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Les Grands Récits - Affaire BALCO : Marion Jones - Tim Montgomery, le faux couple le plus rapide du monde

Benoît Vittek

Mis à jour 28/09/2022 à 12:27 GMT+2

GRAND RÉCIT - Marion Jones était la reine de la piste, consacrée par ses cinq médailles aux Jeux de Sydney. Tim Montgomery était le roi du sprint, recordman du monde du 100m. Ensemble, ils formaient le couple le plus rapide du monde. Leur success story s'est achevée en prison, emportée par les déflagrations de l'affaire Balco, le laboratoire qui a démocratisé les stéroïdes dans le sport américain.

Les Grands Récits - Marion Jones et Tim Montgomery

Crédit: Quentin Guichard

Il y a 20 ans, Tim Montgomery rejoignait Marion Jones sur le toit du monde.
Le 14 septembre 2002, après des années d'efforts obsédés, le sprinteur américain touche au but dans l’enceinte du stade Charléty, qui accueille la prestigieuse finale du Grand Prix IAAF. À 6500km de sa ville natale de Gaffney, en Caroline du Sud, le soleil de la fin de l'été parisien baigne le stade. Le cadre est délicieux pour se couronner à 27 ans roi du 100m, roi du monde.
Le champion olympique Maurice Greene est en tribune. Blessé, il ne peut pas défendre le record du monde qu’il a établi trois ans plus tôt, à Athènes, en 9’’79. La testostérone envahit tout de même le stade. Au couloir numéro 5, Tim Montgomery est encadré par son compatriote Coby Miller, "au gabarit très puissant" selon le commentaire d'époque, et le Britannique Dwain Chambers, numéro 1 mondial et rival intime. La mode est aux sprinteurs-bodybuilders.
Les boules de muscles se contractent sur la piste ombragée de Charléty… Faux départ. D'Aziz Zakari à Francis Obikwelu, tout le monde se remet en place. Le bruit du starter claque. Les sprinteurs volent dans le vent, favorable de 2,0 mètres par seconde, tout juste la limite autorisée pour homologuer une performance.
9 secondes et 78 centièmes plus tard, Tim Montgomery est le nouveau détenteur du record du monde du 100m. Son temps de réaction a été phénoménal, sa course quasi-parfaite. Il tombe la combinaison au niveau de la taille pour mieux révéler ses pectoraux et trapèzes, impressionnants mais moins massifs que ceux de ses compères de sprint. Son sourire est immense. "Quoi qu'il ait fallu faire pour être le meilleur du monde, c'est ce que j'ai fait", confesse en bord de piste celui qui incarne le “Projet Record du monde” de Victor Conte, fondateur du laboratoire Balco.
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Le 14 septembre 2002, Tim Montgomery est au sommet de sa gloire. Il vient de battre le record du monde du 100m au stade Charléty à Paris.

Crédit: Getty Images

Marion Jones apparaît pour l'embrasser, affichant leur relation en mondiovison. Elle aussi a couru le 100m cet après-midi, et elle aussi a gagné. Comme Montgomery, elle était alignée au couloir numéro 5 et elle a signé un temps canon de 10"88. Pour la légende, quand son compagnon s'est installé dans le bloc de départ, il n'a rien touché aux réglages affinés par la superstar des Jeux de Sydney 2000, quintuple médaillée, dont trois titres de championne olympique. Il courait d'ailleurs avec des Nike empruntées à sa compagne, son petit gabarit faisant qu'ils partagent la même pointure.
Tim Montgomery est l'homme le plus rapide du monde. Il est en couple avec la femme la plus rapide du monde, enfant chérie de l'Amérique. Ensemble, ils pèsent des millions de dollars de revenus sportifs et marketings, passés et surtout à venir.
"J'étais à peu près aussi haut que ce qu'un homme peut atteindre, dira Montgomery. Ça donnait cette impression."
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Le couple Jones - Montgomery en septembre 2002 à Charlety.

