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1976 : le roman du derby de la ikurriña, après quatre décennies de répression franquiste

François-Miguel Boudet

Mis à jour 03/04/2021 à 12:42 GMT+2

Le 5 décembre 1976, à l’occasion de l"'Euskal Derbia" entre la Real Sociedad et l’Athletic, les capitaines des deux équipes sont entrés sur la pelouse avec la ikurriña, le drapeau basque interdit par les autorités malgré la période de transition vers la démocratie. Une histoire digne d’un film, symbole de la revendication d’une identité réprimée par le franquisme.

Le drapeau basque, la "ikurriña".

Crédit: AFP

C'est un scenario à la Álex de la Iglesia plus qu'à la Pedro Almodóvar. Digne d'un braquage sans arme, ni arme ni violence. "De película". 5 décembre 1976, jour d'Euskal Derbia entre la Real Sociedad et l’Athletic. Devant les 17 000 spectateurs agglutinés dans les gradins du stade d'Atotxa, Inaxio Kortebarria et José Ángel Iribar entrent sur la pelouse en portant la ikurriña, le drapeau basque pourtant encore interdit.
Un acte courageux d'une rare puissance car cela fait à peine plus d'un an que le général Franco est mort au terme d'une agonie pathétique, prolongée artificiellement pour organiser le pouvoir après sa disparition. Pendant 40 ans, du déclenchement du coup d'État qui a conduit à la Guerre Civile en juillet 1936 au "Franco ha muerto" du 20 novembre 1975, la communauté internationale a fermé les yeux sur la dictature fasciste et ses exactions qui laissent encore aujourd"hui une plaie béante au sein de la population espagnole.

Une identité réprimée, une transition à accélérer

Pour comprendre l'importance de cet Euskal Derbia dans l'imaginaire collectif au Pays basque, il faut remonter le temps. Initiateur du "coup", José Antonio de la Hoz Uranga resitue le contexte de l’époque : "Toutes les classes sociales revendiquaient leur appartenance au peuple basque. Quelques mois auparavant, Manuel Fraga Iribarne (ministre de l'Intérieur et vice-président du gouvernement de l'époque, NDLR) avait déclaré que pour hisser la ikurriña, il faudrait d'abord passer sur son cadavre".
Plus qu'ailleurs, la province a revendiqué son identité et ses droits depuis la première guerre carliste (1833-1839). Son histoire est particulièrement complexe. Alors que l'Espagne n'a pas entamé sa mutation économique, l'industrie basque s'est particulièrement développée sous le franquisme et encore aujourd'hui, les mines de fer de Biscaye produisent 10% de la production mondiale sidérurgique et la province tout entière fait partie des 10 régions les plus industrialisées au monde.
Dans son livre La question basque, paru en 2000, Jean-Marie Izquierdo résume la situation : "Le franquisme réprima inexorablement toute dissidence politique et culturelle. Les particularismes identitaires basques comme le nationalisme furent combattus (…) Tout signe de différenciation était assimilé à un acte de séparatisme. Malgré des retards économiques et sociaux qui frappèrent l’ensemble de l’Espagne durant la dictature, le développement spécifique du Pays basque transforma la réalité d'Euskadi. L'immigration de populations extérieures perturba les présupposés du nationalisme tradition de type aranien (1). Dans ce contexte, le combat nationaliste prit un sens nouveau : celui d'une résistance identitaire puis politique face à un régime sans concession".
Le franquisme a provoqué l'apparition d'une lutte clandestine active menée notamment par l'ETA (Euskadi Ta Askatasuna, pour Pays basque Et Liberté) à partir de 1959 avant de basculer dans la lutte armée aveugle et destructrice dès 1968. Le procès de Burgos, les exécutions des militants Txiki et Otaegi, les dernières du régime, en plus d'une répression de plusieurs décennies, plongent petit à petit la région dans l'affrontement.
L'attentat spectaculaire en plein Madrid contre Luis Carrero Blanco, président du gouvernement du Caudillo, perpétré par l'ETA le 20 décembre 1973, a exacerbé les tensions. Dans cette période de transition, alors que tous les drapeaux régionaux ont été autorisés, seul celui créé en 1894 par les frères Luis et Sabino Arana est encore interdit.
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Le Général Franco, à droite, et Luis Carrero Blanco, en juin 1973.

