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Et Marc Raquil surgit de nulle part...

Laurent Vergne

Mis à jour 10/12/2019 à 17:10 GMT+1

LES GRANDS RECITS - Marc Raquil est peut-être l'incarnation ultime de cette série de Grands Récits baptisée "Sur le fil". Un soir d'août 2003, dans un Stade de France fiévreux comme jamais, le Français est revenu d'on ne sait trop où pour arracher un podium sur le 400m des Championnats du monde. Une dernière ligne droite inoubliable, marque de fabrique d'un athlète pas comme les autres.

Marc Raquil

Crédit: Eurosport

Cet automne, les Grands Récits sont consacrés aux dénouements inoubliables de l'histoire du sport, dans cette série baptisée "Sur le fil". Ce mardi, cap sur les Championnats du monde d'athlétisme 2003 à Saint-Denis. Le mardi 26 août, dans un Stade de France en plein délire, Marc Raquil signait une dernière ligne droite entrée dans la légende.

Marc Raquil avait-il déjà tout deviné ? Il vient de remporter sa demi-finale du 400 mètres en 44"88. Un chrono qui autorise tous les espoirs à 48 heures de la grande finale de ces Championnats du monde 2003. Derrière les Américains Jerome Young et Tyree Washington, le Mauricien Eric Milazar et le représentant de Grenade, Alleyne Francique, il a claqué le 5e temps. Mais s'il peut battre ou au moins titiller son record de France, alors fixé à 44"80, une médaille apparait jouable.
"En finale, tout peut arriver, glisse le Français en quittant la piste du Stade de France. Mon final me permet de remonter certains adversaires, alors si je ne suis pas trop largué et que je peux remonter deux ou trois places, il est tout à fait possible d'envisager un podium." Sans le savoir, il vient de dessiner le scénario de ce qui deviendra la course de sa carrière et l'image de sa vie, effaçant tout ce qu'il avait pu faire avant ou accomplir après. Après cette finale, Marc Raquil sera à jamais lié au mardi 24 août 2003. Figé, même.
Il s'est tout de même trompé sur deux points tout sauf anodins puisqu'ils vont justement conférer à cette course son caractère extraordinaire : le Cristolien posait comme préalable le fait de ne pas être "trop largué". Il le sera, dans des proportions inouïes. Conséquence, ce ne sont pas "deux ou trois places" qu'il lui faudra remonter, mais au moins cinq. Disons que Raquil avait deviné l'esprit de cette course, mais pas la lettre. Même lui n'aurait pu envisager un tel dénouement, si improbable et puissant qu'à compter de cette finale, il deviendra une expression et un nom commun : Faire une Raquil, autrement dit, revenir de nulle part. Presque logique, pour un garçon parti de si loin.
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26 août 2003 : Marc Raquil devient une superstar au Stade de France.

Crédit: Getty Images

Diagana, la révélation

A 16 ans, Usain Bolt courait le 400 mètres en 45"35. Au même âge, Marc Raquil n'envisageait même pas de pratiquer un jour l'athlétisme. Ce n'est que deux ans plus tard, à la majorité, que le Francilien va se lancer, alors que toute son enfance avait été rythmée par les sports collectifs. Le basket, surtout. A 18 ans, devant sa télé, il a une révélation en voyant Stéphane Diagana dans une épique finale du 400m haies aux Mondiaux de Göteborg, où le recordman d'Europe avait décroché le bronze.
L'émotion vécue par procuration ce soir d'août 1995 est si forte que la grande gigue de Créteil se met en tête de les connaitre à son tour un jour. "Il me l'a dit, oui, c'est assez drôle comme histoire, nous confie Stéphane Diagana. On n'a pas abordé l'athlé de la même façon. Moi j'ai commencé parce que j'aimais courir, la compétition est venue après. Marc, c'est l'émotion générée par la compétition qui l'a attiré. Il s'est dit 'je veux vivre ça'. Forcément, ça m'a beaucoup touché. Cela donne aussi du sens à ce que l'on fait de voir que l'on peut parfois inspirer des gens, surtout des jeunes. C'est chouette."
A la rentrée, en septembre, Marc s'inscrit au club d'athlétisme de Maisons-Alfort, près de chez lui. De ses débuts (très) tardifs, il conservera une technique atypique. Raquil ressemble à tout sauf au morphotype de l'athlète. "Quand j'ai commencé l'athlé, a-t-il confié à L'Equipe en octobre dernier, je ne ressemblais à rien, on m'appelait 'le mutant'. J'avais des bras et des jambes hyper maigres, je faisais du basket. J'avais tellement honte de mon physique que je mettais parfois deux survêtements l'un sur l'autre."
Il débute par le cross à l'hiver 1995, la piste déjà dans un coin de la tête. Le 400, surtout, dont il tombe amoureux. "Le 400 m est par excellence l'épreuve qui donne des frissons, expliquait-il en 2001. Qui fait pleurer et qui fait mal. Mais vous êtes si léger après avoir terminé." Daniel Milly, son tout premier entraîneur, tente en vain de l'en dissuader : "C'était un coach de demi-fond et il voulait à tout prix que je fasse des 800 m. C'était une obsession. Mais moi, je voulais être un sprinteur." Combattre le scepticisme, déjà. Ce sera le fil rouge de son histoire. Son moteur, aussi. "J'ai toujours dû me battre pour prouver que je pouvais faire partie des meilleurs", dit-il.