Crédit: Getty Images

Mais le nouveau détenteur du record du monde du 100m et sa compagne véloce vivent sur un nuage de chimères qui vont bientôt les emporter dans les ténèbres. Dans la mythologie grecque, le mont Olympe reste un sommet divin inaccessible aux mortels. Emportés par l'affaire Balco, au panthéon des scandales de dopage, Tim Montgomery et Marion Jones ont affronté les affres de leur condition humaine. De la gloire à la prison, avec ou sans rédemption, ils en ont tiré des conclusions différentes.
Je veux être une championne olympique
Lorsque le prince Charles (désormais roi) a épousé Diana en 1981, "Little Marion", âgée de 6 ans, a interrogé sa mère et son beau-frère : "Ils ont un tapis rouge pour marcher, parce que ce sont des gens importants. Quand est-ce qu'on va dérouler un tapis rouge pour moi ?"
En 1984, les Jeux sont chez elle, à Los Angeles. À 8 ans, elle assiste à la cérémonie d'ouverture dans l'enceinte mythique du Coliseum et suit les épreuves. "Mes plans pour le futur sont d'être aux Jeux Olympiques 1992", écrira-t-elle l'année suivante dans une dissertation scolaire. Sur son ardoise dans sa chambre de petite fille, les ambitions se font plus consistantes : "Je veux être une championne olympique."
La petite Marion avait de grands rêves. À l'adolescence, ils deviendront une ambition féroce. Après la mort soudaine de son beau-père, qui l'élevait depuis que le remariage de sa mère, le sport devient un exutoire, et le succès une obsession. "Little Marion", nommée d'après sa mère bélizienne, devient farouche. "Je n'avais pas besoin de poupées ou de trucs de filles, ou même de copines", racontera-t-elle arrivée au sommet de sa gloire.
À 12 ans, elle dispute ses premières compétitions. Sa famille déménage régulièrement dans la région du Grand Los Angeles pour lui permettre de faire ses gammes sportives. Sur la piste, elle bat toutes ses rivales et tous les records. L’année de ses 17 ans, elle court le 200m en 22"58, un record US Junior qui tiendra jusque 2003 et Allyson Felix.
Avec son mètre 78, "Little Marion" impose également ses talents sur les courts de basketball, avec une explosivité et une coordination qui font merveille au poste de meneuse. Un été, sa mère cumule deux emplois pour lui permettre de participer à une tournée asiatique avec une sélection de jeunes talents américains. Elle rejoint la Caroline du Nord et son université de Chapel Hill où elle s'affirme comme la star des Tar Heels, l'équipe universitaire de Michael Jordan.
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Marion Jones en 1994 sous le maillot de North Carolina.

Crédit: Getty Images

La pépite californienne a le toucher de Midas, pour transformer en réussite dorée toute discipline sportive à laquelle elle s'essaie. Dennis Craddock, son entraîneur sur la piste universitaire, est émerveillé : "Personne ne met de limites à ce que Marion Jones peut faire. Quel que soit le domaine. Point."
Bien avant que sa future partenaire de vie, de sport et de crime, ne fasse ses gammes à Chapel Hill, Tim Montgomery a grandi dans l'État voisin de la Caroline du Sud. "Tiny Tim" ("Le petit Tim", un surnom qui l’accompagnait même lorsqu'il était l’homme le plus rapide du monde face) a toujours couru vite mais son talent, moins éclatant que celui de "Little Marion", a d’abord brillé loin des pistes de tartan.
C'est sur le bitume que Montgomery se fait remarquer tout en maniant l'art de l’esquive. Il participe à des courses de rue contre des hommes plus âgés que lui. Et des dealers sentent un drôle de bon coup : le gamin aux jambes de feu follet est tout désigné pour transporter des marchandises.
"Je n'avais pas besoin de recourir à la rue, a-t-il expliqué au Times, évoquant son implication dans du trafic de crack. J’avais simplement ce désir de vivre à la limite. Je suis le genre de mecs qui recherche des sensations fortes."
Le sport lui offre aussi une belle dose d'adrénaline et des horizons moins violents. Lui aussi fait preuve de ses qualités sur les courts de basketball, et sur les terrains de football américain, avant de se concentrer sur la piste. Ses études le mènent au Texas et en Virginie.
À 19 ans, Montgomery aurait dû être le premier "teenager" (coureur de moins de 20 ans) à briser la barrière des 10 secondes sur le 100m, deux décennies avant Trayvon Bromell… Mais son temps de 9"96 est invalidé lorsque les juges remesurent la piste d'Odessa (Texas) et constatent qu’elle est trop courte de 3,7 centimètres - une différence qui ne l'aurait certainement pas empêché de courir en moins de 10 secondes. Malgré les frustrations, Montgomery se fait une place dans l'élite du sprint américain et mondial.
En 1999, il participe au meeting d'Athènes au cours duquel Maurice Greene pulvérise le record du monde du 100m. Le "pitbull" fait passer la référence ultime de 9"84 (le temps de Donovan Bailey aux Jeux d'Atlanta 1996) à 9"79. Soit le même temps que celui de Ben Johnson lors de la tristement célèbre finale des Jeux de Séoul 1988, rebaptisée "The dirtiest race", "La course la plus sale". Un tel coup de rabot n'avait d'ailleurs plus été observé depuis les 9"83 du même Johnson aux Mondiaux de Rome 1987, une performance également annulée.
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Mondiaux 1999 à Séville : le relais 4x100 américain est sacré, mais la star s'appelle Maurice Greene. Tim Montgomery n'est encore qu'un second rôle.

