du cinquième set. Heureusement, elle ne durera "que" 3h39, limitant la casse.
Cette demie a surtout atteint des sommets de tension nerveuse, notamment dans le dernier set, complètement dingue. Les deux joueurs ne s'apprécient pas et Cash est un sanguin. A 5-4, il sauve une balle de match avant de breaker Lendl. Il sert pour une place en finale. Ce 12e jeu sera un des plus tendus jamais vus. Cash obtient à son tour une balle de match. Lendl va la sauver d'un ahurissant lob de coup droit en bout de course qui va retomber juste avant la ligne de fond. "Un miracle, j'ai dû le lober car je ne pouvais pas le passer, j'avais une mauvaise prise pendant ma course", a-t-il confié à Eurosport.
Tu sais Patrick, chanceux ou pas, ça reste une victoire !
Dans la foulée, Cash croit signer un ace sur le T mais la balle est annoncée faute. Il fulmine. Deux points plus tard, Lendl débreake et harangue la foule à la Connors. Cash se met alors à éructer et pointe le doigt vers le juge de ligne qui avait annoncé son service dehors. Lendl le prend pour lui et réplique : "Tu ne me parles pas !", lance-t-il à son jeune rival. On finit par se demander si ces deux-là ne vont pas se mettre dessus. Depuis son dépucelage majuscule à Roland-Garros trois mois plus tôt, le Tchécoslovaque n'est plus tout à fait le "choker", la "poule mouillée" moquée de tous. Il remporte le tie-break et arrache la place en finale.
Pat Cash l'avouera plus tard, il mettra "des mois" à se remettre de cette défaite. Vendredi, les deux hommes ont rigolé de tout ça sur le plateau d'Eurosport. "C'était un match intéressant", sourit Lendl. "Ivan, relance l'Australien, tu sais que tu as profité d'une mauvaise annonce de l'arbitre… Es-tu au moins d'accord pour dire que c'est la victoire la plus chanceuse de toute ta carrière ?" "Je ne sais pas si c'était une mauvaise annonce, mais je te l'accorde, j'ai été très chanceux. Mais tu sais Patrick (oui, il l'appelle Patrick), chanceux ou pas, ça reste une victoire !" Ce seul match culte aurait suffi au plaisir du public mais il en aura plus que pour son argent. A l'époque, pas de double billetterie. Ceux qui ont payé l'ont fait pour les quatre matches. Mieux valait aimer le tennis et, surtout, ne rien avoir prévu le soir.

Le 61e Navratilova - Evert

La finale dames sera magnifique. Martina Navratilova reste alors sur douze victoires consécutives face à Chris Evert. Elle a même remporté les… seize derniers sets. Une fois encore, la gauchère, au sommet de son art et de sa domination sur le tennis féminin (elle a alors gagné 254 de ses 260 derniers matches depuis près de trois ans et reste sur 54 victoires de rang), va s'imposer. Mais elle va en baver.
Ce 61e duel entre les deux légendes demeure un des plus beaux et des plus intenses de leur histoire commune. Elles sont alors à égalité, 30 victoires chacune. Après l'avoir battue en finale de Wimbledon 1984 lors du 60e opus, Martina, un temps menée… 20-5 dans leur rivalité, lance : "vous vous rendez compte ? 30 victoires chacune. J'aimerais qu'on puisse s'arrêter là et ne plus jamais nous affronter parce qu'il n'est pas juste de dire que l'une de nous deux est plus forte ou plus grande que l'autre." "Est-ce que ça veut dire qu'elle prend sa retraite ?", répond Evert en rigolant à moitié.
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Martina Navratilvoa et Chris Evert, finale US Open 1984.

Crédit: Getty Images

Tout le public de Flushing se range derrière "Chrissie", dont la cote d'amour a toujours été supérieure à celle de "Smartina". Lorsqu'elle empoche le premier set, 6-4, le Louis-Armstrong explose. "Je n'ai jamais entendu autant de bruit en quelques secondes de toute ma vie", avouera Evert. Pour Martina, l'expérience est douloureuse : "Tous ces gens qui voulaient me voir perdre... Cela reste sans doute un des moments les plus pénibles de ma carrière."
Mais elle tient bon. En 1h47, elle s'impose 4-6, 6-4, 6-4 et pour la première fois, prend l'avantage dans son rapport de force historique sa rivale : 31 victoires, 30 défaites. Mais ce match va relancer Evert. Dès leur match suivant, elle mettra fin à sa série de défaites et remportera quatre de leurs dix duels suivants, dont deux finales à Roland-Garros en 1985 et 1986. Spectateurs et téléspectateurs ont à peine le temps de se remettre de ce deuxième monument du jour que le troisième arrive. L'autre gigantesque rivalité du tennis américain : John McEnroe contre Jimmy Connors. Les deux teigneuses pattes gauches. 1984, c'est l'année McEnroe.
Malgré la meurtrissure de la finale de Roland-Garros, perdue en cinq sets contre Lendl après avoir mené deux manches à rien, il apparait intouchable. Connors est double tenant du titre mais reste sur sept défaites contre Johnny Mac. Deux mois auparavant, à Wimbledon, "Junior" l'a détruit en ne lui laissant que quatre jeux (6-1, 6-1, 6-2).
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La boucherie de la finale de Wimbledon 1980.

