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Les Grands Récits - Zatopek - Mimoun, la locomotive et son premier wagon

Rémi Bourrières

Mis à jour 09/02/2021 à 13:08 GMT+1

LES GRANDS RECITS - Emil Zatopek et Alain Mimoun. L'un des plus grands athlètes de tous les temps face à l'une des plus grandes figures du sport français. Le premier a remporté ses plus fameux succès avec le second sur son porte-bagage. Jusqu'au jour où ce dernier a fini par connaître son jour de gloire. Plus que des rivaux, ces deux-là étaient des amis. Des frères. Et des personnages hors-normes.

Emil Zatopek et Alain Mimoun.

Crédit: Eurosport

A eux deux, ils ont fait six fois le tour de la Terre en courant. A un rythme souvent effréné, frôlant ou dépassant les 20 km/h. Et dans une configuration presque immuable. Emil Zatopek devant. Alain Mimoun derrière, comme tous les autres. Lorsque le Tchécoslovaque, dans ses années fastes, prenait le départ sur la cendrée, c'était presque toujours le même scénario. Tous derrière et lui devant.
Rien que pour cela, rien que pour avoir été assimilé un jour à "l'ombre de Zatopek", Mimoun aurait dû le détester. Comment aimer un homme qui vous a privé de trois médailles d'or olympiques et deux médailles d'or européennes, d'abord lors des J.O. de Londres en 1948 (10 000 m), puis lors des Championnats d'Europe à Bruxelles en 1950 (5 000/10 000 m), et enfin lors des J. O. d'Helsinki en 1952 (5 000/10 000 m) ? En réalité, Mimoun n'aimait pas Zatopek. Il le vénérait. Il l'adulait. Il le portait en odeur de sainteté, au vrai sens du terme. A chaque fois qu'il en parlait, c'était avec des étoiles dans les yeux et des trémolos dans la voix. Pour lui, Emil, c'était un peu plus qu'Emil. C'était Emil "ce saint homme", une expression qu'il accolait presque toujours à son prénom, comme un second patronyme.
Et si Zatopek était un poil moins théâtral, quoi qu'également très volubile, son amour et même son admiration étaient réciproques. Après leurs folles cavalcades, les deux hommes ne se sont jamais quittés. Ils sont restés copains comme cochons, jusqu'à la fin de leur vie.
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Zatpoek - Mimoun : une grande rivalité, une superbe amitié.

Crédit: Getty Images

Deux enfants du peuple, l'un de la campagne, l'autre de la ville

L'histoire que l'on va raconter ici n'est donc pas celle d'une rivalité classique. Comme le faisait remarquer l'historien du sport Yohann Fortune, "il y aurait eu un Zatopek sans Mimoun, alors qu'il n'y aurait peut-être pas eu de Mimoun sans Zatopek." Ce que le coureur d'origine algérienne, élu par la FFA plus grand athlète français du XXe siècle – un siècle qui a tout de même vu passer des Marie-José Pérec, Guy Drut, Micheline Ostermeyer, Colette Besson, Michel Jazy, Pierre Quinon ou Jean Galfione – reconnaissait volontiers.
Non, cette histoire, c'est plutôt celle de deux hommes qui, avant tout, ne se sont jamais lâchés, qui ont toujours couru dans les pas l'un de l'autre, qui ont chacun été les témoins des plus grands exploits de l'autre et ont été les premiers à s'en réjouir. Deux hommes unis par un destin laborieux puis glorieux, avec pour premier point commun, outre leur amour pour la course de fond, celui de ne pas être forcément né au bon endroit au bon moment.
Une fois n'est pas coutume, c'est Alain Mimoun qui est arrivé le premier. Il est venu au monde le 1er janvier 1921, il y a donc un siècle. Né O'Kacha Mimoun, il a poussé son premier cri à Maïder, dans le Telagh, une commune du Nord de l'Algérie (alors française), perchée en moyenne montagne, non loin de Sidi Bel Abbès et de la frontière marocaine. Emil Zatopek est né l'année suivante, le 19 septembre 1922, à Koprivnice, à l'est de la Tchécoslovaquie, près d'Ostrava. L'un est un homme de la campagne, belle et dure à la fois. L'autre des zones industrielles, grisâtres et déprimantes. Les deux, avant tout, sont des enfants du peuple. On ne roule pas sur l'or, pas plus chez les Mimoun que chez les Zatopek. Mais on travaille dur, on a le sens du devoir et l'esprit d'honneur.
C'est en revanche Zatopek qui découvre le premier la course à pied. Il court dès son enfance, évidemment plutôt bien, mais sans être acharné. D'ailleurs, quand son père lui demande d'arrêter - parce que la course à pied, ça use les souliers -, Emil ne proteste pas. Pendant ce temps, Mimoun, lui, se cantonne surtout à des parties de football ou des petites courses cyclistes de village. Il sait qu'il court vite, mais de là à en faire un passe-temps... L'athlétisme a beau être le sport originel et fondateur de presque tous les autres, on y vient rarement par choix délibéré ou par profonde vocation. Il faut souvent un petit coup de pouce du destin.