Crédit: Getty Images

À Athènes, Montgomery observe l'avènement de "Mo" de très près, mais de trop loin à son goût. Il termine sixième de la course, à près de trois dixièmes (10"08). Pour lui, la performance de Greene est "impossible". Il devient alors obsédé par l'idée de battre son compatriote et d'accéder aux mêmes sommets de gloire et de richesse.
"Maurice m'est vraiment rentré dans la tête. Je voulais tout ce qu'il avait", confessera-t-il encore au Times. "Nos courses n'étaient pas une question de temps qu'on faisait. Pour moi, c'était personnel. Tout ce que je voulais, c'était la personne."
Jones, elle, est sans égale, et elle le fait savoir. À 16 ans, la qualification individuelle pour les Jeux de Barcelone lui échappe mais elle est sélectionnée pour le relais 4x100m. La championne en puissance décline. "Quand les gens viendront voir mes médailles d'or, je veux pouvoir dire que j'ai couru pour les avoir", justifie-t-elle selon un portrait de Sports Illustrated. Son rendez-vous olympique aurait pu se concrétiser en 1996, avec la sélection américaine de basket-ball, mais elle subit deux fractures au pied gauche. Goodbye Atlanta, elle sera la reine du Stadium Australia à Sydney.

Le laboratoire Balco, la fabrique des champions

Pour Montgomery, le choc d'Athènes est un tournant. Jusqu'alors innocent, il touche du doigt "ce qu'il faut faire pour être le meilleur du monde". Une majorité des meilleurs 100m de l'histoire ont été réalisés par des athlètes convaincus de dopage à un moment ou un autre de leur carrière et il s'apprête à basculer dans ce clair-obscur où les meilleurs, ceux qui attirent toute la lumière, peuvent aussi être ceux qui parviennent à garder secrètes leurs recettes du succès.
Marion Jones, elle, connaît déjà le monde des ombres. À la fin de son parcours universitaire, elle a rencontré le lanceur de poids CJ Hunter, avec qui elle s'est mise en couple. Il est lui-même entraîné par Trevor Graham, qui s'occupera rapidement de Jones, puis de Tim Montgomery. Quelques années plus tard, c'est Graham qui transmettra aux enquêteurs fédéraux le tuyau qui leur permettra de percer le secret du laboratoire Balco et de ses sportifs aux succès trop beaux pour être vrais.
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Le siège des Laboratoires BALCO, ici en 2003, situé à Burlingame, au sud de San Francisco.

Crédit: Getty Images

Le fondateur de Balco, Victor Conte, est lui aussi un homme qui rêve grand. Né en 1950 en Californie, aîné d'une fratrie de trois enfants, Conte n'a pas le talent physique de Jones ou Montgomery mais son cerveau et son éloquence peuvent faire des merveilles. "Je suis quelqu'un de compétitif, racontera-t-il dans sa grande confession à ESPN. Je ne peux pas me défendre sur une piste, un court ou un terrain. Mais j'ai été au plus haut niveau. C'était spécial d'être dans les tribunes quand un de mes athlètes remportait l'or olympique ou devenait l'homme le plus rapide du monde."
Conte n'est pas un médecin comme les docteurs Fuentes ou Ferrari, les scientifiques soviétiques puis russes ou même l'homéopathe Sainz, mais c'est bien lui l'homme de l'affaire Balco, du nom de son laboratoire Bay Area Laboratory Cooperative. Avant d'y développer ses produits et protocoles dopants, il y vendait des compléments alimentaires, entre autres pratiques douteuses retracées dans Game of Shadows, le livre-enquête qui a détaillé en 2006 l'afflux de stéroïdes dans le sport américain par l'intermédiaire de Conte.
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Le sulfureux Victor Conte, l'homme derrière l'affaire BALCO.

