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Armand Duplantis et les limites de la perche : quête de l’équation parfaite et fantasme du surhomme

Simon Farvacque

Mis à jour 12/04/2020 à 14:00 GMT+2

Armand Duplantis, 20 ans, est la nouvelle star de la perche, dont il détient le record du monde (6,18m). Record qu’il paraît en mesure d’améliorer dans un futur proche, mais qui pourrait dépendre de facteurs extrinsèques. La troisième partie de notre dossier traite des styles de saut à travers le temps et explore l'influence du matériel sur le profil du perchiste idéal. Est-ce bien "Mondo" ?

Visuel Duplantis et les limites de la perche - partie 3

Crédit: Eurosport

Jusqu’où ira l’Homme ? C’est la question qui plane au-dessus de toutes les disciplines de l’athlétisme. Pour y répondre, les analyses physiologiques et biomécaniques ne suffisent pas, tant les avancées technologiques peuvent jouer un rôle dans l’optimisation du potentiel humain. Particulièrement lorsque la performance dépend d’un engin. En ce sens, le saut à la perche, discipline dominée par un gamin de 20 ans en la personne d’Armand Duplantis, est un cas d’école. Parce que la longueur de la perche est illimitée. Ce qui peut, de prime abord, laisser présager une marge de progression exponentielle.
Rien n’empêche en effet un perchiste de s’avancer en bout de piste avec une perche de 8 mètres entre les mains. Rien ? Dans le règlement, seulement. "Il n’y a pas de limite de matériel, que ce soit en termes de longueur ou de dureté de la perche. La limite est mécanique, physique, par rapport au levier", explique Gérald Baudouin, entraîneur national de la perche à l’INSEP. "Aujourd’hui, on a peut-être un ou deux cas d’athlètes avec des perches plus longues que 5,20 mètres", estime-t-il, avant d’insister sur un facteur primordial à ses yeux : "Cela ne veut rien dire, le plus important c’est le levier."
Ce qui compte, c’est donc ce fameux "levier", qui permet de donner l’impulsion lors de la flexion. Comment le calculer ? Quelques secondes plus tard, il correspond à "la distance entre l’extrémité de la perche et la main supérieure", quand celle-ci quitte la perche pendant le saut. "La distance entre (cette) main et la hauteur franchie, on appelle ça le rapport", ajoute Baudouin. Dans l’élite de la perche mondiale, "le levier varie globalement entre 4,95m et 5,15m", hauteur à laquelle il faut retrancher les 20 centimètres de profondeur du butoir, pour situer le perchiste par rapport au sol. Mais il y a quelques illustres exceptions : "Sam Kendricks, champion du monde en titre, saute avec des perches de 4,90m et doit avoir 4,86m ou 4,87m de levier (…) De mémoire, Renaud Lavillenie avait 5,17m de levier quand il a battu le record du monde à 6,16m (le 15 février 2014 à Donetsk, ndlr)". Et Armand Duplantis dans tout cela ?
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Armand Duplantis, Piotr Lisek et Sam Kendricks savourent leur après-concours après une bataille de légende en finale de la perche des Mondiaux 2019 de Doha