Tout proche de l'amputation...

Pour les deux hommes, ce coup de pouce arrive à l'âge où l'on commence à prendre sa vie en main. A 17 ans, Zatopek, comme à peu près la moitié de la population active de sa région, trouve un job dans les usines Bata, la marque de chaussures – drôle de clin d'œil – qui, pour faire sa promotion, organise chaque année une course appelée le Parcours de Zlin, du nom de la ville où est situé son siège. Zatopek, qui suit en parallèle des cours de chimie et n'a plus vraiment la tête à la course à pied, abhorre y participer. Il est prêt à tout pour l'esquiver, même à simuler une blessure. Mais ça ne prend pas. Il court et presque malgré lui, presque sans forcer, s'y distingue.
Et puis un jour, lors d'un cross-country orchestré à Brno par la Wehrmacht, l'armée allemande du IIIe Reich, venue occuper la Tchécoslovaquie à l'aube de la Seconde Guerre mondiale, Zatopek se fait remarquer pour de bon. Il termine 2e en sifflotant et se fait courtiser par un entraîneur local. Emil se laisse tenter. Il s'y met. Et l'on comprendra très vite que lorsque le bonhomme se met à quelque chose, il ne le fait jamais à moitié. Il commence à s'entraîner avec acharnement et devient rapidement l'un des meilleurs coureurs de son pays. La locomotive, comme il sera bientôt surnommé, est sur les rails. La légende est en marche.
Pour Mimoun, tout commence par une désillusion. Bon élève au point d'obtenir son certificat d'études avec mention Bien, il s'imagine instituteur et envisage de faire l'Ecole Normale. Mais il a besoin, pour cela, d'une bourse qui lui sera refusée, parce que, comprend-il, priorité est donnée aux enfants de colons. Alain, que l'on n'appelle pas encore Alain, en gardera un profond sentiment d'injustice. Mais c'est là aussi qu'il développe plus que jamais une envie irrépressible de partir en France, ce qu'il appelle la "vraie France", parce qu'il est passionné par l'Histoire de la mère patrie. Et parce qu'il sait que c'est là sa seule chance de devenir un "grand homme", selon la prophétie faite à sa naissance par une diseuse de bonne aventure.
Or, le moyen le plus simple d'arriver en France, c'est encore d'intégrer l'armée. Mimoun s'engage dans la Légion étrangère à Sidi Bel Abbès et c'est là, selon l'ancien journaliste de L'Equipe Alain Billouin, auteur de sa biographie posthume (Alain Mimoun, toute une vie à courir, Editions Solar), qu'il se découvre lors des épreuves physiques d'étonnantes dispositions pour la course à pied. Il signe officiellement début 1939 dans l'armée française et incorpore le 19e Régiment du génie d'Afrique, lequel se retrouve rapidement missionné dans le Nord de la France, où l'invasion allemande menace. On peut dire qu'il n'y avait pas pire timing pour s'engager. Mais a posteriori, ce fut pourtant peut-être la meilleure décision de sa vie. Celle, en tout cas, qui a changé la face de son existence.
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Alain Mimoun, à gauche, lors d'une course à Vichy en 1940.