Crédit: Getty Images

Encore avant, il vendait de la drogue, tout en exerçant ses talents de bassiste. Il a joué avec des noms reconnus comme Herbie Hancock et a participé à un groupe ironiquement nommé "Pure Food and Drug Act", du nom de la loi américaine qui a donné naissance à la Food and Drug Administration, l'agence en première ligne dans la lutte contre les trafics de drogues et médicaments. On le surnomme "The Walkin' Fish", pour sa gestuelle sur scène. "Il était trop malin pour se cantonner à une seule chose, a raconté le guitariste Harvey Mandel au Guardian lorsque l'affaire Balco a explosé. On pouvait imaginer Victor tout faire."
La diversité de ses talents avait déjà attiré l'attention de la justice fédérale au milieu des années 1990, dans le cadre d'une vaste fraude à Medicare, le système d'assurance-santé américain. Lorsque les "feds" le débusquent, Conte doit rebondir, c'est l'histoire de sa vie. Il pénètre l'univers du body-building et devient dealer de stéroïdes. Il achète de l'hormone de croissance à un vétéran hongrois des salles de musculation et la revend notamment au footballeur-star des Denvers Broncos Bill 'Romo' Romanowski. Et il s'associe au bodybuilder amateur Patrick Arnold. "Ça rend ma pisse jaune sombre, donc j'imagine qu'il doit être un peu rude avec le foie", écrit ce chimiste un peu fou dans un email au sujet d'un stéroïde anabolisant qu'il testait.
À la veille des Jeux de Sydney 2000, Conte le vendeur de vitamines parfait sa mue en dopeur dont les services allaient entacher la crédibilité d'une large part du sport américain, des pistes d'athlétisme aux terrains de football et de baseball, en passant par les rings de boxe et les dojos. Il s'inspire de protocoles est-allemands. Son cocktail miracle associe l'EPO, l'insuline, un psychostimulant (modafinil), et surtout "The Clear" (la THG, un stéroïde anabolisant jamais commercialisé, développé par Arnold) et "The Cream" (un baume de testostérone). Tout ce dont Jones et Montgomery ont besoin pour se couronner reine et roi du sprint.

Les ombres de Sydney

Deux ans avant l'avènement de Montgomery à Charléty, Marion Jones a déjà connu son moment de grâce. C'est même une semaine sainte pour l'Américaine qui s'apprête à fêter ses 25 ans. Sa conquête de l'Olympe commence sur le 100m, le 22 septembre. Ce vendredi, elle promène son talent en séries (11''20) et affole le chrono en quart de finale (10''83).
Le lendemain, elle est tout aussi sereine en demi-finale (11''01) avant la grande déflagration réservée pour la finale. Le stade retient son souffle. C.J. Hunter se dresse dans les tribunes pour encourager sa chérie. Jones s'impose en 10''75, avec une marge inédite à ce niveau de 37 centièmes de seconde sur Ekaterini Thanou (elle même convaincue de dopage à l'approche des Jeux d'Athènes 2004, la Grecque ne se verra pas réattribuer la médaille d'or enlevée à Jones).
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La star déchue : Quand Marion Jones survolait le 100m des JO de Sydney

L'étoile américaine reprend les compétitions le mercredi, sur le 200m, et réserve une autre démonstration folle en finale : 21''84, la Bahaméenne Pauline Davis-Thompson est repoussée à plus de quatre dixièmes. Jones a doublement réalisé son rêve d'enfance en remportant le 100m et le 200m. Elle imite Flo Griffith-Joyner, sa prédécesseure controversée. Et il lui reste un sacré programme pour s'inscrire un peu plus dans la légende à l'occasion du dernier week-end des Jeux : le saut en longueur le vendredi, les finales des relais 4x100m et 4x400m le samedi (charge à ses équipières de passer les séries la veille).
Avec un saut à 6,92m elle prend le bronze de la longueur, à 7cm du titre décroché par Heike Drechsler, pur produit de l'Allemagne de l'Est, déjà médaillée olympique en 1988 et qui a traversé les deux dernières décennies du XXe siècle. Avec un deuxième bronze dans le 4x100m et un troisième titre dans le 4x400m, Jones s'offre une moisson historique dans le Stadium Australia. Cinq médailles en athlétisme, on n'avait plus vu ça aux Jeux depuis les mythiques Finlandais Paavo Nurmi et Ville Ritola en 1924.
Jones est une reine mais l'ombre du dopage n'est pas loin. Lundi, entre son premier triomphe accompli et ceux attendus, elle doit affronter la nouvelle du contrôle positif de son compagnon C.J. Hunter à la nandrolone, un stéroïde anabolisant de choix pour les tricheurs et pour son entraîneur Trevor Graham. "Il n'y a aucune rapport reliant Jones à l'utilisation de produits dopants", précise la dépêche de l'agence Associated Press. "Seul le temps dira si tout ce qu'elle accomplit à Sydney venait à être terni par l'affaire de dopage de son mari."
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Finale du 100m à Sydney : Marion Jones seule au monde.

