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Mohamed Ali, le pathétique adieu

Laurent Vergne

Mis à jour 05/06/2020 à 11:22 GMT+2

RAGING BOXE - Le 11 décembre 1981, aux Bahamas, Mohamed Ali livre le 61e et dernier combat de sa carrière. Alourdi, d'une lenteur effrayante, "The Greatest" s'incline aux points contre Trevor Berbick. A quelques semaines de son 40e anniversaire, il tire enfin le rideau sur une carrière glorieuse mais qu'il n'a pas su arrêter à temps. A Nassau, Ali était déjà malade.

Raging Boxe - Ali-Berbick. (Par Quentin Guichard)

Crédit: Eurosport

RAGING BOXE - EPISODES PRECEDENTS
21 septembre 1984. En début de soirée, Mohamed Ali quitte l'Institut neurologique du Columbia Presbyterian Medical Center de New York. Il va beaucoup mieux, dit-on. Pendant quatre jours, l'ancien champion du monde des poids lourds a subi une batterie de tests médicaux, destinés à déterminer la nature exacte du mal qui le ronge depuis maintenant plusieurs années.
Enfermé dans un mensonge, il s'est longtemps refusé à effectuer ces examens. Par peur de la vérité, peut-être. Mais la peur n'évite pas le danger. Lui qui n'avait peur de rien sur le ring le savait mieux que personne. Mais ce verdict-là laisse planer la menace d'un K.O. d'une autre nature.
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Mohamed Ali en septembre 1984.

Crédit: Imago

Jusqu'au bout, ce mensonge aura perduré, orchestré par Ali lui-même, donc, son entourage, avide de profiter aussi durablement que possible du personnage le plus rentable de l'histoire de la boxe, et même par les médecins. Le 19 septembre, le Docteur Martin Ecker, un radiologiste qui a accompagné l'ex-boxeur durant son court séjour à l'hôpital, assure que "Mohamed Ali n'a pas la maladie de Parkinson". "C'est un fait, dit-il, il souffre de symptômes mineurs de cette maladie mais ils ne sont pas suffisamment nombreux ou prononcés pour que l'on puisse la lui diagnostiquer."

Ali s'est menti à lui-même

Ce jeu de dupes est d'une tristesse infinie. Depuis fin 1981, les difficultés d'élocution sautent aux oreilles de tous ses interlocuteurs. Il est pris parfois de légers tremblements. La lenteur de certains de ses gestes sidère, pour un homme à peine entré dans la quarantaine. En juillet 1984, son apparition chez David Letterman effraie d'ailleurs le grand public américain.
Le 23 septembre, enfin, un communiqué médical annonce que Mohamed Ali souffre bel et bien de la maladie de Parkinson. Pas une surprise, mais un choc, malgré tout. A tel point qu'il sera suivi d'une campagne sans précédent aux Etats-Unis pour faire interdire la boxe. Mais comme l'écrira David Anderson dans le New York Times, "la boxe, comme les péchés, est trop populaire pour être interdite."
L'officialisation (plus que la révélation) de sa maladie marque la fin d'une sinistre comédie. Oui, Ali s'est menti à lui-même. Face à la réalité, d'abord : "Tout va bien chez moi, je suis toujours 'The Greatest',", disait-il ainsi en 1982. Mais aussi quant aux causes de sa maladie. Les coups (il en a reçu plus d'un million dans sa carrière) ? Non, selon lui. Sa thèse, absurde, tient à un accident de moto, à Chicago, en 1973 : "Je portais un casque, mais j'ai eu des douleurs dans la tête à partir de là".

