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Guerre froide à Wimbledon : ce que le conflit en Ukraine dit de l’occidentalisation du tennis

Rémi Bourrières

Mis à jour 25/06/2022 à 09:09 GMT+2

WIMBLEDON - Légitimes ou non, les sanctions prises contre les sportifs russes et biélorusses à la suite de la Guerre en Ukraine, avec en point d’orgue leur exclusion de Wimbledon, disent beaucoup de l’occidentalisation marquée de la gouvernance du monde sportif. Presque un paradoxe au tennis, dont l’axe de dominance géopolitique s’est beaucoup déplacé vers l’Est ces dernières années.

La question qui fâche : Exclure Russes et Bélarusses de Wimbledon est-il une bonne décision ?

Que l’on soit d'accord ou pas, que l'on applaudisse des deux mains ou que l'on hurle au scandale, c'est un fait : Wimbledon débutera lundi sans aucun joueur ni joueuse russe ou biélorusse. Manqueront notamment à l'appel, côté hommes, le n°1 mondial Daniil Medvedev, un autre joueur du top 10, Andrey Rublev, ou le quart de finaliste sortant Karen Khachanov ; côté femmes, la n°5 mondiale Aryna Sabalenka (demi-finaliste l’an dernier), l'ancienne n°1 mondiale Victoria Azarenka ou encore deux joueuses très en vue à Roland-Garros, Daria Kasatkina et Veronika Kudermetova. Excusez du peu.
Au total, une quinzaine de joueuses et de joueurs, et donc pas des moindres, se retrouvent ainsi exclus du plus prestigieux tournoi du monde au motif de leur nationalité : ils sont Russes (ou Biélorusses) et donc, considère-t-on, ambassadeurs planétaires du régime de Vladimir Poutine, qui a déclaré la guerre à l'Ukraine en février dernier et, par extension, défié le monde occidental, majoritairement au soutien du président ukrainien Volodymyr Zelensky.
En elle-même, cette situation d'exclusion massive à Wimbledon est assez inédite. Elle n’a pas grand-chose à voir avec le boycott de 1973, où 79 joueurs professionnels avaient décidé de "bouder" l'événement par solidarité envers le Yougoslave Niki Pilic, qui avait été suspendu par la Fédération internationale pour avoir refusé de participer à une rencontre de Coupe Davis. A l'époque, ce sont d'ailleurs principalement les joueurs de l'Est, tous pieds et poings liés à leur Fédération (donc amateurs), qui avaient tiré bénéfice de cette situation. Notamment le Soviétique Alex Metreveli, finaliste pour la première et dernière fois en Grand Chelem de sa – par ailleurs très honorable – carrière.
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Daniil Medvedev à Wimbledon en 2021.