Crédit: Getty Images

Sous la houlette de Graham, Marion Jones avait déjà basculé dans une nouvelle dimension avant de débarquer à Sydney. Double championne du monde à Athènes en 1997 (100m et 4x100m), elle remporte en 1998 toutes les courses auxquelles elle participe et amasse, selon les estimations de la presse à l'époque, 7 millions de dollars en revenus sportifs et commerciaux. Michael Jordan plane au-dessus de la mêlée, avec 70 millions de dollars cette année-là, mais la reine de la piste signe des performances historiques dans tous les domaines.
Elle le doit, déjà, aux produits dopants. Aujourd'hui banni à vie, Graham (qui a également entraîné Justin Gatlin) a toujours nié la moindre pratique illégale et Marion Jones l'a très longtemps rejoint dans ses dénégations véhémentes. La reine de la piste avait déjà eu un premier accrochage avec les autorités antidopage après avoir manqué un contrôle hors-compétition deux mois après les sélections américaines. "Le puissant avocat de Los Angeles Johnnie Cochran avait obtenu sa réadmission", relatent Mark Fainaru-Wada et Lance Williams dans Game of Shadows.
Mais dans le cas de Graham, le fournisseur Angel Guillermo Heredia a fini par délier sa langue devant les agents fédéraux. C.J. Hunter a témoigné de la prise d'EPO de Jones sur les conseils de son entraîneur. Et Montgomery a raconté sa propre bascule.
Elle a pris une dose d'hormone de croissance et l'a injectée dans son quadriceps
Pour le futur recordman déchu du 100m, tout commence un soir de 1999, chez Trevor Graham. L'entraîneur veut convaincre son nouveau poulain qu'il doit absolument gagner en puissance pour concrétiser son talent. Il lui montre une vidéo de Ben Johnson, le héros de "la course la plus sale". "Il me disait : 'Personne ne peut dire ce dont tu seras capable quand tu prendras des stéroïdes'", rapporte Montgomery. Il traverse donc la frontière, direction le Mexique et les installations de "Memo" Heredia.
Là-bas, il retrouve la trace de son grand rival, Maurice Greene, dont Montgomery assure avoir vu le nom sur des analyses qu'Heredia lui a montrées. Une enquête policière confirmera plus tard les liens entre "Memo" et "Mo", qui a toujours nié s'être dopé. Montgomery savait lui très bien pourquoi il allait voir l'ex-lanceur de poids mexicain, reconverti chimiste auprès de son père, lui-même professeur de chimie.
"Être suspendu pendant deux ans ne m'a pas traversé l'esprit", racontera-t-il une dizaine d'années plus tard. "Les autres ne se faisaient pas prendre. Le père d'Angel m'a dit : 'Ça disparaît de ton système en 12 jours ; tu dois juste te cacher pendant 12 jours.' Alors pendant 12 jours, on s'entraînait la nuit et on passait la journée à l'hôtel. Quand je vivais avec Marion, j'avais mis des caméras pour ne pas répondre à la porte si un contrôleur venait."
Montgomery découvre le monde des performances surnaturelles. Et son ami coureur Alvin Harrison lui parle d'un certain Victor Conte, faiseur de miracles dans la Bay Area. "Victor était plus sophistiqué, décrira Montgomery. Memo avait une personnalité de type roulette-russe, son idée était qu'il fallait fuire les contrôleurs."
Pour préparer ses exploits de Sydney, Jones utilise "The Clear" (la THG), de l'hormone de croissance, de l'EPO et de l'insuline, selon le témoignage de Hunter, qui était toujours son époux. Conte raconte comment il a appris à la sprinteuse à utiliser un nouveau stylo-injecteur : "Elle est venue dans ma chambre pour un nouvel équipement que j'avais amené, qui ressemblait à un marqueur et servait à injecter de l'hormone de croissance. Il fallait que je lui apprenne à s'en servir. Marion n'était pas le moins du monde nerveuse; elle gardait toujours le contrôle. Elle a tiré sur sa combinaison au-dessus de sa cuisse droite. Elle a pris une dose de quatre unités et demie d'hormone de croissance et l'a injectée dans son quadriceps." Le laboratoire Balco assure aussi des tests pour son athlète star afin de s'assurer que rien ne dépasse lors des contrôles officiels.
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Marion Jones et CJ Hunter en 2000, juste avant les Jeux de Sydney.