Crédit: Getty Images

Après la capitulation demandée par le maréchal Pétain le 17 juin 1940, son régiment est envoyé dans un dépôt de guerre à Bourg-en-Bresse. Et là-bas, tout s'accélère. "Un jour que je flânais près du stade, avait-il raconté à Alain Billouin, avec – on l'imagine – sa gouaille de conteur hors-pair, j'aperçois des athlètes tournant sur la piste. J'ai ressenti comme un déclic. C'était plus fort que moi. J'ai relevé mes bas de pantalon et je me suis élancé avec mes godillots de soldat dans la foulée des garçons. J'ai ressenti un plaisir extrêmement vif. Totalement inconnu. Insoupçonné. J'étais mordu pour toujours." Il est alors repéré par le président du club burgien qui l'incite à prendre une licence et à participer aux championnats de l'Ain. Alain gagne le 1 500 m en 4'22". Puis, une demi-heure après, le 5 000 m en 16'30". Costaud. A son tour, son avenir est scellé.
Il lui faudra quand même patienter un peu. Car à peine rentré en Algérie, où il commence à signer des chronos de plus en plus intéressants, le voilà contraint de repartir au combat. Après l'Opération Torch, le débarquement américain en Afrique du Nord, fin 1942, il est envoyé à la Campagne de Tunisie. Puis un an plus tard, il est mobilisé en Italie pour la Bataille de Monte Cassino. Durant de longues semaines, il y vit un enfer. C'est un bourbier, un véritable carnage. Mimoun est en première ligne, souffre de la faim et du froid, fume un paquet de cigarettes par jour... Et le 13 mars 1944, le voilà grièvement blessé au pied et à la jambe gauches par un éclat d'obus. Les premières constatations font état d'une nécessité d'amputation. Un médecin français de l'hôpital de Pouzzoles, où il est évacué, va finalement réussir à lui éviter cette épreuve de justesse. A quoi ça tient, un destin...

Première rencontre en 1946, lors d'un cross à Alger

Et pendant ce temps, Zatopek, chez Bata, a tout loisir de s'adonner furieusement à sa nouvelle passion. Ironie du sort, il rejoindra l'armée lui aussi, mais après la guerre. A la fin de sa carrière, il finira même Colonel, pour l'ensemble de son œuvre sportive bien plus que pour son œuvre militaire. Car disons-le, il n'est pas mal loti. Son statut lui permet à la fois d'assurer ses arrières et de s'entraîner librement, tout en pouvant disputer de nombreuses courses, du moins celles où son gouvernement veut bien le laisser aller, à une période où la guerre froide commence peu à peu à recouvrir la planète de sa lourde chape de plomb.
Le Tchécoslovaque aura beau, dans les années à venir, s'imposer comme l'un des plus grands coureurs de tous les temps, aucun de ses exploits n'équivaudra à ses yeux ceux réalisés par Mimoun pour défendre un pays qui n'est même pas (vraiment) le sien. "Je t'admire parce que toi, tu as combattu sur les champs de bataille alors que moi, je suis devenu officier sans jamais avoir fait la guerre", lui soufflera-t-il un jour. Mimoun est sensible à cet hommage, lui qui regrettera parfois de ne pas avoir été considéré à sa juste valeur par les institutions. Zatopek, au moins, ne le prend pas de haut. Bien au contraire, il le respecte éperdument. Ce qui ne l'empêchera pas de le martyriser en course.
A force de progresser, il fallait bien que les deux champions franchissent un jour les portes de leur pays. Ils finissent par se croiser une première fois en 1946, en marge du cross d'El-Biar, à Alger. Un soir, les deux hommes mangent ensemble, et ça matche de suite. "Je lui ai fait découvrir les crevettes et il s'est régalé, raconte Mimoun dans sa biographie. Chez lui, en Tchécoslovaquie, il ne connaissait que les écrevisses…" Nous sommes très peu de temps avant que Mimoun, revenu vivre en Algérie après la guerre, ne reparte s'installer définitivement dans l'Hexagone, attiré par le Racing Club de France qui lui offre un poste de garçon de café dans son écrin prestigieux de la Croix-Catelan, au cœur du Bois de Boulogne. Là-bas, sa carrière va, à son tour, décoller pour de bon.
Le 15 août 1947, Alain Mimoun est sélectionné pour la première fois en équipe de France à l'occasion d'une rencontre internationale contre la Tchécoslovaquie d'Emil Zatopek, à Prague. C'est ce jour-là que les deux hommes s'affrontent pour la première fois sur la piste, lors du 5 000 m. Zatopek, qui s'est vraiment révélé l'année précédente lors des Championnats d'Europe à Oslo (5e sur le 5 000 m), y fait une démonstration, prenant la tête quasiment de bout en bout pour s'imposer en 14'15" après avoir doublé tous les concurrents... sauf Mimoun, qui met un point d'honneur à finir dans le même tour que lui, à 57 secondes. Zatopek 1er, Mimoun 2e. Voilà un résultat qui va se renouveler quelques fois.
Et ce très peu de temps après puisque voilà que se profilent, en 1948, les Jeux Olympiques de Londres. Dans un contexte particulier, avec l'absence de l'Allemagne, du Japon et de l'Union Soviétique, Zatopek et Mimoun se retrouvent à Wembley, cette fois sur 10 000 m. Là encore, Emil impose sa foulée et gagne en 29'59". Là encore, Mimoun est 2e, à 48 secondes. Il y a du mieux. Aucune déception sur son visage. Dès le lendemain, il rendosse son costume de garçon de café tandis que Zatopek glane une médaille supplémentaire (en argent), sur le 5 000 m, derrière le belge Gaston Reiff.
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1948 : Alain Mimoun (2e en partant de la gauche) et Micheline Ostermeyer reviennent des Jeux de Londres.