Dix combats (de trop) après le Thrilla in Manilla

Cette explication-là possède l'avantage d'exonérer ses propres décisions. Ces combats de trop, ceux d'une fin de carrière qui n'en a plus fini de s'étirer, bien au-delà du déraisonnable. La raison aurait voulu qu'il arrête pour de bon en 1975 après la belle contre Joe Frazier. Lors du "Thrilla in Manilla", Ali était sorti vainqueur mais en ayant "aperçu la mort" selon ses mots. "C'est terminé entre Joe et moi, dit-il. Nous avons soldé nos comptes. C'est le combat le plus dur de ma vie."
La suite allait marquer un aller sans retour dans un long, trop long tunnel où la lumière comme la vie s'amenuise, combat après combat. En six ans, le natif de Louisville va remonter dix fois sur le ring. Dix fois de trop. Le temps d'écrire une nouvelle page d'histoire, en redevenant champion du monde pour la 3e fois (une grande première) en 1978 lors de la revanche face à Leon Spinks, et d'accumuler quelques millions de dollars supplémentaires.
En dépit de résurrections de plus en plus brèves et de plus en plus espacées, le champion s'enferre dans une descente aux enfers dont il ne comprend ou ne veut comprendre qu'elle entraîne déjà l'homme dans sa déchéance. Il touche une première fois le fond contre Earnie Shavers, en septembre 1977, au Madison Square Garden. Certes vainqueur aux points, Ali n'est déjà plus lui-même. "C'est son pire combat", juge son entraîneur, Angelo Dundee.
C'est après cette bouillie que Ferdie Pacheco, son médecin, tire la sonnette d'alarme. Il sent la catastrophe arriver. Dans une lettre, il implore Ali, sa femme, Veronica, Dundee et Herbert Muhammad, son manager, de mettre un terme à tout ça. On ne l'écoute pas. Il démissionne et quitte ce navire brinquebalant.
"Si tu continues, viendra un jour où même un gamin qui ne serait pas assez costaud pour porter ton seau d'eau arrivera à te battre'
Un autre homme dit au champion d'arrêter les frais. Il s'appelle Teddy Brenner. Bien avant Don King et son infernal machine à cash, c'est lui qui a monté les premiers combats chez les pros de celui qu'on appelait encore Cassius Clay. "Je lui ai dit de prendre sa retraite après le combat contre Earnie Shavers en 1977, a-t-il confié au Washington Post en 1984. Il prenait trop de coups. Je pensais sincèrement qu'il avait eu son compte pendant toutes ces années. Je lui ai dit 'si tu continues, viendra un jour où même un gamin qui ne serait pas assez costaud pour porter ton seau d'eau arrivera à te battre'. Mais il n'écoutait pas. Tout ça m'a beaucoup attristé."
Le Sunday Times publie un article avec le témoignage d'un neurologue londonien qui a étudié à la vidéo plusieurs interviews du champion. Son verdict est sans appel : "Il souffre de difficultés d'élocution qui ne peuvent prendre leur source que dans des lésions cérébrales. C'est un crime que de le laisser boxer."
Le 26 juin 1979, Mohamed Ali annonce la fin de sa carrière. Il était temps. Trop tard, peut-être, pour endiguer la maladie de Parkinson dont les tout premiers effets apparaissaient déjà. Quinze mois plus tard, de façon insensée, il reprend pourtant du service. Laminé par Larry Holmes, il offre de lui une image pathétique. Mais toujours le déni : "Je me sentais bien plus mal après le combat contre Frazier à Manille. Là-bas, je n'ai même pas pu sortir de mon lit pendant trois jours."
Sous-entendu, vous me reverrez. Holmes, dont il fut l'idole et qui a été son sparring-partner dix ans plus tôt, a pourtant retenu ses coups, de peur de le cabosser trop sévèrement. Dans la nuit suivant cette sinistre parodie, Holmes rend visite à Ali à son hôtel et le supplie de ne plus jamais remettre les gants. Comme d'habitude, il n'écoutera pas.

