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Wilma Rudolph ne devait plus marcher, elle est devenue la femme la plus rapide du monde

Maxime Dupuis

Mis à jour 24/09/2021 à 11:48 GMT+2

Wilma Rudolph est la première Américaine triple médaillée d’or sur une édition des Jeux. En 1960, elle fut la grande star des JO de Rome. Elle n’aurait jamais dû : victime d’une poliomyélite à 4 ans, elle était condamnée par la médecine à ne plus jamais retrouver l’usage de sa jambe gauche. Elle y est parvenue, jusqu’à devenir une légende injustement oubliée. Parce que son œuvre dépasse le sport.

Wilma Rudolph

Crédit: Eurosport

"Quand la légende dépasse la réalité, imprimez la légende". Le jour où John Ford a mis ces mots dans la bouche de Carlton Scott, dans "L'homme qui tua Liberty Valance", le réalisateur aux quatre Oscars avait sans doute dans un coin de la tête le secret espoir que cette scène entrerait dans l'histoire du septième art. Voire dans celle de l'Amérique, dont il s'évertua, tout au long de sa vie, à décrire la lente et douloureuse construction. Une chose est certaine : Ford ne faisait aucunement référence à Wilma Rudolph, athlète exceptionnelle à tous les sens du terme et devenue, deux ans avant la sortie de son film, une légende bien vivante dont on peut imprimer la réalité sans que cela n'abîme le mythe.
Tout ce que vous allez lire ici est vrai, même ce qui peut vous paraitre le plus invraisemblable. Wilma Rudolph, c'est l'histoire "bigger than life" d'une fille délaissée de l'Amérique et de la providence. Son extraordinaire destinée tient sur ses deux jambes, dont une qui n'aurait jamais dû la propulser dans l'histoire de son sport et, surtout, de son pays. Parce que si les bonnes fées se sont penchées sur son berceau le jour de sa naissance, elles étaient venues sans leur baguette magique.
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Wilma Rudolph et Dorothy Hyman, Jutta Heine

Crédit: Getty Images

Double pneumonie, scarlatine et poliomyélite

Etats-Unis. 1940. L'esclavage a officiellement été aboli depuis près de 75 ans. Mais il y a les écrits. Et les faits. Si l'encre a eu le temps de sécher, le sang et les larmes n'ont pas fini de couler au sud du pays. Ce sud, profond, où la violence envers les noirs refait surface avec une régularité métronomique. Le 23 juin, la petite Wilma voit le jour dans le ghetto de Bethlehem, à Clarksville, au nord du Tennessee. On ne peut être plus éloigné de l'idéal américain. Quand le pays fourbit ses armes et se battra bientôt pour libérer le monde de la barbarie nazie, la bannière étoilée ne montre que peu d’égard à l'endroit d'une partie des siens, dont Wilma Rudolph finira par être l'un des phares.
L'Amérique est le pays de tous les possibles. A condition d'être blanc et bien portant. Wilma Rudolph est noire. Née prématurée. Quand elle pousse son premier cri, la fillette ne pèse que 2 kilos et des poussières. Vingtième rejeton d'une famille de vingt-deux enfants, elle est la fille d'un porteur de bagages de la gare locale et d'une domestique.
A quatre ans, sa vie bascule, jusqu'à la porter au-dessus d'un précipice dont on ne ressort que rarement et jamais indemne. Après avoir été - entre autres - victime d'une double pneumonie et d'une scarlatine, elle contracte une poliomyélite qui lui fait perdre l'usage de sa jambe gauche. Elle portera désormais une attelle métallique. Et les médecins sont catégoriques : elle ne marchera plus. Elle n'a plus de force dans sa jambe et son pied. Nous sommes en 1944. Si Franklin Delano Roosevelt a prouvé qu’il était possible de devenir président des Etats-Unis avec un handicap, il est inconcevable de s’imaginer un avenir d’athlète. Dans seize ans, Rudolph deviendra pourtant la femme la plus rapide du monde.
Mes médecins me disaient que je ne marcherais plus jamais
L'histoire de Wilma Rudolph, c'est avant tout une immense leçon de résilience. Et d'amour. Un amour familial qui a poussé une fratrie à aider une petite fille que rien ne prédestinait à embrasser un destin d'exception. Condamnée par la médecine, elle a été sauvée par les siens et son exceptionnelle volonté. "Mes médecins me disaient que je ne marcherais plus jamais, expliquait-elle. Ma mère me disait que j'y arriverais. J'ai cru ma mère". Toutes les semaines, cette dernière parcourt les 80 kilomètres séparant le domicile des Rudolph du premier hôpital acceptant les noirs, à Nashville. A la maison, ce sont ses aînés qui la massent quotidiennement.
"J'ai passé le plus clair de mon temps à chercher comment retirer mes attelles, expliquera-t-elle bien plus tard. Quand vous êtes issue d'une grande et formidable famille, il y a toujours un moyen de parvenir à vos fins." Petit à petit, sa condition s'améliore. A 9 ans, elle se débarrasse de ses attelles. Deux ans plus tard, elle quitte les chaussures orthopédiques qui avaient pris le relais de ses encombrantes armatures. Wilma est âgée de 11 ans. Elle marche. Elle court, même. Vite. Et saute. Haut.
Wilma est déjà grande pour son âge. Et, dans sa quête de normalité, s'est prise de passion pour le basketball, qu'elle pratique dès qu'elle peut, avec l'une de ses sœurs. A la Burt High School, elle finit par intégrer l'équipe de l’école, bat le record de points sur un match (49) et va même jusqu'à être sélectionnée dans l'équipe de l'Etat du Tennessee. Mais les courts de basket sont vite étriqués pour celle qui est surnommée "Skeeter" (moustique). Parce qu'elle est insaisissable et va vraiment trop vite pour se cantonner à bondir ballon orange en main.
Ed Temple est l'entraîneur de l'Université du Tennessee. Faiseur de championnes, puisqu'il enverra tout au long de sa carrière 40 athlètes aux JO pour 13 titres et dix autres breloques, il a rapidement été bluffé par la vitesse et les qualités naturelles de Wilma Rudolph. Elle sera bientôt l’une de ses "Tigerbelles". Mais, en attendant d'avoir l'âge de rentrer à l'université, Temple s'occupe déjà d'elle. Il va polir le diamant brut. Jusqu'à en faire un bijou qui n'attendra pas longtemps avant de s'illustrer sur la plus grande scène possible. A 16 ans, avec un relais issu de l’Université du Tennessee, elle décroche le bronze sur le 4x100 mètres aux Jeux de Melbourne. Le meilleur reste à venir.
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Wilma Rudolph