Crédit: Getty Images

Une locomotive qui ne court pas au train

Après ces Jeux de Londres, le monde du sport pressent qu'une superbe rivalité peut naître entre ces deux hommes qui paraissent, de l'extérieur, si différents. Le style, tout d'abord. Celui de Zatopek frappe les esprits. Son style ou plus exactement, son absence de style. Si c'est incontestablement un formidable coureur, c'est aussi, possiblement, l'un des plus laids à voir. Et l'on dit ça gentiment, pas seulement parce qu'il y a prescription mais parce que lui-même en convenait. A ceux qui lui conseillaient de rallier la beauté à l'efficacité du geste, il répondait avec pragmatisme : "Je le ferai le jour où le style sera noté, comme en patinage artistique. En attendant, je ne suis pas assez talentueux pour pouvoir courir et sourire en même temps."
Ça c'est sûr qu'il ne sourit pas, "Topek", en course. "Ses traits sont altérés, déchirés par une souffrance affreuse, langue tirée par intermittence, comme avec un scorpion logé dans chaque chaussure, ainsi que le dépeint l'écrivain Jean Echenoz dans Courir, biographie romancée du champion. Ramassée entre ses épaules, sur son cou toujours penché du même côté, sa tête dodeline sans cesse, brinquebale de droite à gauche. Emil fait aussi n'importe quoi de ses bras, et ses épaules aussi gigotent, ses coudes levés exagérément haut comme s'il portait une charge trop lourde." "Zatopek, c'est la machine humaine lancée dans un mouvement de désordre", conclut Olivier Merlin dans Le Monde. Bref, voilà Emil rhabillé pour l'hiver. Et sa calvitie naissante, ses shorts mal fagotés ou ses éternels maillots rouges relevés sur le nombril ne font rien pour plaider sa cause stylistique.
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Emil Zatopek, pas le plus élégant, mais le plus efficace.

Crédit: Getty Images

Indubitablement, le "petit" Mimoun (1,69 m) est un coureur plus naturel, plus racé, même si sa foulée rasante n'est pas non plus très aérienne. C'est un coureur plus instinctif aussi, qui dit lui-même n'avoir jamais vraiment de tactique préétablie. Sinon celle de suivre le plus longtemps possible Zatopek, qui le dépasse de quelques centimètres (1,74 m). Celui-ci a une approche très scientifique de son sport. Il ne laisse rien au hasard, aime être devant et imposer son rythme irrégulier, tout en rupture, fait de puissantes accélérations et de phases plus tranquilles, pour mettre ses adversaires dans un perpétuel sentiment d'inconfort et les étouffer à petit feu, avant de les crucifier à l'emballage final. En résumé, il n'est pas vraiment un coureur de train. Paradoxal, pour une locomotive.
Cette manière de courir résulte aussi de sa façon de s'entraîner, là encore assez révolutionnaire. A proprement parler, Zatopek n'a rien inventé. Il observe ce qui se fait de mieux, à une époque particulièrement fertile en la matière. Ensuite, son côté chimiste fait le reste, mélangeant à sa sauce les meilleurs ingrédients pour se faire sa propre méthode. Il allie notamment le kilométrage à outrance cher aux Scandinaves avec les variations d'allures préconisées par le coach allemand Waldemar Gerschler, considéré comme le père du fractionné.
Cela donne des séances de mammouth, des séries de 200 ou 400 m répétées 50, 60, 70 fois, jusqu'à 100 fois même pendant une préparation marathon ! Quand il court en forêt, il n'hésite pas à le faire Rangers aux pieds, sous la neige ou la nuit, à la frontale, en y insérant parfois des phases de course en hypoventilation. Physiologiquement, il n'est pas certain que Zatopek soit l'athlète le plus doué de sa génération. Mais c'est assurément le mieux préparé.
Mimoun, qui a toujours été un homme de la nature, se sent de son côté plus attiré par le fartlek en forêt développé notamment par le coach suédois Gösta Olander. Mais malgré leurs différences d'approche, les deux hommes ont un autre point commun : leur rapport particulier à la souffrance. En course comme à l'entraînement, personne n'est capable de souffrir autant qu'eux.