Crédit: Getty Images

Le souvenir de Gottfried von Cramm, banni en 1939

Le contexte actuel nous ramène plutôt aux années post-Deuxième Guerre Mondiale, lors desquelles les joueurs allemands et japonais avaient également été déclarés persona non grata à Wimbledon. Décision facilitée par le fait qu’à l’époque, il n’y en avait aucun véritablement de premier plan. Sinon le vieillissant Gottfried von Cramm, triple finaliste dans les années 30 et finalement lui aussi banni de Londres dès 1939, officiellement pour ses soucis judiciaires avec le Troisième Reich (il avait été arrêté par la Gestapo en raison de sa relation homosexuelle avec un juif), plus vraisemblablement en raison du contexte politique ultra-tendu.
A part ces exceptions historiques, auxquelles il faut rajouter l'isolement de l’Afrique du Sud à l'ère sombre de l'apartheid, ou encore de la Yougoslavie en 1992 lors de l’explosion du pays, le monde du sport s'est toujours peu ou prou rangé derrière son apolitisme (plus ou moins) de façade. Une barrière qu’il a fait voler en éclats en cette année 2022 où il a été l'un des premiers à frapper Poutine de sanctions, via un jeu de dominos initié par le Comité international olympique qui a décidé d'exclure les athlètes russes et biélorusses des Jeux Paralympiques de Pékin, puis appelé toutes les Fédérations à en faire autant. La plupart ont suivi, avec des différences de sanctions selon le sport concerné, notamment selon son caractère collectif ou individuel.
"Ce qui se passe est assez inédit, constate ainsi Lukas Aubin, spécialiste en géopolitique du sport et de la Russie, chercheur à l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques) et par ailleurs auteur du livre La Sportokratura sous Vladimir Poutine. Et cela pose un certain nombre de questions. Les pays qui sanctionnent la Russie sur le plan politique ou économique sont quasi-uniquement des pays occidentaux. Or, on se rend compte que le milieu sportif suit ces pays occidentaux. C’est là qu’on voit que le sport est aux mains des puissances occidentales. On imagine bien que si ces institutions sportives se situaient dans des pays plus proches du pouvoir russe, les choses ne se seraient pas passées de cette façon-là."
Très souvent, d'ailleurs, elles ne se sont pas passées de cette façon-là. Les bombardements de l'OTAN en ex-Yougoslavie en 1999, ou la guerre en Irak entre 2003 et 2011 n'ont en rien empêché les pays occidentaux engagés dans ces conflits de participer aux plus grandes manifestations sportives, ni le cas échéant de les organiser. A vrai dire, la question ne s'est même pas posée. Pas comparable, d'un point de vue de la nature et de la violence de l’agression ? Chacun jugera. On entre là dans une sphère que le sport, dans son idéalisme le plus absolu, s'était soi-disant toujours refusé d’explorer. A moins que sa légendaire neutralité ne soit qu'un mythe n’ayant, au fond, jamais vraiment existé ?

Boris Eltsine, l'homme qui propulsé le tennis russe

Quoi qu'il en soit, pour se focaliser sur l'exemple du tennis, l'occidentalisation est évidente : la Fédération internationale est basée en Angleterre, l'ATP partage ses départements entre Monaco, l’Angleterre, les Etats-Unis et l'Australie, tout comme la WTA qui est centralisée en Floride, à Saint-Petersbourg (ça ne s'invente pas). Plutôt logique, pour un sport dont l'Occident est le berceau originel. Sauf que depuis plusieurs années, l'axe de dominance géopolitique s’est nettement déplacé vers la Russie, qui en est aujourd’hui l’une des plus grandes puissances. Chez les hommes, le n°1 mondial est Russe. Chez les femmes, on trouve cette semaine huit Russes dans le top 100. Et encore, on a connu mieux. Voilà belle lurette que les noms en "ova" foisonnent sur le circuit.
Cette "Russification" du tennis professionnel est prégnante depuis la fin du XXe siècle. Jusqu'alors, malgré l'émergence sporadique de quelques beaux champions tels Alex Metreveli, dont on a parlé, ou Andreï Chesnokov dans les années 80, l’URSS restait très en retrait sur la scène internationale d’un sport considéré par le régime communiste comme l’apanage d’une élite bourgeoise et capitaliste. Et puis, les choses ont changé à partir de l'arrivée au pouvoir en 1990 de Boris Elstine, le premier président non communiste du pays.
Passionné de tennis, lui-même pratiquant et proche de Shamil Tarpischev, l'emblématique capitaine national des équipes russes de Coupe Davis et de Fed Cup, et très souvent aperçu en tribunes lors de grands événements, Elstine a fait décoller la popularité de ce sport auprès de son peuple. "Pour lui, le tennis était un des symboles du libéralisme et de l’entrée de la Russie dans l’économie de marché, explique Lukas Aubin. C'était un signal envoyé aux Occidentaux, sa manière de leur dire : 'l'idéologie communiste, c'est fini'."
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Vladimir Poutine et Shamil Tarpishchev.