Crédit: Getty Images

Promesse et accomplissement

Sous la coupe de Temple, Wilma Rudolph grandit. Dans tous les sens du terme. Techniquement et physiquement. Du haut de ses 180 centimètres, de ses interminables jambes et d'une grâce qui lui vaudra d'être surnommée "la gazelle noire" par la presse italienne durant les JO de Rome, Wilma ne peut pas être plus éloignée de la petite fille fragile et souffrante qu'elle fut. Impossible d'imaginer ce qu'elle a enduré durant sa prime enfance. A l'orée de ses vingt ans, elle est déjà une athlète accomplie. Moins d'une décennie après s'être débarrassée des entraves qui la destinaient à une vie de souffrance, elle est la plus belle promesse de l'histoire de l'athlétisme américain. Avant d'en devenir son plus bel accomplissement.
25 août 1960. Le monde a les yeux rivés sur Rome. Et quand on dit le monde, on n'exagère pas. Les Jeux de la dix-septième olympiade sont les premiers diffusés en mondovision. La télévision a pris le pouvoir. Le monde a changé de dimension. Les Jeux s’apprêtent à en faire de même. Wilma Rudolph aussi.
Quand elle débarque sur la piste du Stade Olympique, où elle défendra ses chances sur le triptyque magique du sprint (100, 200 et 4x100m), Wilma Rudolph n'est déjà plus une inconnue. Et pour cause, celle qui est devenue maman en 1958 est recordwoman du monde du 200 mètres depuis deux mois. Aux championnats universitaires US, elle a même poussé la coquetterie jusqu'à devenir la première femme sous les 23 secondes (22''9). Elle écrasera le demi-tour de piste à Rome. Finale. Couloir 1. Elle est seule au monde (24"). L'Allemande Jutta Heine est repoussée à quatre dixièmes. Une éternité.
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Wilma Rudolph, seule au monde

