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La détresse, l'autre visage de la grandeur du Tour

Laurent Vergne

Mis à jour 26/07/2020 à 15:02 GMT+2

Il y a un an, le 26 juillet 2019, le Tour de France vivait une journée de légende, sur le fond comme sur la forme. La fin du rêve de Julian Alaphilippe, la prise de pouvoir d'Egan Bernal, un orage dantesque mais aussi et surtout le terrible abandon dans les larmes de Thibaut Pinot. Une détresse pénible à vivre, pour lui comme pour nous. Mais ces moments-là contribuent à la grandeur du cyclisme.

Thibaut Pinot muss die Tour de France beenden

Crédit: Getty Images

Seul le recul du temps permettra de conférer au Tour de France 2019 sa juste place dans la légende de l'épreuve. Il paraît raisonnable de penser qu'elle ne sera pas négligeable. On peut même avancer avec davantage de sérénité encore que sa 19e étape, elle, demeurera comme une des plus extraordinaires, terme à envisager aussi bien au pied de la lettre que dans son acceptation la plus philosophique.
C'était il y a tout juste un an, le 26 juillet 2019, et ces douze mois ont plutôt conforté l'impression ressentie à chaud, au cœur de la lessiveuse émotionnelle de cette journée vraiment pas comme les autres. La prise de pouvoir d'Egan Bernal, qui allait déboucher sur le sacre du jeune Colombien deux jours plus tard, a peut-être fait entrer le Tour dans une nouvelle ère. Quand bien même elle devrait rester sans suite, ce qui apparaît moins probable que le contraire, la victoire de Bernal ne manque pas d'envergure historique, de par son âge (plus jeune lauréat depuis 1909) et son origine (premier succès d'un coureur du continent sud-américain).
Ce jour-là, Julian Alaphilippe, en jaune depuis deux grosses semaines, passait logiquement la main. La fin d'un rêve, le début d'un règne. Mais plus que le fond, c'est la forme qui a scellé la dimension épique de ce passage de témoin, avec la neutralisation de l'étape puis son arrêt définitif au pied de la descente de l'Iseran. Moment un brin surréaliste, comme si les éléments avaient décidé de se déchaîner pour prendre leur part du mythe. Or le Tour, avant d'être une compétition, est une multitude d'épopées personnelles forgeant sa puissance collective. En la matière, le 26 juillet 2019 a plus que rempli son contrat.
Avant même d'avoir commencé, cette bataille avait perdu l'un de ses principaux protagonistes. Peut-être même le plus important. Dans notre podcast "Qui c'est le plus fort ?", consacré aux plus grands Tours de France de l'histoire, nous évoquions récemment les éditions 1964, 1989 et 2019. Elles possèdent deux points communs. D'abord, ce sont objectivement des Tours passionnants, alliant spectacle, suspense et une dramaturgie très au-dessus de la moyenne. Mais elles partagent aussi le fait que son plus grand personnage n'en soit pas forcément le vainqueur. A minima, il a partagé ce rôle. Raymond Poulidor est indissociable de Jacques Anquetil pour 64 et Laurent Fignon, même battu pour huit secondes, a contribué au moins autant si ce n'est davantage que LeMond à l'épaisseur de l'édition 89.
2019 entre dans la même lignée et pousse même le bouchon plus loin, en flanquant au triomphateur final deux héros collatéraux : Julian Alaphilippe et Thibaut Pinot. Egan Bernal en restera à jamais le vainqueur, c'est là tout ce qui importe pour lui. Il se fout du reste et il a bien raison. Mais parce qu'il est longtemps resté en embuscade avant de jaillir pour de bon à 48 heures de l'arrivée, le Colombien a roulé dans l'ombre des deux Français. Même s'il n'a terminé "que" 5e à Paris, Alaphilippe, avec ses deux victoires et surtout ses 14 journées en jaune, n'a pas vraiment eu l'allure d'un second rôle.
Thibaut Pinot, lui, n'a pas porté le maillot jaune. Il ne pointait même qu'au 5e rang avant cette fameuse 19e étape. Pourtant, il semblait en mesure de rafler la mise. Parce qu'il n'était qu'à 20 secondes de Bernal. Parce qu'il était apparu comme le plus fort en montagne dans les Pyrénées, avec son impressionnante victoire au Tourmalet. La suite, tout le monde la connaît. Cette blessure musculaire à la cuisse, pépin rarissime chez les cyclistes, et l'abandon sans même pouvoir combattre. Un drame personnel, peut-être la chance d'une vie envolée. On le saura plus tard, cette histoire-là n'ayant pas fini de s'écrire.
