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Eros le héros : Trop grand et trop lourd, Poli a pourtant dompté le Ventoux

Laurent Vergne

Mis à jour 16/02/2022 à 17:01 GMT+1

LES HEROS IMPROBABLES – Avec son physique de colosse, Eros Poli était l'anti-grimpeur par excellence. Capitaine de route et gregario, il était aussi l'anti-leader. Son rôle n'était pas de gagner. Il n'a d'ailleurs signé que deux petites victoires dans sa carrière pro. Mais l'une d'entre elles, l'Italien l'a décrochée sur le Tour de France, dans l'étape du mythique Mont Ventoux.

Eros Poli au Mont Ventoux sur le Tour 1994.

Crédit: Eurosport

C'est l'histoire d'un mec qui mesure près de deux mètres et pèse quasiment 90 kilos. L'histoire d'un mec lourd comme un cheval mort, qui a vaincu là où seules les plumes parviennent à survivre. L'histoire d'un type qui ne gagnait jamais parce qu'il n'était ni fait ni payé pour ça, et qui a signé une des plus surprenantes victoires des temps modernes, là où il n'aurait jamais dû triompher. Par une brûlante journée de juillet, en 1994, Eros Poli, puisqu'il s'agit de lui, a signé le succès d'une vie par-delà un mythe, le Mont Ventoux.
Sacré pied de nez à la logique pour celui qui, comme le disait Laurent Fignon de ces grands gaillards qu'il aimait affectueusement moquer, n'aurait "même pas réussi à grimper son escalier". Une bien improbable part de lumière pour cet infatigable travailleur de l'ombre. L'Italien est, de loin, le triomphateur le plus atypique du terrifiant géant de Provence. Mais à bien y réfléchir, cela lui ressemble. Car rien, dans sa trajectoire, n'aura été conforme au parcours traditionnel du coureur cycliste lambda.
La genèse de son histoire débute quatorze années plus tôt. Loin du Ventoux. Loin du Tour. Loin de la route, aussi. Son truc, à Eros, c'est la piste. Endurant, puissant, il s'y exprime à merveille. A 17 ans, en 1980, il est sacré champion d'Italie de poursuite individuelle chez les Juniors. Un sésame pour les Championnats du monde Juniors, organisés cette année-là à Mexico. "Mais à l'époque, nous raconte le Véronais, j'étais encore au lycée. Mon père m'a fait comprendre que la priorité, c'était l'école. Je lui ai dit 'mais papa, ce sont les Championnats du monde, je ne peux pas rater ça'."

Le pacte père-fils

Le paternel et son grand gaillard de fils passent alors un pacte : "Il m'a dit 'OK, fais ce que tu veux. Je te soutiens jusqu'à tes 21 ans, tu peux t'amuser. Mais à 21 ans, si ça n'a pas marché, tu devras te trouver un vrai métier. Le vélo, ce n'est pas sérieux, ce n'est pas un vrai boulot'." Eros a donc quatre années devant lui. Il intègre l'équipe d'Italie amateurs du 100 kilomètres contre-la-montre. Une épreuve au prestige imposant à l'époque. Un grand bond vers la route, un pas minuscule vers le Ventoux.
Dans son viseur, les Jeux de Los Angeles. En Californie, en compagnie de Marco Giovannetti, Marcello Bartalini et Claudio Vandelli, Eros Poli décroche l'or olympique. Le quatuor transalpin survole la course en pointant en tête à tous les chronos intermédiaires. Un vrai chef-d'œuvre. En ce jour de sacre, nous sommes le 5 août 1984. Le lendemain, le Vénétien fêtera ses 21 ans. Difficile de mieux respecter le timing fixé par son père. "C'était fantastique, dit-il, ça m'a permis de continuer le vélo".
Toutefois, il refuse de passer professionnel. Après tout, comme lui avait dit papa, le vélo, ce n'est pas un boulot. Eros s'y était mis à 10 ans, non par passion, mais par nécessité. La crise pétrolière avait durement touché l'Italie en 1973. Le gouvernement a alors obligé ses concitoyens à utiliser la voiture seulement un jour sur deux. Les autres, c'était patins à roulettes ou vélo. Eros choisit le vélo. "Mon père en a acheté un pour lui et un pour moi, a-t-il raconté en 1997 dans un entretien à L'Equipe. Un dimanche, je faisais un tour et j'ai croisé un copain qui faisait partie d'un club local. Il m'a demandé si je voulais venir avec lui, voilà comment ça a commencé..."
Après le rêve californien, plutôt qu'un contrat pro, il vise une deuxième couronne olympique. En 1987, il remporte le titre de champion du monde du 100km avec la Squadra. Les Jeux de Séoul s'annoncent bien. Mais rien ne va se passer comme prévu :
Il y a eu un problème et les vélos ne sont pas partis avec nous, ils sont restés en Italie. Nous les avons récupérés au dernier moment, deux jours avant le contre-la-montre. On a passé une semaine au Village olympique sans pouvoir s'entraîner. Surtout moi, j'étais très grand, je ne trouvais aucun vélo à ma taille en Corée du Sud.