Si l'élocution s'effrite, la gueule reste grande

Mais pourquoi remettre le couvert, encore et encore ? On le dit ruiné. On prétend qu'il s'ennuie à mourir dans sa propriété démesurée de Fremont Place, sur les hauteurs de Beverly Hills. On avance sa mégalomanie. L'intéressé dément sur toute la ligne : "Je ne suis pas fauché. Oui, j'ai besoin d'argent. Evidemment que j'en ai besoin, Rolls Royce veut toujours vendre des voitures et compte sur moi. Mais je ne fais pas ça pour l'argent. Je ne suis sous l'influence de personne. Et les projecteurs ne me manquent pas. C'est juste l'idée. L'idée de devenir quatre fois champion du monde."
Son 61e combat est fixé au 11 décembre 1981, à un mois de son 40e anniversaire. Ce sera le tristement bien nommé "Drama in Bahamas". En dehors de la Caroline du Sud, aucun Etat n'a accepté de renouveler sa licence. Moins regardants, les Bahamas la lui délivrent. Son adversaire, Trevor Berbick, est de douze ans son cadet. Lui aussi a été battu aux points par Larry Holmes. Berbick n'est ni Holmes, ni Frazier, ni Foreman, pas même Norton, mais il est puissant. Ali, pourtant, se dit certain de pulvériser celui qui deviendra brièvement champion du monde avant d'être victime de l'arrivée de la tornade Tyson en 1986.
Si son élocution s'effrite, les mots s'échappent d'une gueule toujours aussi grande. Charisme intact. Dans une interview accordée à un de ses meilleurs ennemis, le vétéran du journalisme Red Smith, Ali se lâche : "Berbick, ça va être tellement facile... Je vais le surclasser, l'écraser. Mon prochain adversaire sera Mike Weaver. Puis je battrais Larry Holmes pour redevenir le champion. Je défendrai mon titre encore deux ou trois fois, et puis je prendrai ma retraite. J'irai prêcher dans le monde entier."
Quand Smith lui rappelle que sa façon de parler inquiète parfois jusqu'à sa propre mère ou ses plus proches amis, il répond en clignant de l'œil par malice : "Vous trouvez que je parle comme quelqu'un qui a un traumatisme cérébral ?" Il donne le change, encore. Mais sur son avenir de boxeur comme sur le reste, Ali croit-il seulement ce qu'il dit ?
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Mohamed Ali.

Crédit: Getty Images

"Qu'est-ce que vous faites-là ? Vous êtes encore boxeur ?"

Aux Bahamas, il apparaît épaissi, boursouflé. Il refuse de monter sur la balance. Personne ne doit savoir combien il pèse. Il jure courir 10 kilomètres trois fois par semaine. En réalité, après trois bornes, il n'en peut plus. Un matin, au lever du soleil, il croise un jeune homme sur la plage pendant son footing. "Qu'est-ce que vous faites-là ? Vous êtes encore boxeur ?", lui demande l'effronté. Ali sourit. Puis, essoufflé, rentre à l'hôtel dans la limousine qui le suit sur la route bordant la plage. Il s'était davantage vexé de se voir comparé dans la presse, caricature à l'appui, au Bibendum Michelin.
Ses sessions d'entraînement sont davantage prétexte à arrondir son compte en banque (l'entrée, payante, est fixée à trois dollars) qu'à le préparer pour le combat. Mais il fanfaronne toujours : "Ce matin, vous m'avez vu travailler ma défense. Tous les jours, je travaille quelque chose de différent. Contre Berbick, je danserai toute la nuit. Vous avez des questions ? Pas sur mon physique, hein, je sais que je suis toujours beau gosse."
Même la conférence de presse d'avant-match s'avère trop amicale. Loin des peignées, parfois surjouées, on rivalise d'amabilités. On sourit. On rigole, même. Comme quand, au moment de poser pour la photo, Thomas Hearns, présent pour l'occasion, fait mine de devoir séparer les deux protagonistes. Puis Ali prend la main de Berbick, la plaque sur sa poitrine, et fait mine de se fâcher : "tu m'as appelé négro ? Tu m'as appelé NEGRO???" La foule, hilare, a eu le show réclamé. Sur le ring, ce ne sera pas la même musique.
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Mohamed Ali et Trevor Berbick lors de la conférence de presse d'avant-combat, à Nassau.

Crédit: Getty Images

11 000 personnes se sont massées au Queen Elizabeth Sports Centre de Nassau. Toutes acquises à la cause du "Greatest". Tout est grotesque. Des spectateurs sont restés bloqués deux heures à l'extérieur. La clé d'une des portes avait été égarée. Il manque des paires de gants. Il n'y a pas de cloche prévue pour signifier le début et la fin des rounds. On en arrachera une le jour-même au cou d'une vache. Surtout, tout le monde l'ignore en tribunes, mais 90 minutes avant le combat, Trevor Berbick refuse de monter sur le ring.