Crédit: Getty Images

1984 ? Une édition teintée d'ennui

Mais à Flushing, Jimbo n'est pas prêt à se laisser marcher dessus. Si, tout comme Evert, il va tomber, comme son ex-compagne, ce sera les armes à la main. Le combat est évidemment magnifique. A un set partout, dans la troisième manche, un échange de 31 coups où Connors finit par craquer met le Armstrong en transe. John Newcombe, cette fois au micro pour commenter le match sur CBS, dit : "vous pourriez donner des leçons de tennis pendant des années rien qu'en étudiant ce point."
Ce troisième acte a des allures de résumé de la rivalité Jimmy-Mac. Connors a mené 3-1, puis se retrouve breaké à son tour, 3-5. Il recolle pour finalement céder 7-5. Dans un dernier effort, Connors égalise à deux sets partout pour le 16e et dernier set de cet invraisemblable marathon. Mais il est à bout de force. McEnroe remporte 12 des 13 premiers points de la manche et tient son service jusqu'au bout, malgré une dernière balle de break pour Connors à 4-2.
A 23h16, au bout de 3h47 de match, McEnroe se qualifie pour sa première finale new-yorkaise depuis trois ans. La plus grande journée de l'histoire du tennis était terminée. "L'attente avait été longue, se souvient Big Mac. Le match avait été dur. Mais je m'étais préparé à une guerre. Je savais que ce ne serait pas Wimbledon. En même temps, je jouais le meilleur tennis de ma vie... L'ambiance était électrique, je ressentais beaucoup d'énergie venue des tribunes. En sortant du court, je sentais qu'on venait de vivre un moment spécial."
Ivan Lendl, lui, se souvient avoir livré un combat mémorable, mais la dimension historique de ce samedi ne l'a frappé qu'après coup. "La seule chose que j'espérais à l'époque, nous explique-t-il, c'était que John et Jimmy Connors jouent le plus longtemps possible. Ils ont joué longtemps, mais ça ne m'a pas aidé le lendemain..." Le dimanche, McEnroe survole sa finale contre Lendl, démantelé en trois sets, 6-3, 6-4, 6-1. La magie était retombée. Paradoxalement, avant et après ce samedi de folie, cette édition 1984 avait été teintée d'un certain ennui. Mais le Super Saturday, dans la mémoire, a tout emporté.
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Finale de l'US Open 1984 : John McEnroe et Ivan Lendl

Crédit: Getty Images

La météo et l'évolution du jeu ont enterré le Super Saturday

Aussi excitant soit-il, ce Super Saturday avait tout de même un gros problème : il a toujours été contesté par les joueurs et les joueuses. Les premiers n'ont cessé de pointer le désavantage flagrant pour le vainqueur de la deuxième demi-finale. Quitter le stade à minuit avec une finale de Grand Chelem à négocier le lendemain posait souci.
Certes, McEnroe l'a emporté le lendemain, comme il l'avait fait en 1980 face à Borg après avoir battu Connors (déjà) 7-6 au 5e set en session de nuit. "En 1984, glisse McEnroe, j'étais confiant, d'abord parce que je pensais être plus fort que Lendl et parce que, mine de rien, Ivan avait fini à 7-6 au dernier set." Mais l'Américain est convaincu que le Super Saturday lui a coûté le titre, un an plus tard, contre ce même Lendl en finale. Pete Sampras ne dira pas autre chose après ses finales perdues en 2000 et 2001. Enchainer deux matches en deux jours, à l'approche de la trentaine, c'était devenu "too much" pour lui.
Ces dames, elles, doivent se contenter d'être une partie du spectacle, mais pas LE spectacle. Ce qui, dans les autres Majeurs, était leur jour, ne les plaçait qu'au milieu du show. On leur volait quelque chose. Le Super Saturday finira par mourir de sa belle mort, enterré par les effets conjoints de l'évolution du jeu et des caprices de la météo. Entre 2007 et 2012, alors que le court Arthur-Ashe n'est pas encore pourvu d'un toit, les cieux empêcheront pratiquement tous les ans de boucler le programme dantesque du samedi, repoussant la fin du tournoi au dimanche. Quatre années de suite, la finale messieurs devra se tenir le lundi. Et les exigences physiques du tennis moderne finiront par rendre déraisonnables un tel enchaînement.
En 2011, les organisateurs décident d'avance de programmer la finale le lundi. Après sa qualification pour les demies, Roger Federer, dont la voix porte évidemment, pose le dernier clou sur le cercueil : "Dans les autres tournois du Grand Chelem, il n'y a pas une telle disparité entre les deux finalistes et je ne vois pas pourquoi ce serait le cas ici. Je n'aime pas le Super Saturday et, à mon humble avis, l'enchainement samedi/dimanche n'était plus tenable à ce stade."
Un an plus tard, David Brewer, le nouveau patron du tournoi, annonce officiellement la fin du Super Saturday. La fin d'une époque. CBS cède les droits de retransmission du tournoi à ESPN. La chaine câblée possède dans son escarcelle le "Monday night game" de la NFL. Impossible, donc, de programmer plus longtemps la finale masculine le lundi soir. Flushing rentre dans le rang. New York l'iconoclaste fait désormais comme tout le monde. Reste les souvenirs de ces samedis comme on n'en fit pas ailleurs et comme on n'en fera plus nulle part. Le 8 septembre 1984 restera probablement à jamais "la plus grande journée de l'histoire du tennis."
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Jimmy Connors

Crédit: Getty Images

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