Avec Cipo, le tandem indissociable

Seul rescapé du carré magique de Los Angeles, Poli est cette fois flanqué de Mario Scirea, Roberto Maggioni, et celui qui deviendra son grand ami, Flavio Vanzella. L'Italie, perturbée par ces aléas, termine à une décevante 5e place, à plus de deux minutes des vainqueurs allemands. "J'étais démoralisé, avoue-t-il. Nous étions champions du monde en titre, nous étions les grands favoris. C'était dur. Je suis resté deux mois en vacances à ne rien faire, je voulais tout arrêter."
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Eros Poli (en deuximèe position) lors du chrono par équipes 100km aux Mondiaux 1987 (Photo Cinelli)

Crédit: From Official Website

Il faudra l'intervention d'un directeur sportif pour le convaincre de franchir le cap du professionnalisme. En deux temps. "Je ne voulais toujours pas devenir pro. Alors on a trouvé un compromis : je ferai d'abord une saison dans leur section amateurs, avant éventuellement de passer pro." Voilà comment, au début de l'année 1991, sous les couleurs de l'équipe Del Tongo MG, Eros Poli entame à 27 ans passés sa carrière chez les pros. Drôle de débutant. Mais sacrée équipe, avec Fabio Baldato, Franco Ballerini, Zenon Jaskula ou encore Franco Chioccioli, qui remportera le Giro cette année-là.
Mais son destin, Eros va surtout le lier à un jeune sprinter de 23 ans qui s'apprête à devenir une gigantesque star : Mario Cipollini. Tout les oppose. L'exubérance de l'un n'a d'égale que la discrétion de l'autre. Super Mario la diva, qui n'aime rien tant que la lumière. Eros le sage, parfait homme de l'ombre. Le second sera le protecteur du premier, et son poisson-pilote dans les sprints. Tandem complémentaire, indissociable. Effaçant ses craintes, le "rookie" tardif trouve sa place. "N'oubliez pas qu'à l'origine, je venais de la piste. J'étais tellement grand que je n'étais pas du tout adapté pour la route. Je n'étais pas un gagnant. Mais j'avais trouvé mon rôle. Celui d'un rouleur, un capitaine de route, un domestique."