Helsinki 1952, le 5 000 m du siècle

Cela dit, pour l'heure, Zatopek est encore loin devant. Il le confirme lors des Championnats d'Europe à Bruxelles, en 1950, où il fait cavalier seul sur 10 000 m. Vainqueur en 29'12", il a creusé l'écart sur Mimoun, toujours 2e mais relégué à plus d'une minute (30'21"). Le 10 000, clairement, c'est la distance de Zatopek. Il en restera invaincu durant 38 courses entre 1948 et 1954, et deviendra cette année-là le premier homme à casser la barre des 29 minutes (28'54").
En Belgique, tous les regards se tournent plutôt vers le 5 000 m, où l'on attend énormément de la revanche des Jeux de Londres entre Zatopek et le héros local, Gaston Reiff. Mais qui voit-on finalement débouler dans la dernière ligne droite, au terme d'un sprint échevelé, pour coiffer Reiff au poteau et finir sur les talons du Tchécoslovaque, vainqueur en 14'03" ? Mimoun évidemment, 2e en 14'26". L'indécrottable Mimoun. Derrière l'imbattable Zatopek.
Arrivent alors les Jeux Olympiques d'Helsinki en 1952. Des Jeux magnifiques, disputés dans un stade spécialement construit pour l'occasion, où la vasque olympique, tout un symbole, a été allumée par le mythique coureur finlandais Paavo Nurmi. Auquel Zatopek va d'ailleurs rendre visite à son arrivée en Finlande, comme pour se faire introniser avant d'accomplir son plus beau fait de gloire.
Tout commence, cette fois encore, par le 10 000 m. Fidèle à son habitude, Zatopek prend vite les devants, asphyxiant un à un tous ses rivaux. Tous, sauf un... Mimoun bien sûr, le seul qui parvient à tenir sa foulée. Les deux hommes se livrent un formidable mano a mano, Zatopek soufflant et sifflant comme une vieille Micheline lancée à vive allure sur les rails de la gloire, Mimoun accroché à ses basques comme un wagon à sa locomotive, moustache au vent, les attributs presque à l'air, épris d'un élan de liberté sous son short un peu trop court. Porté par une foule qui scande son nom, Zatopek finit par s'imposer en 29'17". Mais Mimoun, qui n'a lâché qu'aux environs des 8 000 m, termine non loin de lui, en 29'32".
Il va passer plus près encore lors du 5 000 m, une course de légende, la "course du siècle" même pour beaucoup d'observateurs. Sur une distance qui n'est pas ou plus sa préférée, Zatopek a de nombreux rivaux : outre Mimoun et Gaston Reiff, il y a l'Allemand Herbert Schade, le Soviétique Aleksandr Anufriyev ainsi que les deux jeunes prodiges britanniques Gordon Pirie et Chris Chataway.
A 250 m de l'arrivée, rien n'est décanté. Schade est le premier à lancer les hostilités, relayé par Chataway. Mimoun, dans un effort de damné, parvient à revenir sur le duo de tête en débordant Zatopek qui, une fraction de seconde, semble en difficulté. Une fraction de seconde seulement. Car dans un dernier coup de rein, le Tchécoslovaque recolle, puis lance dans le virage un sprint royal qui sera fatal à Chataway, victime d'une chute. Victoire de Zatopek en 14'06''06. Mimoun, gêné aux entournures au moment de lancer son effort, "échoue" encore à la 2e place, en 14'07''04. Si près, si loin... C'est peut-être la seule défaite de sa carrière qu'il regrettera, notamment pour n'avoir pas pris le risque d'attaquer davantage à l'instant où Zatopek semblait dans le dur.
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Emil Zatopek devant Alain Mimoun : Helsinki, la course du siècle.