Personne ne court le 400 comme Marc Raquil

Marc Raquil a eu raison de suivre son instinct. Sa progression, fulgurante et sans entrave, le hisse mois après mois toujours plus haut dans les bilans chronométriques. Il se fait doucement un nom dans le microcosme de l'athlé tricolore. Un an et demi après ses débuts, il intègre le relais 4x400 aux Championnats d'Europe Espoirs. Deux ans plus tard, en 1999, il décroche à Göteborg, joli clin d'œil "diaganesque", sa première médaille internationale, toujours à l'Euro Espoirs. Avec un 46"18 en finale, le Francilien s'offre le bronze.
Ce podium lui ouvre dans la foulée les portes de l'équipe de France, la grande. Aux Mondiaux de Séville, en août 1999, Raquil intègre le relais 4x400 avec lequel il échoue au pied du podium, entre fierté et frustration. Mais il a gagné son premier pari : être considéré, et respecté, comme un coureur de 400 à part entière. En 2001, c'est l'explosion. Sur le tartan du Weserstadion de Brême, lors de la Coupe d'Europe, celui qui travaille désormais à l'INSEP avec François Pépin devient le premier Français à descendre sous la barre des 45 secondes. En 44"95, Raquil efface des tablettes le record de France d'Olivier Noirot qui tenait depuis une décennie.
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Marc Raquil (à droite) lors du relais 4x400m des Mondiaux 1999 à Séville. Sa première grande compétition internationale.