Crédit: Getty Images

C'est une période charnière de l'histoire contemporaine de l'Espagne qui se joue. Au Pays basque, le mouvement artistique Ez Dok Amairu ("Il n'y a pas de maléfice", phrase issue d'un conte populaire basque) a initié en 1966, dans la lignée de la Nova Canço en Catalogne, un frémissement dans la réappropriation de la culture et la langue euskara alors que les particularismes sont interdits et sévèrement réprimés.
"Dans ma famille, à la ferme, nous parlions euskera mais son utilisation était persécutée, raconte José Ángel Iribar, légende absolue du football basque. Au collège La Salle de Bilbao (établissement tenu par les écoles chrétiennes mais qui dispensait une éducation laïque), un frère nous apprenait des chants populaires, rien de politique. Mais il a été contraint de partir. Ça se passait comme ça à cette époque".
Malgré la période de transition, la situation reste instable. "C'était toujours le franquisme à ce moment-là, estime Salva Iriarte, milieu de terrain à la Real Sociedad. Il y avait des indices qui montraient qu'on basculait vers plus de liberté et de démocratie mais ce n'était pas encore très flagrant".

Digne d'un polar

Dans le vestiaire de la Real Sociedad, germe l’idée de faire entrer les 22 joueurs de l’Euskal Derbia avec une ikurriña. "Nous considérions que nous pouvions apporter quelque chose", relate Josean Uranga. Encore faut-il en trouver une d'ikurriña. Celui qui est surnommé Trotski par ses coéquipiers prend l'initiative : "Aujourd'hui, on peut en acheter partout mais en 1976, on ne pouvait s'en procurer que clandestinement. Ma sœur travaillait dans un atelier de couture dans mon village, je lui ai demandé qu'elle la confectionne".
Le risque est déjà important mais le plus dur commence : il faut amener la ikurriña au stade sans se faire attraper. "Je n’étais pas convoqué pour disputer la rencontre alors je suis allé à Atotxa (le stade de la Real de 1913 à 1993) en voiture, décrit Uranga. La police avait l'habitude de contrôler et de fouiller. J’avais donc anticipé. C’était une Fiat 128 sport bleue et à l’arrière, il y avait un espace pour caler la roue de secours mais c’était difficile d’accès. Alors j'ai caché la ikurriña dans la trappe. Bien m'en a pris : je me suis fait arrêter mais la police n'a rien trouvé".
Arrivé à Atotxa, la mission est loin d'être achevée. Pour éviter de se faire pincer après une nouvelle fouille à l'entrée, Uranga doit faire passer le drapeau honni dans l’enceinte. Mis dans la confidence, Iriarte rembobine : "Josean est arrivé très en avance et il m’a passé le paquet par une fenêtre qui donnait sur le vestiaire depuis l’extérieur".
Reste à convaincre les joueurs de l'Athletic qui ne sont encore au courant de rien. "Une heure avant le match, Kortabarria et Luciano Murillo nous ont fait part de cette éventualité, se souvient Iribar, gardien emblématique des Leones. En tant que capitaine, je ne pouvais prendre cette décision seul. J’ai parlé à mes coéquipiers et tous -j’insiste bien- ont donné leur accord. C’était le moment ou jamais".
L'initiative validée, l'objectif est dès lors de faire arriver la ikurriña sur le terrain. "Ce n'était pas gagné d'avance, sourit Iribar. Nous avons décidé que les équipes entreraient ensemble sur la pelouse, qu'Uranga nous donnerait le drapeau à la sortie du tunnel et que nous irions au centre du terrain en le portant".
Le parcours du combattant continue pour les joueurs de la Real. "Du tunnel au terrain, des officiers de partout. Il y en avait un tous les dix mètres autour de la pelouse", se remémore Iriarte. Remplaçant ce jour-là, il en profite pour jouer un nouveau tour de passe-passe. Uranga passe sans encombre et s’installe au premier rang derrière le banc :
"Le tunnel d'Atotxa était très étroit. Il y avait la guardia civil, dedans et dehors. Le problème était donc de transporter le drapeau sans se le faire intercepter. Iriarte l'a caché dans un sac qu'utilisaient les masseurs avec les bouteilles d’eau et une éponge par-dessus. Moi, je me suis mis au premier rang derrière le banc. Il y avait une barrière d'un mètre et le terrain commençait juste derrière, à tel point que les spectateurs pouvaient toucher les joueurs. Quand les deux équipes sont sorties, j'ai sauté sur la pelouse, j'ai pris le sac et j’ai donné la ikurriña à Kortabarria et Iribar".