Crédit: Getty Images

Après avoir initié les contacts qui ont permis à Marion Jones de bénéficier des programmes de Conte, Montgomery doit attendre son tour pour passer la vitesse supérieure. En novembre 2000, le sprinteur venu de Gaffney intègre le "Projet record du monde" au sein duquel on retrouve Charlie Francis, l'entraîneur de Ben Johnson. "Je lui ai dit qu'il était saturé de produits dopants, raconte Conte. Trop, c'est aussi mauvais que pas assez."
Les dopeurs de choc établissent un plan visant à transformer "Tiny Tim" en bête de sprint. "Il y a un calendrier Balco qui montre que Tim prenait de l'insuline, de l'EPO, de l'hormone de croissance, The Clear et de l'adrénaline - cinq agents dopants - pendant l'année 2001", détaillera Conte. Et l'Usada ne pouvait rien détecter. À quel point était-il facile de déjouer ces tests ? C'était comme voler des bonbons à un enfant. Les résultats du 'Projet record du monde' étaient d'ailleurs phénoménaux. Tim s'est fait 600 000 dollars en 2001."
Les résultats sont encore plus conséquents en 2002. À la fin de la saison, Montgomery écrit sa ligne d'histoire en 9''78. "Tiny Tim" a renversé le "pitbull" Greene. Il décroche son contrat Nike, pour 575 000 dollars. Un spot publicitaire lui est même consacré. Sa vitesse est associée à celle d'un serpent, d'un lévrier, d'un étalon, d'une moto, et finalement d'un train à grande vitesse. Montgomery a atteint tous ses objectifs. "Ensuite, mon monde s'est effondré."

"Guerre de territoire" entre dealers de stéroïdes

"Est-ce que j'ai mal fait certaines chose ? Oui. Est-ce que je suis le seul ? Non." Fin 2004, lorsqu'il passe à table devant le journaliste Shaun Assael, l'heure est à la confession mais pas à la repentance pour le fondateur du laboratoire Balco. "Tout le système est corrompu. J'ai trop d'informations pour partir en silence. Ils veulent montrer comment les choses fonctionnent véritablement ? Allons-y."
Un an plus tôt, en septembre 2003, son laboratoire a fait l'objet d'un raid du FBI. Les agents ont trouvé des listes de clients et du matériel médical correspondant à des stéroïdes et de l'hormone de croissance. "Ils ont envoyé un tank pour tuer un moustique, peste Conte. Et pour quoi ? Pour une guerre territoire."
Conte se sait surveillé de près depuis plusieurs mois. Les fédéraux comme l'Usada (l'agence antidopage américaine) enquêtent sur les activités de Conte et son réseau de dopage. "Mon facteur m'a dit que les fédéraux ouvraient notre courrier depuis environ un an et je savais qu'on fouillait nos poubelles", décrit Conte. L'agent Jeff Novitzky, qui mènera plus tard les investigations qui feront tomber Lance Armstrong, y a notamment découvert des documents incriminant la star de baseball Barry Bonds, qui semble s'être trouvé une cure de jouvence pour dominer à nouveau la MLB en étant plus fort que jamais.
Surtout, Conte sait qu'il a été balancé par Trevor Graham. D'abord tenus par leurs liens d'intérêt, les deux hommes en étaient venus à se détester. La rupture avec Montgomery viendrait d'une facture de 50 000 dollars dont le sprinteur ne s'acquittait pas : "Il voulait payer la moitié, et l'autre moitié l'année suivante. Il voulait l'argent pour ouvrir un strip club."
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Tim Montgomery, la grandeur, la décadence et la honte.