Crédit: Imago

Tout ce qui constituait son handicap est devenu une force, sa marque de fabrique, sa façon à lui de sortir du lot. Le style (ou l'absence de style), la taille, le look. Personne ne court le 400 comme Marc Raquil. C'est à la fois son problème et son charme. Un tour de piste homogène, ce n'est pas pour lui. A lui seul, il est la fable du lièvre et la tortue, tenant les deux rôles. Habitué des départs lents, on le voit souvent revenir d'entre les morts dans la dernière ligne droite.
Parfois, le "Mutant" aimerait courir autrement, mais il est comme ça. Juste avant les Mondiaux 2003, il mettait des mots sur ce mal : "c'est vraiment au niveau mental, je n'arrive pas à entrer dans une course tout le temps. Il y a des fois où ça passe, mais la plupart du temps, 90% du temps même, dans les autres courses, je n'y arrive pas. Je fais les mêmes erreurs, je pars lentement, j'ai mon trou dans le deuxième virage et je relance dans la dernière ligne droite."
Il faut laisser faire la nature quand elle est aussi belle
Mais le public raffole de son finish de folie. L'impression visuelle, spectaculaire, produit son effet. Comme s'il était boosté par la fusée de Mario Kart. Quand les cuisses de ses adversaires se mettent à brûler, lui semble propulsé. On pourrait croire qu'il ne court que la dernière ligne droite. "C'est que j'arrive à augmenter ma foulée dans les 120 derniers mètres en gardant la même vélocité, la même amplitude, ce qui fait que j'arrive à aller plus vite que les autres, détaille-t-il. En fait, il parait que les autres ralentissent et que moi je maintiens ma vitesse. Je ne sais pas ce qui est vrai, mais en tout cas dans la dernière ligne droite, je déploie plus d'énergie que mes adversaires."
Le style Raquil, si peu académique, se démarque sur l'ensemble du corps. Cette foulée pas comme les autres, donc. Ces bras aussi, écartés comme s'ils voulaient arracher l'air. François Pépin, qui a façonné ce diamant brut, a pris soin de ne pas le dénaturer. "Marc est atypique, Michael Johnson l'était aussi, rappellera le technicien en amont des Mondiaux 2003. C'est peut-être la marque des grands... Il faut laisser faire la nature quand elle est aussi belle". Pourtant, Pépin l'avoue, il a pu être effrayé au début de leur collaboration : "quand je l'ai vu courir pour la première fois à l'INSEP en 1998, je n'ai pas pu m'empêcher de m'écrier 'aie, aie, aie, il y a tout à refaire chez ce garçon !' J'étais surpris qu'un athlète puisse déjà boucler le tour de piste en 47 secondes avec de telles lacunes techniques."
Puis Raquil, c'est une gueule. Une allure. Si grand. Si blond, aussi, avec ses cheveux peroxydés et ses yeux masqués derrière des grandes lunettes. Il devient "le grand blond avec des lunettes noires". Sans jouer un rôle. L'exubérance lui va si bien. Il ne renie pas un certain côté flambeur, mais bosse dur. "Ce n'est pas un prétentieux, il aime simplement la communion avec les gens.C'est un grand tendre et un émotif sous les apparences d'un clown", témoignait François Pépin.
"C'est quelqu'un de très attachant, sensible, nous confirme aujourd'hui Stéphane Diagana. Quelqu'un de déroutant aussi, parfois. Je lui ai souvent dit, il le sait. Dans sa relation aux autres, il a quelque chose de particulier. Il peut être très proche, puis très distant quand il est un peu dans la difficulté. Mais c'est un bon gars, un super mec même, que j'aime beaucoup, qui est généreux."
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Marc Raquil

Crédit: Getty Images

Leslie, le meilleur ami, le meilleur ennemi

Comme souvent, après l'explosion, surgit la crise de croissance. Sorti en demi-finale des Mondiaux 2001 à Edmonton, Raquil patine pendant un an et demi, notamment à cause de pépins physiques. Mais le garçon a le sens du timing. Au printemps 2003, le revoilà qui tombe à pic avec la perspective des Championnats du monde à Paris. Le rendez-vous d'une vie pour tous les athlètes français. Briller sur la scène dionysienne, c'est la garantie d'un retentissement médiatique et populaire unique. Raquil sera prêt. Mais il n'est plus seul.
Pendant que son corps le trahissait, l'année 2002 a marqué l'émergence de celui qui deviendra, comme il le dit, "mon meilleur ami, mon meilleur ennemi". Il s'appelle Leslie Djhone. De quatre ans le cadet de Raquil, le natif d'Abidjan va lui aussi connaitre une ascension météorique. En 2002, il délaisse la longueur pour s'adonner pleinement au 400. Pari risqué mais payant et le voilà donc sur les plates-bandes de Marc Raquil.
D'autant que les deux hommes s'entrainent ensemble sous la houlette de leur entraîneur commun, François Pépin. "Leslie, c'est presque moi qui l'ai poussé à faire du 400, rappelle aujourd'hui Raquil dans L'Equipe. Je me suis tiré une balle dans le pied. En même temps, il m'a obligé à progresser." Au moins dans un premier temps, cette rivalité naissante va effectivement servir les desseins des deux hommes. Se sentant menacé, le grand Marco redouble d'efforts. Et ça paie. En juin 2003, lors du meeting de Séville, il signe un nouveau record de France : 44"80. Deux semaines plus tard, à Florence, il court en 44"88. Raquil va vite. Mieux, il gagne en régularité. Il le sent, à Paris, il y aura un coup énorme à jouer.
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Leslie Djhone et Marc Raquil en 2003.