Crédit: Imago

Sans doute pas une coïncidence si ce sont durant les années Elstine que Yevgeny Kafelnikov est devenu, lors de Roland-Garros 1996, le premier joueur russe vainqueur d’un tournoi du Grand Chelem. Imité bientôt Marat Safin au début des années 2000, puis Daniil Medvedev aujourd’hui. Chez les femmes, Anastasia Myskina a été la première à Roland-Garros en 2004 – en battant en finale sa compatriote Elena Dementieva -, rapidement suivie par Svetlana Kuznetsova et, bien sûr, Maria Sharapova. Et encore, on ne cite là que les vainqueurs de tournois majeurs, ce qui ne rend pas hommage à une liste de champions aussi vaste que la steppe eurasienne.
Wimbledon n'avait pas vraiment le choix…
De fait, les choses se sont accélérées à partir de l’arrivée au pouvoir, au début de XXIè siècle, de Vladimir Poutine. Tout a été dit sur la manière dont ce dernier a fait du sport l’un des instruments principaux du "soft power" et de son rayonnement à l'étranger, notamment en mobilisant ses proches oligarques, en organisant des compétitions majeures comme les JO de Sotchi 2014 ou la Coupe du Monde de football 2018, et en investissant massivement dans les infrastructures. Le tennis a été l’un des grands bénéficiaires de cette politique.
Une politique qui vaut aujourd’hui à Poutine ce ferme retour de bâton des puissances occidentales, bien décidées à porter le fer dans la plaie. "Le problème est que Poutine a lié performance sportive, patriotisme et sa propre figure politique, analyse encore Lukas Aubin. Donc représenter la Russie en tant que sportif à l’étranger, c’est aussi représenter le pouvoir russe et le soutenir. C’est pour cela que très peu de sportifs russes se prononcent contre le régime de leur pays : ce serait potentiellement se mettre en danger, soi-même ou sa famille. Rappelons par exemple le cas du hockeyeur Artemi Panarin, titulaire indiscutable en équipe nationale et qui n’a plus jamais été appelé après avoir soutenu Alexeï Navalny (un opposant à Poutine, Ndlr)."
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Artemi Panarin sous le maillot des New York Rangers en NHL.

Crédit: Getty Images

Maintenant, comment expliquer la sévérité de Wimbledon en comparaison du reste du circuit, où les joueurs russes et biélorusses sont autorisés à jouer sous bannière neutre (en rappelant que les équipes nationales russes et biélorusses sont toutefois également bannies de Coupe Davis et de Billie Jean King Cup) ? Probablement parce que, de tous les pays occidentaux, le Royaume-Uni est celui qui a aujourd'hui les relations diplomatiques les plus tendues avec la Russie, notamment depuis l'affaire Sergueï Skripal, cet ancien agent double rescapé (avec sa fille) d'une tentative d’empoisonnement par une arme chimique russe en 2018 en Grande-Bretagne.

Des relents de Guerre Froide

Tout autant que de la guerre en Ukraine, Daniil Medvedev et ses compatriotes sont aussi, à Londres, les victimes collatérales de ce contexte brûlant : "Même si la décision finale de les exclure est revenue à Wimbledon, il y a eu forcément une forte pression du gouvernement britannique et à vrai dire, dans ce contexte, les organisateurs n’avaient pas vraiment le choix, conclut Lukas Aubin. Tout autre position aurait été intenable. Après, là encore, l'exclusion d'un groupe de joueurs pour des questions de nationalité soulève d'autres questions."
A minima, cela pose la question de l'équité sportive. Sur ce plan, l'ATP et la WTA ont réagi en décidant de retirer les points alloués par Wimbledon. Si cette décision, prise semble-t-il de manière assez unilatérale, n'a pas été du goût de tout le monde, elle va néanmoins dans le sens d'une représentation universelle – et non uniquement pro-occidentale - des joueurs et des joueuses. Cela montre que le tennis russe (et biélorusse), à tout le moins, pèse son poids dans le tennis mondial d'aujourd'hui, même si, en théorie, les instances auraient pris la même décision si un pays comme (au hasard) la Bolivie avait été pareillement exclu.
Malgré tout, on ne peut s'empêcher aujourd’hui de repenser aux propos de Mats Wilander qui, dans un des Grands Récits d’Eurosport consacré à Ivan Lendl, nous avait expliqué que si ce dernier était mal perçu par le public, c'est surtout parce qu'il incarnait le cliché de la froideur robotique du champion communiste débarquant dans un milieu très occidentalisé. Quarante ans plus tard, voilà que l'actualité vient réveiller ces relents de Guerre Froide, ou nous rappeler à tout le moins que les vieux antagonismes idéologiques d'antan n'ont pas tout à fait disparu. Et ça fait drôle de se dire que Wimbledon, Temple du tennis et des traditions, se retrouve malgré lui au centre de cette triste affaire.
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