Crédit: Getty Images

Zatopek, le triplé historique

Plus que jamais, Mimoun devrait haïr cet homme dont la réussite insolente se conjugue désormais à deux puisqu'une heure seulement après ce fantastique 5 000 m, son épouse adorée, Dana, née le même jour que lui, est sacrée à son tour au javelot. Mais Alain, évidemment, est le premier à congratuler Emil. Vraiment pas déçu de toutes ces deuxièmes places ? "Non, je m'en contentais parce que celui qui était devant moi, c'était un très grand champion", répétait-il inlassablement à chaque fois qu'on lui posait la question.
Emil et Alain, au gré de leurs joutes, ont développé bien plus qu'un profond respect. Ce n'est pas surprenant de la part du premier, personnage éminemment ouvert, souriant, toujours plein d'égards envers ses rivaux. C'est plus rare de la part du second, beaucoup plus volcanique de caractère et sélectif dans ses amitiés. "Sur la piste, Zatopek est copain avec tout le monde, alors qu'Alain n'a que lui comme ami, retrace le réalisateur Benjamin Rassat, auteur du documentaire La légende d'Alain Mimoun, sorti trois ans avant la mort du champion. Mais ces deux-là se sont choisis. Aussi différents soient-ils, ils ont aussi des choses qui les rapprochent. Ce sont, déjà, deux gros farceurs, avec un caractère solaire, un peu enfantin. Entre eux, il n'y a jamais eu aucune tension, aucun coup bas. Mais je crois qu'à force de trop le respecter, Alain a aussi développé un petit complexe Zatopek."
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Accueilli en héros à Prague après les Jeux de 1952, Emil Zatopek salue la foule.

Crédit: Getty Images

Ce que le coureur français - qui le deviendra officiellement après l'indépendance de l'Algérie en 1963 -, confirme à demi-mots dans sa biographie : "Je me suis mis à penser qu'Emil était un tel phénomène, absolument invulnérable et imbattable, que je me suis attribué le titre très factice de champion olympique... des adversaires de Zatopek."
A Helsinki, ce dernier complète sa moisson olympique par le titre sur marathon, qu'il court (pour la première fois) contre l'avis de tous mais qu'il gagne avec une facilité déconcertante, bouclant ainsi un triplé historique – et jamais égalé - sur les trois distances phares de la course de fond. Il est désormais une légende vivante de sa discipline et va jusqu'à détenir huit records du monde simultanément, devenant également le premier homme à briser la barre des 14 minutes sur 5 000 m (13'57") ou celle des 20 kilomètres dans l'heure. Le tout en glanant un nouveau titre européen sur 10 000 m à Berne, en 1954. Cette fois sans Mimoun, blessé.
Difficile dans ces conditions, pour ce dernier, de se forger un palmarès à sa juste valeur. Ses plus grands succès internationaux, il les obtient au très réputé Cross des nations, qu'il gagnera à quatre reprises. Mais toujours en l'absence de son rival. Un rival qu'il n'a encore jamais battu, au moment où débutent les Jeux Olympiques de Melbourne en 1956.
Alain, méfie-toi des Russes...
Aux antipodes, les deux hommes vont s'affronter sur la seule distance du marathon, ce qui est en soi une surprise. Zatopek a pris cette option parce qu'il s'est fait opérer d'une hernie peu de temps avant les Jeux et pense n'avoir aucune chance sur 5 000 et 10 000 m. Mimoun a fait le même choix dans le plus grand secret.
A bientôt 36 ans, il estime que son salut passe désormais par le grand fond. Et il s'est préparé en conséquence, lors d'un stage commando effectué chez ses beaux-parents à Bugeat, en Corrèze, où il fera construire plus tard le Centre sportif des 1 000 sources. Là-bas, au milieu des espaces boisés, Mimoun augmente sensiblement son kilométrage. Il "borne" à n'en plus finir, effectuant quasiment un marathon par jour selon les conseils de son ami Zatopek, dont il s'est par ailleurs fait confectionner la même paire de chaussures chez un cordonnier finlandais.
A l'inverse du Tchécoslovaque qui est doté d'un esprit très cartésien, Mimoun, lui, est un homme profondément mystique, superstitieux à l'extrême et habité à la foi. Elevé dans la tradition musulmane mais sensibilisé tout petit à la religion catholique par les Père blancs d'Algérie, il s'est tourné pour de bon vers le catholicisme après s'être rendu à Lisieux en 1955. Visite qui l'a bouleversé et dont il s'est persuadé qu'elle l'a miraculeusement guéri d'une sciatique qui l'avait mis à l'arrêt pendant de longues semaines.
Bref, Mimoun croit aux signes du destin et ce 1er décembre 1956, tous les signes convergent dans le même sens. La veille de la course, il a appris par télégramme la naissance de sa fille, aussitôt baptisée Pascale-Olympe. Il porte le dossard n°13. Il a noté qu'un Français est champion olympique de marathon tous les 28 ans, ce qui doit donc tomber en cette année 1956 après les sacres de Michel Théato en 1900 et de Boughéra El Ouafi, d'origine algérienne comme lui, en 1928. En plus, après plusieurs jours de pluie, il fait beau et très chaud (36 degrés à l'ombre) sur Melbourne. Et ça, c'est plutôt bon pour lui.
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Alain Mimoun lors du marathon des Jeux de Melbourne. Le numéro 13 va lui porter bonheur.