Crédit: Getty Images

Le Stade de France est chauffé à blanc

Leslie Djohne ne raisonne pas autrement. Lui aussi sait choisir son moment. Zurich, 15 août 2003. À quelques jours de l'ouverture des Mondiaux, le mythique Letzigrund a valeur de répétition générale. Djhone n'a pas encore droit à la cour des grands. Cantonné à la finale des moins de 23 ans, il bluffe tout le monde : victoire en 44"86. Record personnel pulvérisé, le voilà à son tour pour la première fois sous les 45 secondes. Mieux, il s'installe dans les dix meilleurs performeurs de la saison mais avec le 8e temps des engagés à Saint-Denis, où les Etats-Unis ne pourront aligner que trois athlètes. D'un coup d'un seul, la France se retrouve avec deux sacrés outsiders sur le tour de piste.
Au Stade de France, Raquil et Djhone franchissent sans souci le cap des séries. Le dimanche 24 août, la pression monte lors des demi-finales. Les places sont chères. Neuf athlètes vont descendre sous les 45 secondes. Djhone ne court qu'en 45"03. Heureusement pour lui, il est tombé sur la plus lente des trois demi-finales. Deuxième derrière Tyree Washington, meilleur performeur mondial 2003, Leslie est qualifié. Dans la dernière course, Marc Raquil s'impose donc en 44"88, confirmant sa grande régularité sous les 45. La première partie du contrat est remplie : les voilà en finale.
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Mondiaux 2003 : Marc Raquil s'arrache pour remporter sa demi-finale.

Crédit: Imago

Mais pour aller chercher la médaille, Raquil et son coach en sont convaincus, il ne peut se permettre de tout miser sur son finish. Pépin lui demande de partir plus vite et de livrer une course plus cohérente qu'à son habitude. Une nécessité absolue au vu de l'opposition. "Moi, ce que je fais pour l'instant, c'est que je pars plutôt tranquillement et que je relance dans les 120 derniers mètres. Mais ça, c'est bien au niveau national et dans certains meetings, mais j'aurai du mal à rattraper des athlètes plus forts que moi", prévient le Français à l'issue de sa demi-finale. Pourtant, deux jours plus tard, il fera tout le contraire. Marc fera du Raquil. Puissance dix.
Mardi 26 août, 21h50. Le Stade de France est chauffé à blanc pour la dernière course de la soirée. Un mardi de poisse pour les Bleus qui ont accumulé les frustrations, à l'image de la 4e place de Bob Tahri sur le 3000m steeple quelques minutes plus tôt. L'espoir se teinte de crainte. Jamais l'athlétisme tricolore n'a eu l'honneur d'une médaille mondiale ou olympique sur la distance chez les hommes. Un favori se dégage : l'Américain Tyree Washington. Son compatriote Jerome Young apparait comme son principal rival. Derrière, tout est ouvert. Au bilan, six "quarter-milers" se tiennent en deux dixièmes.

5e à 10 mètres de la ligne

Lors de la présentation officielle, Marc Raquil a les yeux fermés. Concentration maximale et gestion du stress. A l'appel de son nom, le Stade de France frise l'hystérie. Leslie Djhone est à peine moins acclamé. Même dans sa bulle, Raquil mesure l'ampleur du soutien : "Je n'aurais jamais imaginé qu'un public français puisse être aussi excité. Avant le coup de feu, j'ai entendu la foule hurler 'Allez les Bleus', j'ai cru qu'on était à un match de football !"
Au coup de feu, le Cristolien ne gicle pas de ses startings comme il l'aurait souhaité. Départ "médiocre", de son propre aveu. Comme (trop) souvent. A la sortie du premier virage, Tyree Washington a déjà remonté son décalage pour revenir à sa hauteur. On ne le sait pas encore, mais si Raquil est parti lentement, l'Américain, lui, a démarré trop vite. Il ne tiendra pas la distance. Loin de son meilleur temps de la saison (44"33), le favori californien va progressivement s'affaisser pour finir en 44"77.
Leslie Djhone, en revanche, est dans le coup. A vrai dire, tout le monde l'est. Sauf Raquil. Dans le dernier virage, l'impression visuelle est presque risible, tant le retard accumulé par le Français est impressionnant. A l'entrée de la dernière ligne droite, Jerome Young et Calvin Harrison sont légèrement devant Tyree Washington, Eric Milazar et Michael Blackwood, tous trois sur la même ligne. Le titre ne semble pas pouvoir échapper à l'un de ses cinq hommes. Leslie Djhone et Alleyne Francique figurent un peu plus en retrait. Marc Raquil, lui, patauge.
Installé dans les tribunes, Stéphane Diagana se souvient : "Je suis à mi ligne droite d'arrivée, à peu près. Je regarde à la fois Marc et Leslie. J'essaie d'avoir un œil sur les deux. Un moment, comme tout le monde, je me dis 'Marc, c'est mort'. Il est tellement loin dans le virage. Je ne me concentre presque plus que sur Leslie et la tête de course. Puis d'un seul coup, je vois Marc qui revient, qui revient. Son grand compas qui s'allonge, sa foulée qui part dans tous les sens, il est presque à plat ventre sur la piste. Rien n'est normal, ni sa foulée, ni ses bras, ni sa répartition. Il est à l'énergie, comme toujours. Mais ce qui est génial, c'est ce que c'est une vraie marque de fabrique."
A 60 mètres de l'arrivée, le Mutant du 94 amorce effectivement sa folle remontée. Il dépose d'abord Francique. A 30 mètres, il est encore 7e mais le plus rapide en piste, c'est désormais lui. Et de loin. Milazar et Harrison piochent et sont gobés à leur tour par la fusée bleue. 10 mètres. Il reste 10 mètres. Marc Raquil n'est encore que 5e. Jerome Young a course gagnée. Washington, Blackwood et Djohne restent encore devant lui. La différence de vitesse entre Raquil et ses rivaux est saisissante. Sur la ligne, il se jette. Impossible à vitesse réelle de certifier le verdict. Les 120 derniers mètres du grand blond ont été époustouflants, mais n'auront de sens et de valeur que s'il arrache une médaille.
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La dernière ligne droite du 400m des Mondiaux 2003.