Crédit: Imago

Quant à Jones, elle fait aussi les frais de la mauvaise influence de Montgomery aux yeux de Conte. "Si vous me demandez, la pire chose qui soit jamais arrivé à la carrière de Marion, c'est le moment où elle a quitté C.J.", lance-t-il. Il s'assurait qu'elle faisait ce qu'elle devait faire. J'ai dû la réprimander parce qu'elle devenait imprudente. Elle avait oublié un injecteur dans une chambre d'hôtel à Edmonton. Puis elle l'a oublié dans un hôtel à Eugene quelques jours plus tard. Elle avait dit qu'elle le mettrait dans une chaussure qu'elle laisserait à côté du réfrigérateur, pour ne plus l'oublier. Puis elle a oublié la chaussure. Cet injecteur contenait l'équivalent d'un millier de dollars en hormone de croissance. Je ne pouvais pas prendre ce risque."
Conte explique se séparer de ses deux poulains en août. "Très vite, je travaillais avec leurs rivaux", parmi lesquels Dwain Chambers, deuxième de la course record de Montgomery (9''87, record d'Europe égalé pour rejoindre Linford Christie, lui aussi épinglé pour usage de nandrolone). "J'ai donné à Dwain la garniture complète : The Clear, l'insuline, l'EPO, l'hormone de croissance, le modafinil et une crème à la testostérone que j'avais commencé à utiliser et qui n'apparaissait pas dans les contrôles standards."
La rivalité avec Graham devient telle que, selon des textes publiés dans Game of Shadows, Conte avait prévu le 5 juin 2003 d'envoyer un courrier à la fédération internationale d'athlétisme (l'IAAF) et à l'Usada dans lequel il accusait Graham de dopage systématique sur ses athlètes. Les brouillons finirent à la poubelle.
Le même jour, Graham va au bout de ses intentions et adresse, sous couvert d'anonymat, un colis FedEx à l'Usada. À l'intérieur, les enquêteurs trouveront une seringue contenant toujours des traces du produit miracle de Conte, "The Clear". Le chercheur Don Catlin met au point le test qui permet de détecter la THG. Le Chicago Tribune fait de lui "l'homme de sport de l'année", devant Michael Phelps. L'article qui le consacre débute par ces quelques mots qui éteignent toute illusion : "Narcolepsie. THG. Abus de pouvoir. Depuis les États-Unis, voici les mots clés sur la scène du sport en 2003."
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Don Catlin.

Crédit: Getty Images

Faux chèques, héroïne... La fin du rêve

Dwain Chambers a été pris la main dans le pot de THG et l'étau Balco se ressert sur ceux qui ont bénéficié avant lui des produits de Conte, à commencer par Marion Jones et Tim Montgomery. Le jeune couple, qui s'affichait il y a peu devant les caméras d'Oprah Winfrey pour annoncer la naissance de son enfant Tim Montgomery Jr, s'efforce de nier, mais leurs résultats et leur réputation s'effondrent. Montgomery échoue à se qualifier pour les Jeux d'Athènes 2004, Jones doit se contenter de la 5e place à la longueur et d'une disqualification en finale du relais 4x100m. Le roi du 100m est déclassé, la reine de Sydney a perdu toute sa superbe.
En 2005, Montgomery est finalement suspendu par l'Usada. Il n'a jamais été contrôlé positif mais les indices et les témoignages récoltés contre lui pèsent trop lourd. Le Tribunal arbitral du sport confirme sa culpabilité en décembre. Montgomery est suspendu pour deux ans et privé de tous ses résultats depuis le 31 mars 2001. Son record du monde et son honneur s'envolent. Mais il est encore loin d'avoir touché le fond.
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Tim Montgomery et Marion Jones posent avec leur enfant. Bientôt, le couple volera en éclats sous l'effet de l'affaire BALCO.

Crédit: Getty Images

Son train de vie de millionnaire se dérobe devant lui. "Il vivait façon Las Vegas tous les jours", a décrit son père Eddie Montgomery. Avec Marion Jones, ils avaient investi dans une résidence à 2,5 millions de dollars sur Chapel Hill, où Michael Jordan était leur voisin. Mais "Tiny Tim" a perdu ses revenus sportifs et ses partenaires commerciaux. Nike l'a même écarté d'une pub où il partageait la vedette avec sa compagne. Le spot reprend les codes des films d'horreur avec deux enfants qui approchent d'une maison abandonnée. Lorsqu'un monstre apparaît, la petite fille devient Marion Jones et file à toute allure. Le garçon est abandonné à son destin. Il devait se transformer en Tim Montgomery.
Privé de revenus, Montgomery embarque Jones dans une affaire de blanchiment d'argent avec son ancien entraîneur Steve Riddick. En avril 2007, Montgomery, Riddick et douze autres accusés sont arrêtés pour leur participation à un réseau qui a déposé pour 5 millions de dollars en chèques volés, altérés ou contrefaits. Le couple disgracié aurait touché 20 000 dollars. Jones continue de se dégager de toute responsabilité. Montgomery continue de creuser.
Il cherche à se faire de l'argent rapidement. Et se retrouve à vendre de l'héroïne. "J'ai toujours traîné avec de mauvais gens, expliquera-t-il. Il faut comprendre : les dealers veulent être des athlètes et les athlètes veulent être cool. C'était toujours présent autour de moi mais je n'y participais pas, parce que tout allait bien. Et puis tout a basculé et j'ai décidé de m'en servir. J'ai fait de l'argent, oui. Ça fait partie du jeu de la rue. Il y a beaucoup d'argent dans la drogue."
J'ai dû réapprendre l'humilité
Montgomery espérait, dira-t-il, financer les frais de ses luttes contre les justices criminelle et sportive, tout en entretenant des rêves illusoires de retour au plus haut niveau de son sport. Parmi ses clients, un informateur de la police a vite fait de le mener derrière les barreaux. Le 1er mai 2008, le roi déchu du sprint est arrêté pour la possession de plus de 100 grammes d'héroïne avec l'intention de les vendre. Deux semaines plus tard, il est condamné à 46 mois de prison dans son affaire de blanchiment. À l'automne, il écope également de cinq ans pour trafic d'héroïne. Montgomery devient le détenu numéro 56836-083.
Dans le même temps, Jones est elle aussi entrée en prison, le 7 mars 2008. Début octobre, elle a fini par lâcher le morceau. Oui, elle s'est dopée pour préparer les Jeux de Sydney. Surtout, oui, elle a menti aux enquêteurs fédéraux lors des investigations sur l'affaire Balco, et c'est ce parjure qui lui vaut une condamnation à six mois de prison. Elle est la détenue numéro 84868-054.
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L'idole déchue. Marion Jones en larmes face à la presse lors de son procès en 2007.