Crédit: Getty Images

L’effet catapulte

Dans ce domaine, "Mondo" est… dans la norme d’après Baudouin. Ou plutôt dans la moyenne haute : "Duplantis a un petit peu moins de levier que Lavillenie par exemple (…) Il a beaucoup de ‘rapport’ par rapport à son levier, sur son record du monde (6,18m, le 15 février dernier, en salle à Glasgow, ndlr)." Stéphane Caristan, champion d’Europe du 110 mètres haies en 1986, qui a longtemps ambitionné une carrière de perchiste, avance une explication : "Duplantis a une vitesse supérieure, à taille égale, à celle de ses adversaires, ce qui lui permet d’avoir une force de pénétration supérieure et donc de plier des perches plus dures."
Pour Baudouin, les deux derniers détenteurs du record du monde ont des styles assez similaires : "Renaud Lavillenie et Armand Duplantis sont des perchistes relativement légers. Renaud pesait 70 kilos (sic), je pense que Duplantis doit être pratiquement à 80 kilos (pour 1,81m, contre 1,77m pour le Français, ndlr). Mais ils prennent des perches très dures par rapport à leur poids, donc ils augmentent ce rendement entre leur poids et la dureté de leur perche." Résultat : "On a cet effet catapulte, avec des temps de perche très, très dynamique. Ils se font jeter au-dessus de la barre !"
A l’époque de Bubka, c’était impensable de voir des perchistes du gabarit de Duplantis ou de Lavillenie
Un point commun qui tranche avec la période de domination de Sergueï Bubka, leur légendaire prédécesseur. "C’est plus fluide, plus technique, plus gracieux. Ce sont des coureurs-sauteurs très fins… il y a une grosse violence dans la restitution d’énergie, mais ça ne se voit pas. Cela parait facile. Alors que lorsqu’on voyait les Russes, tous très physiques, à l’époque de Bubka, c’était beaucoup plus bourrin, estime Baudouin, qui a vécu cette période de l’intérieur, en tant que perchiste au cœur des années 90. C’était impensable de voir des perchistes du gabarit de Duplantis ou de Lavillenie. La technique russe c’est un écart de mains et une flexion un peu moins importants. Cela impactait beaucoup le physique, pouvait provoquer des blessures."
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Renaud Lavillenie, lors des Championnats d'Europe 2018

Crédit: Getty Images

Impossible cependant de limiter le Suédois de 20 ans et le Français de 13 ans son aîné à un profil d’esthète : "Que ce soit Lavillenie ou Duplantis, ils sont très physiques. Ce sont des mecs qui courent très vite." Leur approche est juste différente : "Ils ne font pas la course à soulever le plus lourd possible en développé couché, à faire le plus en squat etc. ils font de la musculation, dans un premier temps pour augmenter leurs capacités physiques, mais aussi pour prévenir les blessures." Alors qu’avant, la musculation était réalisée principalement "pour être plus fort, pour courir plus vite, pour prendre des plus grosses perches etc."

"Peut-être que ce surhomme existe…"

Quelques sacrés clients sont encore taillés dans le moule du "tsar" aux 35 records du monde (en indoor et en plein air cumulés), comme l’évoque notre consultant Stéphane Caristan : "Piotr Lisek, le Polonais, est un peu du profil de Sergueï Bubka. Il a fait 6 mètres (6,02m à Monaco l’été dernier, ndlr), mais il ne maîtrise pas autant son sujet qu’un Bubka en son temps, et du coup ses performances sont plus aléatoires." Mais la tendance moderne n’est plus à la "simple" addition. L’équation s’est complexifiée. "On recherche le plus gros rendement entre la vitesse et le poids du perchiste, par rapport à la dureté de la perche, résume Baudouin. On essaie de jouer là-dessus : prendre la plus grosse perche possible par rapport au poids du perchiste."
Un colosse de 2,20m viendra-t-il un jour bouleverser cette doctrine, qui érige le rapport poids-puissance en clef de la réussite ? "On pourrait imaginer qu’un athlète ait une perche de 6 mètres, projette Gérald Baudouin. Plus on va être grand, et plus on devrait pouvoir redresser des leviers importants, puisque l’angle sol-perche est plus important." Caristan explicite le problème alors posé : "Si on prend une perche plus grande, on va avoir un plan d’impulsion un peu plus loin et il va falloir une certaine vitesse pour aller jusque dans le sautoir, tout en maîtrisant une flexion." Le géant en question devrait donc avoir des prédispositions physiologiques exceptionnelles. "Peut-être que ce surhomme existe, mais faudrait-il encore qu’il soit clean", sourit Baudouin.
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Piotr Lisek, troisième de la finale de la perche aux Mondiaux 2019 de Doha