Crédit: Getty Images

Trois titres, une cheville foulée

Trois jours avant cette démonstration de force, Wilma Rudolph avait écrasé la concurrence sur la ligne droite. Record du monde égalé en demie (11''3), pulvérisé en finale (11''0), l'Américaine sera privée de son temps de référence en raison du vent qui soufflait un peu trop dans son dos. Partie remise, elle le battra un an plus tard (11''2). Et puis, l'essentiel est ailleurs. La revanche de Wilma Rudolph sur le destin est éclatante.
Cerise sur le gâteau, elle remporte le 4x100m avec ses partenaires de l'Université du Tennessee, sous bannière étoilée. Les "Tigerbelles" mettent le monde au tapis. Malgré un dernier passage de témoin catastrophique, "Skeeter" remonte les deux mètres de débours qui la séparent de Jutta Heine. Elle coupe la ligne d'arrivée en tête. Pas de record du monde cette fois. Les filles l'avaient déjà battu en demie (44’’4).
Rudolph est au sommet de son sport et, déjà, une légende vivante : aucune Américaine n'avait décroché trois titres olympiques lors d'une même édition des JO avant elle. Pour l'anecdote, elle a réussi ce tour de force avec une cheville bandée, stigmate d'une foulure dont elle a été victime la veille de son entrée en lice sur 100 mètres. Elle a marché dans un trou à l'entraînement. Un détail pour elle. "Croyez-moi, la récompense n'est pas aussi belle sans la lutte", a-t-elle dit un jour. Personne ne le sait mieux qu’elle.

Les Beatles, Elvis et Wilma

Après Rome, plus rien ne sera jamais comme avant. Parce que la télé a accompagné ses exploits transalpins. A l'image d'un certain Cassius Clay, sacré champion olympique de boxe dans la cité éternelle, Wilma Rudolph devient une star. Elle apparait dans le "Ed Sullivan Show", rendez-vous dominical suivi par 60 millions de ses compatriotes sur CBS et fréquenté par les Beatles ou Elvis, pour ne citer que les plus prestigieux convives de l’incontournable émission. Rudolph et sa maman auront également les honneurs du bureau ovale de la Maison Blanche et d'une rencontre avec le président fraichement élu John Fitzgerald Kennedy. A l’orée des années 60, cet événement va bien au-delà du simple symbole.
L'Amérique n'a pas encore changé. Mais à une époque où la question des droits civiques est brûlante, Wilma Rudolph devient une ambassadrice rêvée de la cause afro-américaine. "Vous grandissez en voyant et entendant toutes ces injustices… Bien souvent, ces cicatrices profondes ne guérissent pas", confiera-t-elle plus tard. A Clarksville, ville où la ségrégation est plus qu’un concept, elle s'attelle à changer la donne. A son échelle. Quand le gouverneur Buford Ellington, dont les idées sont aussi courtes que ses cheveux, souhaite organiser une parade en son honneur au retour des Jeux, l'athlète n’est pas emballée. Sauf si la population noire y est conviée. Ce sera le cas. Un petit pas pour l'homme. Un grand pour l'Amérique.
La suite de sa vie sera consacrée aux autres. Parce que Wilma Rudolph range ses pointes en 1962. L'athlétisme ne la fait pas vivre et, surtout, elle n'a pas envie de se voir décliner. Pourquoi aller à Tokyo si c'est pour faire moins bien qu'à Rome ? "Si je ne gagne que deux médailles, il me manquera quelque chose, assure-t-elle. J'ai déjà fait comme Jesse Owens, je reste avec ça."
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Le timbre de Wilma Rudolph

Crédit: Imago

La triple championne olympique et triple recordwoman du monde termine ses études et se lance dans l'éducation des jeunes sportifs, entre autres. Elle touchera un peu à tout et lancera aussi une fondation portant son nom, destinée à aider la jeunesse de son pays, notamment les minorités. Cette Wilma Rudolph Foundation, c'est ce dont elle était la plus fière au crépuscule de sa vie. Elle est partie en 1994, victime d'une tumeur au cerveau. Si l'Amérique l'a oubliée au fil des années et qu’elle ne parle guère à la jeunesse du XXIe siècle, sa trace est unique.
"Elle a posé les fondations pour toutes les femmes qui voulaient devenir de grandes athlètes", jugeait Jackie Joyner-Kersee, autre légende US de l’athlé, au moment de la mort de Rudolph, dont l’effigie est apparue en 2004 sur un timbre. Avant d’ajouter : "Je ne peux être comparée à Wilma. Elle n'a pas profité des facilités et de l'aide dont j'ai bénéficié. Mais le sillon qu'elle a tracé, les traces dans lesquelles on a pu mettre nos pas sont bien plus grandes que tout ce que j'ai pu accomplir."
"Je ne sais pas pourquoi je cours aussi vite, je ne fais que courir", aurait pu lui répondre Rudolph. Non, Wilma, tu as fait bien plus que ça.
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