De la bulle de champagne au fond de la cuve

Devant le bordel ambiant et l'odeur de faillite dégoulinant de tous les murs, le Jamaïcain installé au Canada veut des garanties. Il veut être payé avant de se battre. "Sinon, je me casse d'ici, lance-t-il. C'est une question de principe." Le promoteur, James Cornelius, est à sec. C'est un des diffuseurs, Select TV, qui allonge les 250 000 dollars manquants in extremis. Drôle d'endroit, drôle d'ambiance. Drôle de combat, qui va suinter la tristesse. Le glauque, presque.
Jadis, Mohamed Ali n'aurait fait qu'une bouchée de Trevor Berbick. Il aurait fait son miel de sa lenteur d'exécution. Mais il n'est plus Mohamed Ali. Juste une pâle copie défraichie. L'incarnation de la lenteur, c'est lui, à présent. L'ex-roi des lourds entretient vaguement l'illusion sur quelques séquences. Sur un jab ou un enchaînement, l'Américain touche son adversaire. Mais sans faire mal. A la fin de la 3e reprise, il manque de perdre l'équilibre en voulant s'asseoir sur son tabouret. A mi-combat (prévu en 10 rounds), Ali n'a plus rien à donner. Il s'épuise au fil des minutes et n'a plus qu'une ambition : tenir debout.
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Trevor Berbick à l'abordage, Mohamed Ali à la dérive.

Crédit: Getty Images

Comme lors des semaines ayant précédé le combat, la flambe reste sa seule arme. Alors, dans la 8e reprise, il se dresse sur la pointe des pieds, comme pour se rendre plus grand et impressionner Berbick. Le public en raffole : "Ali ! Ali ! Ali !" Puis, dans ce qui se révèlera être le dernier round de sa vie de boxeur, Mohamed se met à danser, comme du temps de sa splendeur, celui de sa jeunesse. La foule explose de joie.
Mais le cœur n'y est plus. Les jambes encore moins. La bulle de champagne, jadis si légère, s'est lestée de plomb pour tomber au fond de la cuve. Sa boxe est devenue ça. Un fond de cuve. La danse se veut aérienne. Elle n'a que les atours d'un message d'adieu, et la réponse du public ceux d'un hommage posthume au grand champion qu'il n'est plus. Au bout du 10e round, la cloche de vache retentit une dernière fois. La mascarade s'achève. La carrière du plus grand personnage de l'histoire de la boxe aussi.

La retraite, enfin, mais trop tard

Trevor Berbick s'impose aux points, à l'unanimité. Encore heureux. Ali est interviewé sur le ring. "Ça s'est joué à peu de choses, marmonne-t-il. Je dois m'en remettre à ce que les juges ont décidé. Il était bon. Il était fort. Je pense qu'il a gagné... Je voyais les coups mais je ne pouvais pas les éviter. J'ai été rattrapé par le temps qui passe." "J'ai senti mes 40 ans", concède-t-il encore le lendemain.
Enfin, il prend la décision qui s'impose : "Je me connais mieux que personne et je sais que c'est la fin. C'est fini, je pars à la retraite et je ne vois pas pourquoi je changerais d'avis." Cette fois, il tiendra promesse. Mais trop tard. Seules satisfactions, il a préservé sa fierté et son visage, à peine marqué. Il n'a pas été mis K.O. Il n'a pas été démoli. Juste vidé, asséché de toute énergie.
Pourtant, même s'il prétend le contraire, ce fut peut-être plus dur à accepter encore que de se faire casser la gueule. Être là, sur ce ring, et se sentir si faible. Impuissant. Presque inutile. "Au moins, je ne suis pas tombé, souffle-t-il. Il n'y aura pas de photos de moi par terre, passant à travers les cordes, la gueule en sang, ou les dents cassées. Les gens m'aimeront encore plus maintenant, car je suis devenu comme eux. Ça nous arrive à tous d'être battu. De vieillir. De mourir."
Mohamed Ali a 40 ans. Il est déjà vieux. Une partie de lui est même déjà morte.
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Mohamed Ali (1942-2016)

Crédit: AFP

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