Crédit: Getty Images

La révolution technologique attendra

En toile de fond de cet immense défi physique, il y a donc la problématique de l’évolution du matériel. Si personne dans le monde de l’athlétisme ne se rue à la recherche du titan qui pourrait changer la donne, c’est aussi parce que la révolution technologique ne point pas : "On voit que le matériel n’a pas beaucoup progressé, expose Gérald Baudouin. Par rapport à il y a 20 ou 30 ans, la qualité de fibre, de renvoi ou encore le poids de la perche ont évolué, mais les perches n’ont pas été révolutionnées par les fabricants." Cela donne du crédit à la domination naissante d’Armand Duplantis, qui a établi deux records du monde durant cette saison hivernale. Il se bat virtuellement avec des armes au moins semblables à celles de ses "rivaux" du passé. Des modifications du règlement désavantageant même les perchistes au XXIe siècle (réduction de la taille des taquets de 7 à 5 centimètres par exemple).
Les matériaux utilisés, eux, n’ont que peu évolué entre les années -90 et nos jours : "Depuis le début de l’ère de la flexion, c’est de la fibre de verre – il existe des perches avec du carbone, mais ce ne sont pas les plus utilisées (…) elles cassent plus souvent. La qualité des fibres est meilleure maintenant. Les perches sont plus résistantes, plus légères, plus agréables à sauter." Mais le changement est minime. "Une perche de haut niveau pèse 4 ou 5 kg, les perches à l’époque de Bubka étaient un peu plus lourdes, mais cela se chiffrait à quelques centaines de grammes supplémentaires (…) Les techniques n’ont pas tant changé. Pierre Quinon, champion olympique en 1984, on pourrait le voir sauter maintenant… il n’y a pas d’évolution, alors que c’était il y a plus de 30 ans."
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Déconcertant de facilité : Duplantis s'est adjugé le concours avec de la marge

Peut-être (que cela viendra) mais à mon avis j’aurais arrêté la perche
Même son de cloche, du côté de Renaud Lavillenie : "Il n’y a pas des millions de personnes qui pratiquent notre sport. Pour qu’il y ait du développement, en général, il faut qu’il y ait des intérêts financiers. Là, il faudrait qu’un passionné trouve la recette miracle… beaucoup essaient, je n'en doute pas, mais rien n’évolue." Le champion olympique 2012 ajoute, toujours dans le rayon scepticisme : "Il faudrait allier fiabilité et précision. Si on prend une perche et qu'un coup sur deux on ne sait pas trop ce que cela va donner... Cela peut être très problématique. Après, peut-être qu’il y en aura (de tels engins, ndlr), mais à mon avis j’aurais arrêté la perche… au moins au niveau professionnel" sourit-il.
La révolution technologique attendra, donc. D’autant plus que les enjeux sécuritaires la juguleront peut-être si elle voit le jour : "Plus on va aller haut, plus il y a un risque de tomber à côté du sautoir si ça se passe mal", soulève Lavillenie. Ce ne serait pas la première régulation de ce type dans le monde de l’athlétisme, comme le rappelle Caristan : "En 1984, le javelot avait un certain centre de gravité et un lanceur a eu l’idée de faire traverser tout le stade à son javelot, pour le faire retomber à plus de 104 mètres (Uwe Hohn, 104,80m, ndlr). De l’autre côté de l’aire de lancer du javelot, en général, il y a le sautoir en hauteur ou à la perche. Ils ont modifié le centre de gravité, ils sont passés de javelots planeurs à javelots piqueurs, ce qui fait que le record du monde est maintenant en-deçà des 100 mètres (Jan Zelezny, 98,48m, ndlr)." La perche n’en est pas encore là.
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Renaud Lavillenie félicite Armand Duplantis après son titre de champion d'Europe 2018

Crédit: Getty Images

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