Crédit: Getty Images

Mimoun, comme à peu près tout le monde, continue toutefois de voir en Zatopek le principal favori. Mais au moment du départ, donné dans l'immensité du Melbourne Cricket Ground, son bourreau des précédentes olympiades lui glisse une phrase mystérieuse. "Alain, méfie-toi plutôt des Russes..." Le Tchécoslovaque a senti qu'il ne serait pas en mesure de jouer la gagne. Et il a adoubé celui qu'il aimerait voir lui succéder. Mimoun.
Dès le passage aux 10 kilomètres, Zatopek se retrouve lâché d'un premier peloton effectivement mené par les Russes Albert Ivanov et Ivan Filine. Mimoun est dedans. Il a décidé de ne laisser partir personne, mais le fait que la bonne foulée à suivre ne soit pas celle de Zatopek le perturbe un peu. Alors, pour la première fois de sa carrière olympique, il va prendre son destin en main. Et partir seul.
Peu après le passage aux 20 kilomètres, tandis qu'ils ne sont plus que six à jouer la gagne, il reçoit pour cela l'aide bienvenue du jeune Américain John Kelley, qui porte une franche accélération en l'invitant à le suivre. Ce que Mimoun fait. Quelques hectomètres plus loin, Kelley a déjà lâché prise. Comme s'il s'était sacrifié pour servir de rampe de lancement, lui qui adorait Mimoun. Cette fois, ça y est. Mimoun est seul, lancé vers sa gloire. C'est son heure.
C'est aussi l'heure la plus longue de sa vie. Mimoun, qui a pris la décision absurde de ne pas boire durant la course – et qui est parti à dessein avec deux kilos en trop -, est rattrapé par le mur dès le 32e kilomètre, contraint de puiser au plus profond de lui-même pour ne pas flancher. Têtu comme un chameau, il y parvient en s'insultant, en songeant aux siens, à sa petite Pascale-Olympe qui vient de naître, en s'accrochant aux plus infimes parcelles de plaisir, comme la vision de cette jolie jeune fille blonde se précipitant pour ramasser le mouchoir blanc qu'il portait sur la tête et qu'il vient de balancer par terre. Bref il tient, on ne sait pas trop comment, mais il tient, franchissant le Rubicon qui sépare les grands des géants.
Et lorsqu'il fait son retour au Cricket Ground, empli de 120 000 personnes, l'accueil triomphal qu'il y reçoit lui fait l'effet d'une "bombe atomique". Mimoun est sacré en 2h25 tout rond. Avant même d'exulter, son premier réflexe est de se retourner, pour guetter l'arrivée de Zatopek. Son vœu le plus cher est que son ami l'accompagne sur la boîte. Ce ne sera pas le cas. Emil termine 6e en 2h29'34", ovationné par la foule comme s'il était le vainqueur. Le coup de bambou l'a rattrapé. Le temps aussi, cette fois définitivement.
Complètement exténué, Zatopek retrouve ses esprits au moment où le vainqueur se précipite vers lui pour lui annoncer sa victoire. Son visage s'illumine alors d'un grand sourire, pur, radieux et sincère. Il se met au garde-à-vous devant Mimoun, retire sa casquette et l'enlace durant de longues minutes. Scène restée mythique, d'un militaire à un autre, d'un champion à un autre, mais surtout d'un ami à un autre. C'était la dernière fois que ces deux-là participaient à une même course. Et pour la première fois, Mimoun était devant.
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Alain Mimoun épuisé après l'arrivée du marathon des Jeux de Melbourne en 1956. Son heure de gloire.