Crédit: Imago

Raquil, ce vautour

Marc Raquil s'est écroulé au sol. Leslie Djhone s'est allongé à ses côtés. Ils sont main dans la main. Comme les 78 000 spectateurs du Stade de France, ils attendent. Sur l'écran géant s'affiche au compte-goutte classement et chronos. Vainqueur, Jerome Young, 44"50. Il est champion du monde mais tout Saint-Denis s'en fout. Trente secondes après la fin de ce 400m de feu, le nom de Tyree Washington apparait sur le panneau : 44"77. Puis une énorme clameur. Young, qui n'a pas compris, se retourne, circonspect. Le stade vient d'exploser. "Je n'ai jamais entendu un tel bruit dans un stade pour de l'athlétisme", souffle Michael Johnson, consultant pour la BBC.
Marc Raquil, en 44"79, arrache la médaille de bronze et bat son record de France d'un petit centième. Un centième, c'est aussi ce qui le sépare de Michael Blackwood, au pied de la boite en 44"80. Leslie Djhone, 5e, améliore son record en 44"83. Quatre hommes se tiennent en six centièmes. Raquil et Djhone restent encore de longues secondes au sol avant de se prendre dans les bras. Le premier relève enfin le second. Il n'y a qu'une médaille, mais ce moment privilégié, ils le vivent en commun.
Même s'il connait son poulain par cœur, Pépin est sidéré par ce qu'il vient de voir. Il fait d'abord mine de pester : "je vais encore devoir lui gueuler dessus, je lui avais demandé de ne surtout pas perdre plus de 3-4 mètres, mais il n'en fait qu'à sa tête. Il a encore eu un trou d'air de 120 mètres dans le virage, c'est le trou Raquil. Plus de son, plus d'image." La disparition avant le feu d'artifice. "Sincèrement, reprend à chaud le coach, sa dernière ligne droite est la plus surprenante de toute l'histoire du 400 mètres. C'est un vautour, Marc. Il joue avec ses proies et fond sur elles comme un rapace."
J'ai mis le turbo, quoi !
Une fois encore et peut-être même plus que jamais, la magie Raquil a parlé. Même l'intéressé a du mal à l'expliquer. "Je ne sais pas ce qu'il se passe, mais à 80 mètres de l'arrivée, j'ai vraiment le sentiment que je vais plus vite que les autres, sourit-il en zone mixte. C'est dans la tête : je ne sens pas de blocage lactique dans les jambes et ma vélocité, au contraire, augmente. Je pars un peu dans tous les sens mais je me fixe sur la ligne d'arrivée et j'essaie de me concentrer sur chacun de mes appuis afin qu'ils soient efficaces." Puis, d'un grand éclat de rire, il résume sa tirade : "j'ai mis le turbo, quoi !"
Si Marc Raquil trouve là une forme de consécration, François Pépin savoure sa revanche. En froid avec la fédération française, banni par la DTN, il a dû se faire accréditer par... Haïti dans ces Mondiaux. Voir ses deux protégés dans le Top 5 mondial du tour de piste le comble. Pour lui, l'émulation a joué à fond : "Leslie est parti comme un beau diable et Marc a été piqué au vif. Son orgueil a parlé, il s'est dit : 'Je ne vais pas me laisser taper par le jeune.' Là, j'ai bien cru que Leslie et Marc allaient terminer deuxième et troisième. C'est un sport d'équipe. A l'entraînement, je leur ai dit qu'ils allaient disputer un match de rugby, qu'ils étaient des piliers et qu'il leur faudrait tout enfoncer."
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Marc Raquil et Leslie Djhone dans l'attente du résultat...