Point d'inflexion

L’Histoire est en marche. "Nous étions conscients des conséquences car c'était illégal. Mais nous étions certains que c’était le moment opportun", estime Iribar. El Txopo (le peuplier) avait pu constater l’ampleur de la censure lors de la petite coupe de football disputée par l’Athletic en 1967 au Venezuela : "La diaspora basque nous avait accueillis à l’aéroport avec des ikurriñas. Or, des policiers étaient avec nous pour cette expédition et ils ont fait en sorte que les drapeaux disparaissent".
Près d'une décennie plus tard, ce symbole d'union était exhibé publiquement sur le territoire basque. L’émotion a submergé les gradins d’un Atotxa bondé. "C'est un des moments les plus émouvants de nos vies, considère Uranga, 45 ans après cet instant qui a constitué un véritable point d’inflexion. Les spectateurs ont pleuré, crié, scandé. C’était la réaction de personnes qui, pour certaines, subissaient la répression depuis près de 40 ans".
Pris de cours, la guardia civil hésite à intervenir mais se ravise finalement. Iriate : "Des officiers ont essayé de nous la retirer mais un responsable qui a réfléchi plus que les autres leur a ordonné de rester immobiles. Sinon, ça aurait vraiment pu dégénérer". Uranga poursuit : "Le plus gradé en a référé au gouverneur de San-Sebastián qui a décidé de laisser faire". Iribar abonde : "Il n'y a pas eu de représailles : Gaztelu a reçu sa médaille commémorative pour son 100e match avec la Real, nous avons disputé le match et nous sommes rentrés à Bilbao sans problème. Le lendemain, tout le monde ne parlait que de ça et le match a été relayé au second plan". Paradoxalement, l'un des meilleurs souvenirs de la carrière du Txopo fut une défaite 5-0 !
Ce derby de 1976 a eu des conséquences immédiates dans la société basque. Chaque année, la Danborrada célèbre Saint Sébastien et les festivités commence le 19 janvier à minuit. C’est un temps fort de la vie donostiarra. "Dès l’édition 1977, soit un mois et demi après le match, la ikurriña a été hissée sur la place de la Constitution, explique Uranga. Si elle n’était toujours pas légalisée, elle était désormais utilisée de facto. Dès lors, il n’y a plus eu la répression que l’on avait pu connaître jusque-là".
Pour Iribar, qui a par la suite co-écrit un dictionnaire dédié au sport en castillan-euskera-français, "il y avait une faim de liberté après 40 années de dictature. Parfois, la société a besoin d’un geste de la sorte. Ce que nous avons fait a été très bien perçu et cela a contribué à légaliser la ikurriña". En 1979, le statut d’autonomie dit de Guernica a désigné la ikurriña comme drapeau officiel de l'Euskadi et personne n'a eu besoin de passer sur le cadavre de Manuel Fraga Iribarne. "Nous avons essayé d’accélérer le processus et nous voulions apporter notre pierre à l’édifice pour encourager ce besoin de liberté. C'était notre engagement sociétal", estime Iriarte.
De très nombreuses choses se sont produites dans la région depuis que Kortabarria et Iribar sont apparus sur la pelouse d'Atotxa avec la ikurriña. Les temps ont changé mais le sentiment d'appartenance reste plus que jamais prégnant dans la région au moment où, près de 45 ans plus tard, un autre Euskal Derbia s'apprête à entrer à son tour dans l'histoire du football basque.
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Entre la Real Sociedad et l'Athletic Bilbao, samedi soir, la passion sera à son apogée pour la finale de la Copa del Rey.

Crédit: Getty Images

(1) Sabino Arana a créé en 1895 Euzko Alderdi Jeltzalea qui peut être traduit par 'Parti basque des partisans du JEL', JEL signifiant Jaungoikoa Eta Lege zaharrak 'Dieu et les Lois anciennes'. Le parti est actuellement la première force politique au Parlement autonome basque.
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