Crédit: Getty Images

Mimoun décoré, Zatopek déchu

Pour Mimoun, le happy-end est d'autant plus beau que le marathon est la dernière épreuve au programme, ce qui permet à l'étendard tricolore de rester longuement hissé en haut du stade olympique. Pour cet amoureux de la France, cet ardent défenseur de la patrie, c'est loin d'être anodin. "Ma plus grande fierté, c'est d'avoir fait flotter le drapeau français en haut du plus beau mât du monde, moi qui ne suis qu'un pauvre type...", déclarera-t-il ainsi, dans cet exquis mélange des genres entre la modestie de l'homme du peuple et l'orgueil invétéré du champion hors-normes.
A l'image de ce drapeau symboliquement hissé au crépuscule de sa carrière, Mimoun va être enfin porté aux nues par sa nation, qui le fera Grand Officier de la Légion d'Honneur en 2008, sous Sarkozy, et sur un autre plan le nommera conseiller sportif national à l'INSEP.
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Alain Mimoun face au Général de Gaulle, en 1965.

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Par un étrange scénario de l'histoire, Zatopek va connaître une trajectoire inverse. A cause de sa prise de position en faveur du Socialiste modéré Alexander Dubcek lors du Printemps de Prague en 1968, il sera déclaré persona non grata dans son pays après le retour au communisme imposé par les Soviétiques, dont les chars n'ont pas tardé à envahir la capitale tchèque. Radié de l'armée, exclu du Parti, Emil est assigné loin de chez lui à des tâches obscures et ingrates. Gaulliste patenté, très éloigné de ces idéaux de gauche, Mimoun prend néanmoins publiquement la défense de son ami. Jamais la guerre froide, qui tentera pourtant d'éloigner les deux hommes, ne les empêchera de rester amis.
Une fois apaisées les tensions géopolitiques, Mimoun et Zatopek n'ont plus cessé de rester en contact. Le Tchécoslovaque s'est rendu plusieurs fois à Champigny-sur-Marne, dans la fameuse maison blanche, baptisée (elle aussi) l'Olympe, que Mimoun avait fait construire peu de temps après sa médaille d'or, et où il aura vécu plus de 50 ans.
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Alain Mimoun pose avec sa médaille d'or de Melbourn devant "l'Olympe".

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Les deux hommes avaient de quoi se raconter, et la barrière de la langue n'était pas un souci : Zatopek, polyglotte confirmé, parlait couramment le français. Loin du cliché des coureurs ascétiques, les deux hommes étaient de bons vivants, aussi. Mimoun possédait, dit-on, l'une des plus belles caves privées de Paris, héritage des années d'amateurisme où ses victoires étaient souvent récompensées, à défaut d'argent, par des caisses de vin.
Malheureusement, tout a une fin. La dernière fois qu'Emil et Alain se sont vus, c'était à l'occasion d'une manifestation de l'UNESCO, à Paris, en 1997. Par la suite, la santé de Zatopek s'est rapidement dégradée, jusqu'à sa mort le 22 novembre 2000, à 78 ans. Mimoun, effondré en apprenant son décès, sera le seul athlète étranger présent à ses obsèques. Lui est resté bon pied bon œil quasiment jusqu'au bout puisqu'à plus de 90 ans, il trottinait encore presque tous les jours près de chez lui, dans le parc du Tremblay.
Et puis, un jour, le 27 juin 2013, il a fini lui aussi par franchir la ligne d'arrivée. Longtemps après Zatopek. Comme le lui aurait fait remarquer Jacques Anquetil, il avait encore fait deuxième.
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1992 : Alain Mimoun et Emil Zatopek trinquent à leurs médailles et plus encore à leur amitié.

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