Crédit: Getty Images

Raquil confirme sans difficulté. "Avec Leslie, assure-t-il devant les micros, on s'était dit qu'on allait semer la zizanie dans toute cette hiérarchie. Ça m'a plus souri qu'à lui mais on partage la médaille à deux. Je suis déçu pour lui mais je sais aussi qu'il est content pour moi. Ce soir, on va faire la fête avant de penser à ramener une médaille sur le relais, comme ça tout le monde sera content."
Cinq jours plus tard, ils iront chercher ensemble l'argent sur le 4x400, pas si loin des Américains. Pour Raquil, la cerise sur le gâteau : Naman Keita et surtout Stéphane Diagana complétaient le quatuor tricolore. Diagana, la source d'inspiration initiale, qui n'avait jamais goûté à un podium en relais. Dans la toute dernière course de ces Mondiaux 2003, le Stade de France est encore en transe. Les "Allez les Bleus !", gisent à nouveau. Diagana n'a rien oublié de ce qu'il considère comme une de ses plus fortes émotions dans une enceinte d'athlétisme :
C'était énorme. Tyree Washington était à côté de moi. Quand il a entendu cette clameur avant le départ, il m'a adressé un regard comme pour me dire 'wow, c'est extraordinaire cette ambiance'. J'en ai encore des frissons. Quand il y a de la bienveillance, qu'on a juste envie de nous aider, que personne n'est là à vous attendre au tournant pour vous tailler si ça se passe mal, ce soutien peut décupler des forces. Les gens ne se rendent pas compte à quel point. Leslie m'a dit 'j'ai peur d'avoir vécu dès mon premier Championnat du monde le plus grand moment de ma vie'".
A 26 ans, Marc Raquil, est une star. Il a des rêves grands comme ça et François Pépin nourrit des ambitions élevées pour lui. "Quand on voit sa course, salive le coach, on se dit qu'il a une marge de progression exceptionnelle. Il faut arriver à garder ses spécificités, sa faculté d'accélération dans le final, mais en gommant au moins partiellement ses absences." Ah, si Raquil partait plus vite et finissait aussi fort... Mais ce subtil compromis, le tandem ne le trouvera pas. Marc Raquil rêvait de titiller le record d'Europe de Thomas Schönlebe (44"33), mais jamais il n'ira plus vite que ce 26 août 2003. Jamais on ne le reverra dans une finale planétaire, aux Mondiaux ou aux Jeux.