Frustrations, joies intenses, espoirs, détresse, Thibaut Pinot a concentré sur sa personne toute la gamme du solfège cycliste en une poignée de jours. Voilà pourquoi, même sans avoir gagné ce Tour, ni même figuré au classement final à une place d'honneur, il en demeurera un inoubliable personnage. Si le théorème "L'Histoire ne retient que les vainqueurs" incarne à jamais la plus grande ineptie sportive de tous les temps, cette affirmation est plus ridicule encore dans le cadre du Tour de France, capable comme aucun autre évènement de magnifier certains échecs, certaines défaites, certaines détresses. Un Tour n'est pas magnifié que par son vainqueur.
Parce qu'il est un incomparable théâtre d'émotions, il est peut-être encore moins indispensable sur le Tour qu'ailleurs de gagner pour ne pas être oublié. Et sur cette scène-là, les grandes tragédies comptent souvent parmi les chefs-d'œuvre. Depuis 117 ans, la Grande Boucle s'est bâtie sur des exploits et des triomphes, mais aussi sur des déchéances et des désillusions. Eugène Christophe et sa fourche, Roger Rivière dans le Perjuret, Pascal Simon et son épaule en vrac... Ceux-là n'ont jamais gagné le Tour mais, parmi d'autres, en ont écrit le roman, fut-il noir. Luis Ocana a contribué à cette légende au moins autant en laissant son maillot jaune sous l'orage de Menté qu'en le ramenant à Paris deux ans plus tard.
Bien sûr, il s'agit là du privilège du regard extérieur. Comme Bernal qui ne songeait qu'à gagner, Pinot se fout probablement comme de son premier boyau de ces accessits émotionnels. S'il en mesure un jour la portée, à défaut de l'apprécier, ce ne sera que beaucoup plus tard. Avec une pointe de cynisme, on pourrait pourtant avancer qu'il a laissé une empreinte plus forte avec cet abandon en pleurant comme un gosse privé de Noël que s'il avait brillamment terminé sur le podium sur les Champs. Le podium final, Pinot l'a déjà connu. Mais dans dix ou vingt ans, son 26 juillet 2019 sautera à l'esprit plus spontanément que sa 3e place en 2014.
La dimension cruelle du cyclisme en général et du Tour en particulier contribue aussi à sa grandeur. Si nous admirons ces champions, c'est pour leurs exploits, leurs accomplissements mais aussi, avant tout, parce qu'ils ne sont pas tout à fait des sportifs comme les autres. Certaines disciplines confrontent au danger ou à la souffrance. Rarement les deux. Le cyclisme marie ces deux dimensions, dans des proportions inédites. N'importe quel coureur se confronte un jour à ses conséquences à travers la chute ou la déchéance physique.
Thibaut Pinot, lui, n'est même pas tombé. Il n'a même pas rendu les armes dans un col, à bout de forces. La banalité de la cause de son abandon tranche avec l'ampleur de la conséquence : la privation d'un rêve à portée de main. Comme pour ajouter de l'injustice à la cruauté. On peut nourrir une forme de fatalisme devant un abandon sur chute, toujours terrible mais dont on sait qu'elle peut s'inscrire dans le scénario à tout moment. Elle fait partie du contrat et doit s'accepter. Mais une blessure musculaire ?
D'où l'empathie naturelle vis-à-vis de ce qu'il a traversé ce jour-là. Pinot, le 26 juillet, c'est vous, c'est moi, face aux aléas de la vie qui vous tombent dessus sans les avoir vus venir. Mais au fond, peu importe sa source, cette détresse-là est consubstantielle au Tour de France. Sans ces drames intimes à la portée universelle, il n'y a plus de cyclisme. C'est l'autre visage de la grandeur du Tour. Marc Madiot l'a assez gueulé, quand Thibaut Pinot gagne au Tourmalet, il est grand. Il est très grand. Mais il l'est aussi quand il descend de son vélo sur la route de Tignes. Là, il rend le Tour plus grand, même à ses dépens.
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Thibaut Pinot qui abandonne lors du Tour de France

Crédit: Getty Images

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