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Coupe du monde 2018 - Victoire sportive ou défaite morale pour la France ?
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Publié 27/07/2018 à 17:29 GMT+2
COUPE DU MONDE - Le calme revenu, il est temps de dresser un premier bilan douloureux : la France a remporté son deuxième Mondial dans l’indifférence générale. On aurait dû s’en douter : si les grands tournois ont été inventés, c’est aussi pour nous offrir le droit d’en oublier le contenu.
Didier Deschamps - Coupe du monde 2018
Crédit: Getty Images
"À 3-1, on ne perdait pas, on avait la fortune et on ne la lâchait pas", c’est ce que Claudio Gentile, rugueux défenseur italien champion du monde 1982 avait diagnostiqué pour expliquer ce qu’il s’était passé dans la nuit de Séville, ténèbres sacrificiels du football français. Depuis ce France-RFA, les mêmes questions se transmettent de génération en génération : qu’aurions-nous fait à leur place ? Aurions-nous refusé l’offensive, aurions-nous jeté la clé du coffre-fort et joué la montre en attendant que le match expire de lui-même ? En 1982, nous n’avions pas reculé en dépit de l’enjeu, nous n’avions rien refusé en dépit des recommandations italiennes.
Alors les Allemands s’étaient engouffrés dans le milieu en losange français et dévoré les chimères qui nous charmaient encore. C’est au lendemain de cette défaite tactique et sportive que fut inventé un concept original qui séduira la totalité du sport français au moment d’expliquer l’inexplicable, de comprendre l’incompréhensible. Une défaite sportive pouvait être aussi une victoire morale. Le concept fut énoncé par Albert Batteux dans L’Equipe du 10-11 juillet 1982 : "je dirais simplement que [l’équipe de France] a connu une défaite victorieuse. Qu’elle a perdu sa demi-finale, mais qu’elle a gagné beaucoup de choses."
Avoir souffert ensemble
Une "défaite victorieuse" est une défaite sur le plan du jeu mais une victoire sur celui de la morale. La défaite de Séville, fructueuse en récits et obsessions, sera depuis lors l’occasion d’une profusion ininterrompue depuis 30 ans d’écrits, de chroniques, de langage, de souvenirs et de témoignages opportuns. Plus on perdait Séville sur le plan du jeu, plus on le gagnait sur le plan de la morale. Depuis Séville, la victoire n’était plus une affaire de simples circonstances sportives mais également, et surtout, de grandeur morale. Conséquence logique : dès lors au nom de la France et devant l’histoire, mieux valait désormais être victime d’une injustice que coupable d’en commettre une nouvelle. Comprendre : mieux valait être Battiston que Schumacher.
Ernest Renan, philosophe officiel de notre République, nous avait averti dès 1882. Le ciment de la nation c’est la défaite, pas la victoire : "'avoir souffert ensemble' ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun." C’est parce qu’une défaite bien chantée sera toujours supérieure à une victoire mal remportée que les déroutes et les désespoirs ponctuels construisent le grand récit de notre destin sportif national. Conclusion : plutôt France-Bulgarie 93 que France-Brésil 98. Du coup, nouveau problème. Aujourd'hui, à qui doit aller notre préférence : à Saint-Denis 2016 (finale de l’Euro perdue à domicile) ou à Moscou 2018 (victoire en coupe du monde) ?
Champions du monde dans le silence
Deux semaines après la finale et devant le silence poli des chroniques étrangères, l’observation mène à un drôle de constat : l’équipe de France, en respectant un principe d’économie de moyens tactiques en dépit de l’infinité relative et absolue de ses ressources (et de l’ingéniosité de ses meilleurs chroniqueurs bien décidés à conceptualiser l’inconceptualisable) a remporté un titre mondial sans susciter le moindre enthousiasme - hormis en France bien sûr.
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De retour en France, les Bleus ont été acclamés à leur descente d'avion
Video credit: Perform
Si les amateurs ont apprécié les arabesques de Pogba et la pointe de vitesse de Mbappé, ils ont préféré l’intelligence de jeu de Modric, l’ingéniosité de De Bruyne, l’élégance de Kroos. L’équipe de France a gagné mais n’a conquis personne et, ce qui est peut-être pire, plutôt qu’une légitime admiration, a semé la frustration autour d’elle. Ajoutons que si ce n’est pour les plaisanteries douteuses de Trevor Noah quant aux origines "africaines" de nos joueurs, le monde aurait déjà oublié que la France était une nouvelle fois championne du monde de football.
Une affaire de couleurs
Conséquence, cette victoire paradoxale a conduit les débats sur le jeu de la sélection de Deschamps à deux mortifères impasses. D’abord la question des origines ethniques des joueurs, comme si l’on pouvait réduire un succès sportif à des motifs ethniques ou raciaux. Ensuite, l’esthétique comme si le problème était de savoir si l’éthique de jeu se résumait à une pure question d’agrément ("jouer moche" ou pas) c’est-à-dire de goût et de couleurs. Le propos n’est pas ici de revenir sur ces deux polémiques vaines et non-pertinentes pour le sujet qui nous importe (si ce n’est pour souligner que dans les deux cas il s’agit bien d’un problème de "couleurs") mais de mettre en évidence combien une équivoque sur les principes défendus mène irrémédiablement à un quiproquo sur l’interprétation du succès.
C’est le propre de l’idéologie sommaire de la gagne à tout prix. Si plus rien ne compte, si le chemin parcouru n’a que peu d’importance à l’égard de la destination, si seule importe l’efficacité des moyens employés sans aucun égard pour le sens de l’action que l’on est en train de mener, alors abandonnons tout sport collectif, renonçons au spectacle, devenons des machines dociles et contentons-nous de contempler les couleurs des vainqueurs et des tableaux d’affichage. Projet pour le Mondial 2022 : ne plus perdre de temps et ne regarder que la finale.
Bienvenue à Ellives
La question que pose Moscou 2018 n’est pas une lubie d’esthète en mal de "philosophie personnelle". Non la question posée est d’abord éthique : que défend-on quand on défend le maillot français ? En d’autres termes, comment faire pour qu’une victoire sportive ne se transforme pas en une gigantesque fable morale dirigée à notre encontre ? Comment réconcilier la victoire sportive et le triomphe moral ? N’est-il pas l’heure de définir une éthique de jeu qui défendrait autre chose que son propre intérêt à court terme ?
En attendant d’y répondre, le constat, s’il est honnête, doit admettre un fait désormais historique : en dépit d’un effectif brillant et d’un héritage riche en diversité tactique et intellectuelle, la France de 2018 est devenue l’Allemagne de 1982 et 1990, l’Italie de 1982 et 2006 : quatre des équipes les plus détestées de l’histoire des palmarès. Ouvrons les yeux : Moscou 2018 n’est pas France 98 (un Mondial à domicile après deux éliminations successives). Non, Moscou 2018 c’est Séville 82, mais à l’envers.
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