Le sacre de Göteborg

Il connaitra tout de même une autre heure de gloire. A Göteborg, en 2006, le Français est sacré champion d'Europe, s'offrant le titre qui manquait à son palmarès. Une renaissance, après deux années noires et beaucoup de paroles dans son dos. "Certains prétendent que j’achète beaucoup de voitures, d’autres que je vais en boîte, je leur réponds simplement que je travaille dur, assène-t-il . Je l’ai mérité. Cet or représente deux années de galères. J'ai l'impression d'avoir perdu du temps. C'est un trou dans ma carrière. Je me suis un peu vidé moralement."
En Suède, Leslie Djhone reste à nouveau dans l'ombre de son ainé. Médaillé de bronze, il vit cet accessit comme une désillusion. Entre les deux hommes, la rivalité a pris le pas sur l'émulation. L'ère du partage fraternel est terminée. Dès 2005, Raquil, en froid avec son partenaire d'entraînement et son entraîneur, a envisagé de claquer la porte. "Tout le monde pense que c'est une question de concurrence entre Leslie et moi, mais c'est autre chose, explique-t-il alors. Ça s'est bien passé pendant deux-trois ans. Mais l'ambiance n'est plus la même. J'ai fait en sorte de faire avancer les choses, mais je me suis heurté à un mur, donc je préfère arrêter. Je quitte le groupe de François Pépin, c'est quasiment sûr".
A l'automne, il se ravise. Pépin pense avoir sauvé les meubles et recollé les morceaux : "Les tensions sont toujours là, mais on a décidé de tirer le rideau sur ce qui s'est passé. Marc et Leslie ne seront pas dans les mêmes mini-groupes de travail." Le trio ira ainsi bon an mal an jusqu'aux Championnats d'Europe 2006. Une réussite au plan sportif, surtout pour Raquil, mais humainement, les liens demeurent distendus. La séparation est devenue inévitable.
Les deux champions resteront des mois sans s'adresser la parole. En 2017, dans un entretien à Trackandlife, Leslie Djhone est revenu sur cette relation entre amour et haine : "aujourd'hui, avec Marc, on se reparle. Mais à un moment, on a été très en froid. A l'époque, le coach n'a pas bien géré la confrontation. Moi, je trouvais qu'il était trop chouchouté. C'était des bêtises d'enfants. Aujourd'hui, on en rigole. On a perdu notre temps." Et Djhone d'avouer : "le jour où Marc est parti, j'ai arrêté de progresser." En se séparant, ils n'avaient pas mesuré ce qu'ils s'apprêtaient à perdre.
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Marc Raquil et Leslie Djhone lors des Mondiaux 2003.

Crédit: Getty Images

Une lampe dans la mémoire

Avec le recul, cette soirée d'août 2003 laisse un drôle d'arrière-goût. Non pour ce qu'elle fut, un instant de pure magie, mais pour son héritage teinté d'amertume. Pour Raquil et Djhone, ce fut une apothéose, plus qu'une rampe de lancement. Il y aura aussi cette joie volée. En 2004, Calvin Harrison est convaincu de dopage. Les Etats-Unis perdent leur médaille d'or du relais 4x400m. Le titre revient aux Français, lors d'une cérémonie organisée en 2005 pendant le Meeting de Saint-Denis. Plus tard, Jerome Young sera à son tour déchu. Dans les livres d'histoire, Marc Raquil est donc vice-champion du monde du 400 m.
Coincé entre la victoire de Young et la folie furieuse du bronze de Raquil, Tyree Washington reste le grand oublié et surtout le principal cocu de cette histoire. En 2003, il était au sommet. La finale des Mondiaux fut son unique défaite de la saison. Il a tout perdu ce soir-là et devra attendre 2009 pour être sacré champion du monde. Trop tard. Auprès de la BBC, il ne cachait alors pas son amertume : "Jerome était mon meilleur ami, et il m'a volé ce titre. J'ai aussi perdu des millions en sponsors. Ils m'ont tous lâché, parce qu'ils ne voulaient pas soutenir un gars qui avait fini deuxième. Ma fédération m'a abandonné. J'aime mon pays, mais je vous le dis franchement, vu la façon dont j'ai été traité, j'ai honte d'avoir couru pour les Etats-Unis."
Quand Tyree Washington reçoit sa médaille six ans après la course, l'étoile de Marc Raquil a sérieusement pali. Trop souvent blessé, il n'a pris part ni aux Mondiaux d'Osaka en 2007 ni aux Jeux de Pékin l'année suivante. Le 15 juin 2008, à Sotteville-les-Rouen, il termine 8e et dernier en 47"68. Il ne le sait pas encore, mais cela restera sa dernière sortie officielle en compétition. Trois ans plus tard, de façon assez ubuesque, le Français sera suspendu un an pour défaut de localisation en 2009, alors qu'il était inactif depuis des mois. Il méritait une autre sortie.
La magie ne dure qu'un temps. Pour Marc Raquil, elle a tout de même un petit parfum d'éternité. Il est de ces champions dont la simple évocation allume instantanément une lampe dans la mémoire. Sa lumière à lui, c'est cette ligne droite. On le revoit alors, surgir de nulle part. Depuis le 26 août 2003, tous les coureurs de 400m ne perdent plus jamais espoir. Même à la dérive, ils gardent toujours celui de "faire une Raquil".
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