La noblesse du domestique

Domestique. Le mot est lâché. On aurait tort de le considérer sous un jour péjoratif. Au contraire. C'est une des tâches les plus nobles du sport cycliste, tellement moins individuel qu'on ne l'imagine. Dans une de ses 522 chroniques dans L'Equipe, Antoine Blondin avait magnifié lors du Tour de France 1970 ce sens du sacrifice du gregario. Elle s'intitulait "un petit tout seul dans un grand ensemble". Il y écrivait ceci :
"Peut-être faut-il avoir vécu à la campagne pour mesurer à quel point le mot (domestique), qui désigne l'attachement à la maison et à la famille, n'a rien d'infamant. Montherlant lui-même a célébré 'l'honneur de servir'. Et il nous faut rappeler que toute tâche est noble, qui contribue à une œuvre commune."
Et Blondin de comparer cette œuvre commune cycliste à un iceberg, dont le leader serait la partie visible, l'essentiel restant immergé. Pendant l'intégralité de sa carrière, Poli restera sous la ligne de flottaison. Le bloc de glace sous l'eau. Toute sa carrière, moins une journée. Ce 18 juillet 1994, le colosse de Vérone passe de gregario à héros. Sans rien avoir prémédité. Surtout pas ce jour-là. Surtout pas à cet endroit. Cette 15e étape est longue : 231 kilomètres, entre Montpellier et Carpentras. Avec, au menu, un morceau de bravoure légendaire, le Ventoux.
C'est un Tour un peu bizarre pour Eros. Victime d'une chute sur la Vuelta au printemps, Cipollini n'est pas là. Et son équipe, la Mercatone Uno, subit une hécatombe. Elle a déjà perdu quatre unités. N'a plus vraiment de leader. Alors le Véronais tente à plusieurs reprises de se faire la belle. Entre Rennes et le Futuroscope, il a déjà passé 166 kilomètres devant. En vain. Sur la route de Carpentras, il remet ça. "Mais c'est le hasard, nous jure-t-il. Je n'avais rien prémédité. Il faisait très chaud ce jour-là. La veille, il y avait eu beaucoup d'abandons, une épidémie de gastro, le peloton était très fatigué. On était presque au kilomètre 50, ça avait roulé à bloc. Je viens à la voiture prendre les bidons pour le ravito et mon directeur sportif me dit 'Cassani a attaqué, il faut aller le chercher'". C'est le début de son improbable épopée.
"J'ai mis 15 bornes à revenir, se souvient l'Italien. Quand j'arrive devant, je décide de ne pas me relever. Je ne voulais pas avoir roulé pour rien". Alors le voilà parti. Seul, car Cassani, lui, a coupé son effort. Le peloton aussi. Et pas qu'un peu. "J'ai pris une minute, puis deux...Tout le monde avait soif. Moi aussi d'ailleurs", rigole-t-il. Lorsqu'il arrive au pied du Ventoux, son avance culmine à 23 minutes et 45 secondes. Personne ne l'a pris au sérieux. Pourquoi, d'ailleurs, prendre au sérieux un type de 31 ans, sans le moindre palmarès, à l'allure de mammouth dès que la pente franchit le cap des 5% ?

Comme un acteur sur une grande scène

Eros, lui, commence à faire ses calculs. "Je me dis, bon, si j'arrive au sommet avec quatre minutes d'avance, je peux gagner, car il restait 40 kilomètres pour aller à Carpentras, sur un profil qui me convenait."
Mais évidemment, avant cela, il faut se farcir le Mont chauve. Il n'est une partie de plaisir pour personne, mais encore moins pour un coureur de 194 centimètres et 87 kilos. Un pur rouleur. Dans les grands cols, le Signore Poli est habitué à un autre rôle. Il est le taulier du gruppetto. Un vrai général, écouté, respecté. Il guide, rassure, encourage, tance au besoin. C'est lui qui organise, dicte le tempo. "Suis Poli, tu rentreras dans les délais" est alors la devise commune des besogneux du peloton, ceux dont la souffrance augmente en même temps que l'altitude.
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La grande carcasse d'Eros Poli dans la descente du Ventoux