Crédit: Imago

Au moment de plaider coupable, elle se présente devant les caméras, avec une grande veste noire et une chemise à col large. Elle s'efforce de contenir ses larmes pour exprimer sa honte et présenter ses excuses à ses amis, sa famille et ses supporters : "Je les ai laissés tomber. J'ai laissé mon pays tomber, et je me suis laissée tomber." Devant la cour, elle reconnaît avoir menti en disant n'avoir pas consommé de produits dopants, mais elle assure qu'elle n'en a pris conscience qu'a posteriori. Elle pensait consommer de l'huile de lin plutôt que la THG.
"C'est une grande actrice, souffle Montgomery depuis sa propre prison. Elle ne croit pas en la réalité. Elle pense qu'elle peut dire quelque chose, et c'est ce qui restera. Et comme la plupart des athlètes, la première chose qu'on dit c'est : 'Je suis innocent.'"
Définitivement coupable, Montgomery a passé de longs moments derrière les barreaux. Il a témoigné y avoir connu la violence, les bagarres avec des lames, les mutineries. Il y a aussi oeuvré comme paysagiste, à couper des herbes et des feuilles. "J'ai gagné deux millions de dollars pendant ma carrière sur la piste et j'ai dû réapprendre l'humilité pour travailler pour 12 centimes de la journée."
Depuis sa prison, Montgomery a renoué avec Jamalee, la femme qu'il avait quittée pour Marion Jones, et leur fille Tymiah, une petite sprinteuse. Il a finalement retrouvé la liberté en mai 2012. À un mois et demi de la fin de sa peine, il a reçu un courrier de Marion Jones, qui réclamait la garde exclusive de leur enfant.
"J'ai voulu me battre mais j'ai réalisé que je devais avoir confiance en dieu pour prendre soin de Monty à l'avenir", assurait Montgomery en 2014, après s'être installé en Floride avec Jamalee et sa famille. Il est devenu entraîneur pour des coureurs de tous niveaux et son site annonce la couleur : "Tim Montgomery sait exactement ce qu'il faut faire pour être l'homme le plus rapide du monde. Il sait aussi le prix à payer lorsqu'on atteint de tels objectifs illégalement."
Jones a pu reprendre une carrière sportive, avec un passage modeste en WNBA, et sortir un livre sur sa gloire et sa disgrâce. "Beaucoup de gens me connaissent pour mes performances athlétiques et beaucoup de gens me connaissent à cause des mauvais choix que j'ai faits", expliquait-elle en 2010. "Tous, à un moment de notre vie, nous faisons des mauvais choix et il est parfois difficile de s'en relever. [...] Il y a certainement des moments, lorsque j'étais enfermée, où j'ai pensé que je ne pourrais pas me relever. Il y a eu beaucoup de larmes. Il y a eu des moments où je me suis dit : 'J'abandonne.' Mais quand j'ai réalisé que je n'étais pas seulement sur cette terre pour courir vite, les choses ont commencé à aller mieux."
Parmi les actes de rupture avec sa vie d'avant, la reine découronnée de Sydney a dû rendre ses breloques. Sur des photos avec ses élèves, on peut voir le coach Tim Montgomery s'afficher à l'occasion avec deux médailles, d'or et d'argent, conquises sur le relais 4x100m. Tiny Tim reste champion olympique, consacré à Sydney, et vice-champion olympique, à Atlanta. Et il a retrouvé son sourire de Charléty.
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Marion Jones, la reine déchue.

Crédit: Getty Images

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