Crédit: Getty Images

Cette fois, dans le Ventoux, il est seul, Eros. Il n'y a rien d'autre à organiser que sa propre souffrance, dont il doit devenir le maître et non l'esclave. Il y a quelque chose de fascinant dans la rencontre de ces deux gabarits hors normes. Le Ventoux, gigantesque caillou du Vaucluse qui ne ressemble à aucune autre ascension. Et cet Italien au profil de colosse.
Le public est interloqué de voir ce client-là seul aux avant-postes. Son coup de pédale est d'une incomparable lourdeur, mais Eros Poli sait que son avance l'autorise à doser son effort. Il peut perdre une minute au kilomètre. Dans la partie finale de la montée, Marco Pantani attaque. Mais dans l'ensemble, le groupe maillot jaune, synonyme à l'époque de groupe Miguel Indurain, reste sage.
La chaleur accable tout le monde et la perspective de l'Alpe d'Huez, dès le lendemain, calme les rares ardeurs. Les lacets de l'Alpe, il s'en fout comme de son premier cale-pied, Eros. Il sait qu'il y retrouvera son képi de chef des anonymes. Là, c'est un autre rôle qu'il joue : "Pour la première fois dans ma vie, j'étais comme un acteur sur une grande scène. Tout ce public qui me portait, c'était un moment unique, surtout dans le dernier kilomètre. Avant ça, dans la forêt, ça avait été terrible, j'avais eu tant de mal à respirer."
Que ce soit sur du plat ou au Ventoux, je m'en foutais
Au sommet, lorsqu'il bascule enfin, il compte encore 4'40" d'avance sur Pantani. Carpentras a beau être loin et le vent de face, il sait que le plus dur est derrière lui. Il vient de dompter le terrain le plus hostile qui soit. "Quand mon directeur sportif m'a donné les écarts, c'était magique", dit-il. Une grosse demi-heure plus tard, il peut prendre le temps de savourer. Sur la ligne d'arrivée, acclamé et emporté par la foule, Eros Poli signe sa victoire d'une révérence : "C'était une façon de remercier le public."
Il sait pertinemment qu'il vient de vivre LE moment de sa carrière. Mais sans mesurer pour autant l'exacte portée de son exploit. "Je ne percevais pas vraiment tout ce côté mystique autour du Ventoux, nous glisse-t-il. Le lendemain matin, au départ, tout le monde est venu me voir en me disant 'Eros, c'est génial ce que tu as fait, tu as gagné l'étape du Ventoux !' Mais pour moi, j'avais gagné une étape du Tour, c'était ça qui comptait. Que ce soit sur du plat ou au Ventoux, je m'en foutais !"
Il lui faudra du temps pour comprendre. Et une cérémonie, organisée deux ans plus tard en présence de tous les vainqueurs de l'étape du Ventoux sur le Tour. Dont lui. ", reprend l'Italien, je me suis retrouvé avec Eddy Merckx, Bernard Thévenet, Charly Gaul, Bernard Hinault. Putain, moi, Eros, j'étais avec ces mecs-là, des légendes. Ce n'est pas possible, ça devait être un gag." Les incessantes demandes d'interviews, pour raconter encore et encore sa drôle d'odyssée, finiront de le convaincre de l'aspect spécial de cet accomplissement.
Seul regret, sa victoire brouillera peu à peu sa relation avec Mario Cipollini, peut-être contrarié de voir son serviteur préféré sortir de son rôle. Leurs chemins se sépareront 15 mois plus tard. Poli, qui lui avait toujours été si loyal et fidèle, en gardera une certaine amertume en découvrant que les valeurs de l'homme n'égalaient pas tout à fait les jambes du champion. Il s'en était ouvert dans la Gazzetta dello Sport à l'époque : "A l'heure de signer son nouveau contrat, il m'a oublié, n'a rien fait pour que l'équipe me garde. Je l'admire et je le respecte, mais il n'est pas un exemple à suivre dans la vie."
Je n'ai pas gagné beaucoup dans ma vie, mais quand même, ce n'est pas mal
Mais rien ni personne ne pourra lui ôter cette victoire d'autant plus improbable qu'elle est une des deux seules de sa carrière professionnelle sur route. Eros Poli l'a vécue comme "une récompense". C'est là qu'il nous faut à nouveau convoquer Antoine Blondin. Dans la chronique évoquée plus haut, l'écrivain-chroniqueur saluait la victoire d'étape de Christian Raymond, équipier-modèle par excellence. Les mots employés par Blondin auraient pu s'appliquer presque à l'identique à Eros Poli, 24 années plus tard.
"Il y a une chose qui peut faire passer un homme de la conscience de classe à la conscience de sa classe : c'est la révélation soudaine qu'on a 27 ans, qu'on est beau, qu'on se sent bien et que le cadre se prête à la célébration de ce que nous appellerons 'l'occulte de la personnalité'."
Eros, lui, n'échangerait pour rien au monde la maigreur de son palmarès contre une autre carrière. Il estime avoir eu son quota de gloire. "Le cyclisme m'a appris l'humilité, le respect, la générosité. Vous savez, il y a beaucoup de très grands domestiques qui n'ont jamais rien gagné, rappelle-t-il. Moi, j'ai eu la chance de remporter un titre olympique, un titre mondial et la plus belle étape du Tour de France. Je n'ai pas gagné beaucoup dans ma vie, et je n'ai pas gagné le Tour, ce n'était pas possible, mais quand même, ce n'est pas mal !"
A jamais associé au Ventoux et à cette victoire, le Véronais ne s'en estime pas pour autant prisonnier. Depuis, il l'escalade environ une fois par an. En 2014, pour fêter les 20 ans de son succès, il y était retourné avec une poignée d'amis, dont Flavio Vanzella, le pote du titre mondial 1987. Curieusement, Vanzella, dans ce même Tour 1994, avait lui aussi connu sa part de gloire en portant deux jours le maillot jaune. En 2019, Eros a remis ça pour célébrer son quart de siècle. Le Ventoux est devenu une part de lui.
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La victoire d'Eros Poli au ventoux : l'image de sa vie.

Crédit: Getty Images

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